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01/08/2016

27 juillet 1982 : L’homosexualité n’est plus un délit en France (c'était hier)

 

Sur une proposition de ministre de la Justice, Robert Badinter, l’Assemblée Nationale vote la dépénalisation de l’homosexualité en France (D’après une proposition du candidat à la présidentielle François Mitterrand).

L’homosexualité sera retirée de la liste des maladies mentales de l’OMS. (Organisation Mondiale de la Santé) neuf ans plus tard (1991).

 

Lesbian & Gay Pride (144) - 28Jun08, Paris (France)

[Lesbian & Gay Pride – Paris, juin 2008]

 


Source : Que s’est-il passé aujourd’hui ?

http://www.1-jour.fr/

 

 

 

 

 

 

29/07/2016

Les crânes oubliés de la conquête de l’Algérie Abonnés

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LE TERRORISME A UNE HISTOIRE [REPORTAGE RADIO 40’41]

 

Le

 

« … Un plein baril d’oreilles… Les oreilles indigènes valurent longtemps dix francs la paire et leurs femmes, demeurèrent comme eux d’ailleurs, un gibier parfait… »  [1]

C’est en ces termes choisis qu’un général français racontait les exploits de ses troupes pendant la guerre de conquête de l’Algérie.

 

« … Tout ce qui vivait fut voué à la mort… On ne fit aucune distinction d’âge, ni de sexe… En revenant de cette funeste expédition plusieurs de nos cavaliers portaient des têtes au bout de leurs lances… »

REPORTAGE : Les crânes oubliés de la conquête d’Algérie (EXTRAIT)

 

Vous êtes sans doute déjà allé visiter le musée de l’Homme, place du Trocadéro à Paris… Mais les souterrains, avez-vous déjà pensé aux souterrains ? Dans les caves du musée de l’Homme, il y a des crânes, des murs de crânes !

18 000 crânes entreposés les uns à côté des autres, conservés, classés, répertoriés. Sur les étiquettes, on lit :

« Bou Amar Ben Kedida, crâne n°5 943. Boubaghla, crâne n°5 940. Mokhtar Al Titraoui, crâne n°5 944. Cheikh Bouziane, crâne n°5 941. Si Moussa Al Darkaoui, crâne n°5 942. Aïssa Al Hamadi, lieutenant de Boubaghla, tête momifiée n°5 939… »

Ils sont trente-sept Algériens au total.

Les crânes de ces Algériens décapités pendant la conquête coloniale furent longtemps exhibés comme des trophées de guerre. Ils témoignent de la résistance tenace opposée, dès 1830, à la colonisation. Comme à Zaatcha, une oasis du sud-est algérien, théâtre, en 1849, d’un massacre colonial d’une rare barbarie…

Remisés dans les collections du Muséum national d’Histoire naturelle, jamais réclamés par l’Algérie, ces restes mortuaires sont tombés dans l’oubli. L’historien et anthropologue Ali Belkadi en a retrouvé la trace en 2011 et depuis, une pétition réclame leur retour au pays natal… Retour sur une histoire peu transmise et mal connue…

« Et je dis que de la colonisation à la civilisation, la distance est infinie ; que, de toutes les expéditions coloniales accumulées, de tous les statuts coloniaux élaborés, de toutes les circulaires ministérielles expédiées, on ne saurait réussir à extirper une seule valeur humaine. » Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme

Les différentes séquences du reportage :


Programmation musicale :
- Souad Massi : Raoui
- Serge Reggiani : Le Zouave Du Pont De L’Alma
- Gesky : Abd El-Kader
- Tramel : Qu’est-ce que t’attends pour aller aux colonies ?

Marie GALL attend vos messages sur le répondeur de Là-bas si j’y suis au 01 85 08 37 37.

reportage : Anaëlle VERZAUX et Rosa MOUSSAOUI
réalisation : Sylvain RICHARD

(


En savoir plus :

« Les crânes de résistants algériens » n’ont rien à faire au Musée de l’homme

LE MONDE | 09.07.2016 à 13h30 | Par collectif

En mai 2011, l’archéologue et historien algérien Ali Farid Belkadi lançait une pétition « pour le rapatriement des restes mortuaires algériens conservés dans les musées français », en particulier les crânes de résistants algériens tués par le corps expéditionnaire français dans les années 1840 et 1850, qu’il venait de retrouver dans les réserves du Musée de l’homme à Paris.
Alors que cet appel était lancé un an après le vote, par le Parlement français, d’une loi exigeant la « restitution [à la Nouvelle-Zélande] de toutes les têtes maories détenues en France », il n’a eu malheureusement que très peu d’écho. En mai dernier, l’universitaire et écrivain algérien Brahim Senouci a lancé un nouvel appel pour que soient restituées les « têtes des résistants algériens détenues par le Musée de l’homme », afin que leur pays les honore, avec cette fois un écho nettement plus large.
Il nous a paru important de le relayer en rappelant la raison de la présence dans un musée parisien de ces restes mortuaires, à partir de l’histoire de l’un d’entre eux : le crâne du cheikh Bouziane, chef de la révolte de Zaâtcha en 1849, écrasée par une terrible répression, emblématique de la violence coloniale.

Un siège de quatre mois
En 1847, après la reddition d’Abd-el- Kader, les militaires français croient que c’en est fini des combats en Algérie après plus de dix ans d’une guerre de conquête d’une sauvagerie inouïe. Mais, alors que le danger était surtout à l’ouest, il réapparaît à l’est début 1849, dans le Sud-Constantinois, près de Biskra, où le cheikh Bouziane reprend le flambeau de la résistance. Après des affrontements, il se retranche dans l’« oasis » de Zaâtcha, une véritable cité fortifiée où, outre des combattants retranchés, vivent des centaines d’habitants, toutes générations confondues.

« Le cheikh Bouziane reprend le flambeau de la résistance. Après des affrontements, il se retranche dans l’« oasis » de Zaâtcha, une véritable cité fortifiée où, outre des combattants retranchés, vivent des centaines d’habitants, toutes générations confondues ».
Le 17 juillet 1849, les troupes françaises envoyées en hâte entament un siège, qui durera quatre mois. Après un premier assaut infructueux, l’état-major prend la mesure de la résistance et envoie une colonne de renfort de plus de 5 000 hommes, commandée par le général Émile Herbillon (1794-1866), commandant de la province de Constantine, suivie d’une autre, des zouaves dirigés par le colonel François Canrobert (1809-1895). Deux officiers supérieurs, plusieurs milliers d’hommes contre une localité du grand sud algérien, deux décennies après la prise d’Alger : la résistance algérienne était d’une ampleur et d’une efficacité exceptionnelles.
Le 26 novembre, les assiégeants, exaspérés par la longueur du siège, voyant beaucoup de leurs camarades mourir (des combats et du choléra), informés du sort que les quelques Français prisonniers avaient subi (tortures, décapitations, émasculations…), s’élancent à l’assaut de la ville. Chaque maison devient un fortin, chaque terrasse un lieu d’embuscade contre les assaillants. Après d’âpres combats, au cours desquels les Français subissent de lourdes pertes, le drapeau tricolore flotte sur le point culminant de l’oasis.
Deux ans plus tard, Charles Bourseul, un « ancien officier de l’armée d’Afrique » ayant participé à l’assaut, publiera son témoignage : « Les maisons, les terrasses sont partout envahies. Des feux de peloton couchent sur le sol tous les groupes d’Arabes que l’on rencontre. Tout ce qui reste debout dans ces groupes tombe immédiatement sous la baïonnette. Ce qui n’est pas atteint par le feu périt par le fer. Pas un seul des défenseurs de Zaâtcha ne cherche son salut dans la fuite, pas un seul n’implore la pitié du vainqueur, tous succombent les armes à la main, en vendant chèrement leur vie, et leurs bras ne cessent de combattre que lorsque la mort les a rendus immobiles. ». Il s’agissait là des combattants.

Destruction méthodique
Or, l’oasis abritait aussi des femmes, des vieillards, des enfants, des adolescents. La destruction de la ville fut totale, méthodique. Les maisons encore debout furent minées, toute la végétation arrachée. Les « indigènes » qui n’étaient pas ensevelis furent passés au fil de la baïonnette.
Dans son livre La Guerre et le gouvernement de l’Algérie, le journaliste Louis de Baudicour racontera en 1853 avoir vu les zouaves « se précipiter avec fureur sur les malheureuses créatures qui n’avaient pu fuir », puis s’acharner : « Ici un soldat amputait, en plaisantant, le sein d’une pauvre femme qui demandait comme une grâce d’être achevée, et expirait quelques instants après dans les souffrances ; là, un autre soldat prenait par les jambes un petit enfant et lui brisait la cervelle contre une muraille ; ailleurs, c’étaient d’autres scènes qu’un être dégradé peut seul comprendre et qu’une bouche honnête ne peut raconter. Des procédés aussi barbares n’étaient pas nécessaires, et il est très fâcheux que nos officiers ne soient pas plus maîtres en expédition de leurs troupes d’élite, qu’un chasseur ne l’est d’une meute de chiens courants quand elle arrive avant lui sur sa proie. »
D’après les estimations les plus basses, il y eut ce jour-là huit cents Algériens massacrés. Tous les habitants tués ? Non. Le général Herbillon se crut obligé de fournir cette précision : « Un aveugle et quelques femmes furent seuls épargnés ». Le pire est que la presse française d’alors reprit ce rapport cynique.

Fusillés puis décapités
Il y eut trois autres « épargnés »… provisoirement. Les Français voulurent capturer vivant – dans le but de faire un exemple – le chef de la résistance, le cheikh Bouziane. Au terme des combats, il fut fait prisonnier. Son fils, âgé de quinze ans, l’accompagna, ainsi que Si-Moussa, présenté comme un marabout. Que faire d’eux ? Ces « sauvages » n’eurent pas droit aux honneurs dus aux combattants.
Le général Herbillon ordonna qu’ils soient fusillés sur place, puis décapités. Leurs têtes, au bout de piques, furent emmenées jusqu’à Biskra et exposées sur la place du marché, afin d’augmenter l’effroi de la population. Un observateur, le docteur Ferdinand Quesnoy, qui accompagnait la colonne, dessina cette macabre mise en scène qu’il publia en 1888 dans un livre, témoignage promis à un certain avenir…
Que devinrent les têtes détachées des corps des combattants algériens ? Qui a eu l’idée de les conserver, pratique alors courante ? Où le furent-elles et dans quelles conditions ? Quand a eu lieu leur sordide transfert en « métropole » ? Cela reste à établir, même si certaines sources indiquent la date de 1874, d’autres la décennie 1880. Il semble certaines d’elles aient été d’abord exposées à la Société d’anthropologie de Paris, puis transférées au Musée de l’homme. Elles y sont encore aujourd’hui.
Soutenir les appels de citoyens algériens à rapatrier ces dépouilles dans leur pays, pour leur donner une sépulture digne comme cela fut fait pour les rebelles maori ou les résistants kanak Ataï et ses compagnons (en 2014), ne revient aucunement pour nous à céder à un quelconque tropisme de « repentance » ou d’une supposée « guerre des mémoires », ce qui n’aurait strictement aucun sens. Il s’agit seulement de contribuer à sortir de l’oubli l’une des pages sombres de l’histoire de France, celles dont l’effacement participe aujourd’hui aux dérives xénophobes qui gangrènent la société française.

Les signataires : Pascal Blanchard historien ; Raphaëlle Branche, historienne ; Christiane Chaulet Achour, universitaire ; Didier Daeninckx, écrivain ; René Gallissot, historien ; François Gèze, éditeur ; Mohammed Harbi, historien ; Aïssa Kadri, sociologue ; Olivier Le Cour Grandmaison, universitaire ; Gilles Manceron, historien ; Gilbert Meynier, historien ; François Nadiras, Ligue des droits de l’homme ; Tramor Quemeneur, historien ; Malika Rahal, historienne ; Alain Ruscio, historien ; Benjamin Stora, historien ; Mohamed Tayeb Achour, universitaire.

 

 

 

24/07/2016

Les Deschiens - le bénévole

 

 

 

04/07/2016

Auteur : un métier difficile ?

 (et alors, si en plus c'est un poète....)

PAR STÉPHANIE ATEN

  

Écrire à longueur de journée, tranquillement installé chez soi, libre de ses horaires, de son rendement, de ses mouvements.

Pas de patron démoralisant ni de collègue envahissant.

On travaille pour soi, à son rythme, selon ses envies, et dans la passion...

Auteur : le métier idéal !...

Détrompez-vous...

Être auteur, c'est aussi passer son temps à travailler gratuitement, sans garantie de retour sur investissement. C'est galérer financièrement, et ne bénéficier d'aucune considération, ni d'un point de vue juridique, ni d'un point de vue social.

Un auteur, même lorsqu'il est scénariste, n'a aucun statut. Il n'a pas droit aux allocations chômage, en revanche, il cotise. Auprès des "Agessa", qui le ponctionnent sur toutes les sommes touchées, même minimes. Il n'a pas de "congés payés", ni d'assurance maladie avantageuse, ni de "13ème mois". L'auteur n'est protégé par aucune convention collective, et doit se soumettre à ce qu'on tolèrera de lui donner en cas de contrat. Et c'est, le plus souvent, maigre... très, maigre.

L'auteur est un être isolé, auquel on demande d'être "professionnel", tout en considérant, dès qu'il s'agit de le payer, qu'il pratique en fait un hobby. Un romancier se doit de "savoir écrire", de maîtriser parfaitement sa langue, de connaître la construction dramatique sur le bout des doigts, et de travailler son talent pour produire des ouvrages dignes de ce nom. Un scénariste se doit d'être à l'aise avec le cahier des charges de l'écriture scénaristique, de travailler vite, de savoir s'adapter, "il s'agit d'un métier", répètent avec sévérité les producteurs.

Par contre, quand il s'agit de le payer... de considérer le travail accompli, de lui donner toute sa valeur, non seulement en termes quantitatifs, mais aussi qualitatifs, là, tout à coup... être auteur devient un "hobby".

"Après tout, il fait ça parce que ça lui plaît, ce n'est pas une profession à proprement parler"...

On me demande souvent pourquoi la création (particulièrement audiovisuelle) est si peu dynamique ou de mauvaise qualité en France.

Je pense que la réponse se trouve dans les phrases précédentes.

Il est psychologiquement et nerveusement extrême, de travailler dans des conditions financières catastrophiques, une reconnaissance quasi-inexistante, une précarité perpétuelle, et un taux d'échecs épuisant.

Car être auteur, c'est aussi accepter de beaucoup travailler sur des écrits, tout en sachant pertinemment que les éditeurs ou les producteurs, 95 fois sur 100, vous diront non, même si votre travail est de qualité. Ce n'est "pas le moment", "pas ce qu'on cherche", "pas la tendance", sont des arguments qu'on vous renvoie en plein visage sans ciller, sans ambages, sans aucune considération pour les semaines de travail fourni en amont, visant à répondre aux demandes d'idées nouvelles et de créativité sans cesse renouvelées.

Quand vous allez voir un architecte pour qu'il vous construise une maison, même si, au final, vous ne tombez pas d'accord sur ses propositions, vous le payez pour le travail fourni.

Lorsqu'un technicien du cinéma travaille sur un tournage, même si le film ne se fait pas pour X raisons, le technicien sera payé.

L'auteur, lui, travaille sans filets, sans garantie, et la plupart du temps, sans être rémunéré.

Être auteur, en France, c'est donc vivre dans le paradoxe.

Notre culture adore la création, l'imagination, les arts. Elle les encense, les vénère, leur reconnaît tous les mérites, et se targue de briller dans le monde entier. Et pourtant, l'auteur n'a pas d'existence tangible. Il n'a pas de factures à payer, pas d'estomac à remplir, et pas de vie à gérer. Il "ne travaille pas", il s'amuse, des heures durant, pour parvenir au résultat final qui vous enthousiasme tant.

Les lecteurs réclament sans cesse de nouveaux livres,

les spectateurs de nouveaux films et programmes télévisés,

toujours et encore, toujours et encore...

Comment pensez-vous que ces œuvres se font pour répondre à vos attentes ?...

Les auteurs travaillent. Beaucoup.

Mais ne sont pas autorisés à vivre de leurs compétences.

Alors oui...

être auteur est un métier difficile.

Mieux vaut être conscient de cet état de fait avant de se lancer à corps perdu dans un métier qu'on fantasme souvent, sans réellement en connaître les tenants et aboutissants.

Être auteur est un sacerdoce, un Everest qu'on gravit en tongs et sans oxygène. Il faut  aimer les défis, et à vrai dire... il ne faut même aimer que cela.

 

Stéphanie Aten

 

Scénariste et romancière "engagée", parce qu'être auteur, c'est alimenter l'inconscient collectif et participer à l'élaboration de la société. Voir la page de l'auteur

 

Source : https://www.skop.io/a/auteur-un-metier-difficile...

 

 

 

 

03/06/2016

Anne A R, photographe - I am with them

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http://www.annea-r.com/#!i-am-with-them/zc6yi

 

 

 

 

31/05/2016

Désolée pour le dérangement

 

 

25/05/2016

Grotte de Bruniquel : c'est définitif, Néandertal n’était pas la moitié d'un idiot

Prise de mesures pour l’étude archéo-magnétique de la grotte de Bruniquel (Tarn-et-Garonne). Ces structures sont composées
d’éléments alignés, juxtaposés et superposés (sur 2, 3 et même 4 rangs). 

Prise de mesures pour l’étude archéo-magnétique de la grotte de Bruniquel (Tarn-et-Garonne). Ces structures sont composées
d’éléments alignés, juxtaposés et superposés (sur 2, 3 et même 4 rangs). 

Photo: Etienne FABRE - SSAC

 
Une équipe franco-belge vient de révéler l'existence d'une structure fabriquée par l'homme 176 500 ans avant notre ère. C'est à dire, bien avant Chauvet ou Lascaux et l'homme moderne.

Avec ses arcades sourcilières proéminentes, son front fuyant et son nez énorme, l’homme de Néandertal n’a franchement pas l’air d’avoir inventé la machine à cambrer la banane. Pendant longtemps, la communauté scientifique a même pris cet être humain petit, trapu et musclé pour un demeuré préhistorique. Délit de sale gueule et jugement trop hâtif. Depuis quelques années, à force de découvertes, les paléontologues redorent le blason de l’homme de Néandertal. Notre cousin maîtrisait le feu, taillait le silex admirablement, utilisait sans doute un langage, enterrait ses morts et … construisait des machins bizarres au fond des grottes !

C'est la nouvelle découverte majeure publiée ce mardi 15 mai 2016 dans la revue Nature. Dans la grotte de Bruniquel (Tarn-et-Garonne), une équipe de chercheurs franco-belge a déniché une étrange structure circulaire constituée de quatre cents morceaux de stalagmites, pesant en tout 2,2 tonnes et âgée de 176 500 ans ! Donc beaucoup plus vieille que la plus ancienne preuve formelle de fréquentation des grottes par des hommes : Chauvet et ses 38 000 ans. De quoi alimenter les débats sur les capacités cognitives de Néandertal !

Bauges d'ours et griffades

L'histoire débute en 1990, quand un jeune spéléologue découvre la fameuse grotte, splendeur souterraine constellée de lac, calcite flottante, draperies translucides, concrétions en tous genres. Les premiers à entrer dans cet espace hors du temps remarquent des ossements de mammifères du pléistocène (rennes, ours, bisons), des bauges d'ours, des griffades... Et puis, à 336 mètres de l'entrée, ils tombent sur un drôle de tas de stalagmites qui semblent former un cercle. Tout autour de la forme circulaire, les spéléologues notent des os calcinés, de la calcite rougie par les flammes : les vestiges de feux. Qui les a allumés ? Quand ? Et cette structure : est-elle naturelle ou bien construite par l'homme ?

En 1995, une première équipe de chercheurs détermine, à partir d'un os brûlé retrouvé sur place et grâce à la technique du carbone 14, que les feux datent de 47 600 ans : cela ne veut rien dire sinon que la limite de datation au carbone 14 a été atteinte. Et puis, curieusement, la grotte est délaissée.

La nature ne dispose pas d'étai

Il faudra attendre une nouvelle campagne de recherche, lancée en 2013, pour aller plus loin, beaucoup plus loin. A l'aide d'un relevé 3D des structures et l'inventaire de la position exacte des stalagmites, l'équipe formée de Dominique Genty, directeur de recherche au CNRS, Jacques Jaubert, professeur de préhistoire à l'Université de Bordeaux et Sophie Verheyden, chercheuse à l'Institut royal des Sciences naturelle de Belgique, prouvent l'origine anthropique de cette drôle de construction qui s'étend sur 29 mètres carré : les stalagmites ont été découpées et déplacées, elles sont agencées et parfaitement calibrées ; certaines structures sont juxtaposées ou superposées sur quatre rangs, on remarque même des étais destinés à caler la construction. La nature ne dispose pas d'étai ! C'est donc l'homme, le constructeur. Quant aux vestiges brûlés, répartis sur dix-huit points de chauffe, selon les chercheurs, ils témoignent de la présence de feux « d'éclairage ».

Que l'homme investisse des grottes, ce n'est pas nouveau, même si c'est déjà très rare. Au début du Paléolithique récent, en Europe, en Asie ou en Océanie, quelques courageux s'aventurent sous la terre, loin de la lumière du jour. La plupart du temps, ils y dessinent ou font des gravures, comme à Chauvet, Lascaux (-22 000 ans), Altamira en Espagne (-18 000 à -15 000 ans). Des structures comme celles de Bruniquel ? On n'en retrouve quasiment jamais. Et c'est toujours l'homme moderne qui signe tout ce qu'on retrouve.

Méthode Uranium-thorium

La formidable découverte, on la doit à la Belge Sophie Verheyden, spécialiste des stalagmites, qui, inspectant la fameuse structure, décide d'en prélever des échantillons très bien placés (au bout des stalagmite arrachées et à la base des embryons de stalagmites qui se sont formées après la construction) pour dater (avec la méthode appelée Uranium-thorium) précisément la construction. Verdict : -176 500 ans ! Ce n'est donc pas homo sapiens qui est dans le coup, mais Néandertal ! Quand Jacques Jaubert, spécialiste des Néandertaliens, apprend la nouvelle, il n'en revient pas : « Avant d'avoir vu les résultats, je n'aurais jamais imaginé que des Néandertaliens étaient capables de s'aventurer si profondément dans une grotte ! »

Forts de cette incroyable découverte, Sophie Verheyden, Jacques Jaubert et Dominique Genty vont maintenant s'atteler à répondre à la question à mille euros : à quoi pouvait bien servir une telle structure ? Etait-ce un lieu de culte ? Une aire de pique-nique pour manger des ours grillés ? Une protection contre le froid de l'ère glaciaire ? Et pourquoi s'aventurer si loin de l'ouverture de la grotte ? Les questions pleuvent sur le front pas si bas de l'homme de Néandertal.

 

Source :

http://www.telerama.fr/monde/grotte-de-bruniquel-c-est-de...

 

 

 

 

 

 

14/05/2016

Les militantes anarchistes individualistes : des femmes libres à la Belle Époque

 

par Anne Steiner

 

Dans les premières années du vingtième siècle, des femmes luttent pour le droit à une sexualité libre, diffusent des conseils et des méthodes pour la limitation volontaire des naissances, réfléchissent à de nouvelles méthodes d’éducation, refusent le mariage et la monogamie, expérimentent la vie en communauté. Militantes anarchistes individualistes, elles ne croient pas que la révolution ou la grève insurrectionnelle puisse être victorieuse dans un avenir proche et refusent la position de génération sacrifiée. Pour elles, l’émancipation individuelle est un préalable à l’émancipation collective et la lutte contre les préjugés est une urgence. C’est pourquoi, elles questionnent toutes les normes, toutes les coutumes, toutes les habitudes, soucieuses de n’obéir qu’à la seule raison. Ces femmes, institutrices, couturières, blanchisseuses, domestiques, ont laissé peu de traces dans l’histoire, et sont pour la plupart aujourd’hui oubliées. Par l’évocation de leurs itinéraires et de leurs écrits, cet article vise à leur rendre un peu de visibilité.

1Dans les travaux qui retracent la genèse du mouvement féministe, les figures des femmes anarchistes individualistes du début du xxe siècle ne sont guère citées. Peut-être parce que, étant hostiles au régime parlementaire comme au salariat, elles se sont tenues à l’écart des combats menés par les féministes de la Belle Époque pour l’obtention du droit de vote et pour l’amélioration des conditions de travail des femmes, peut-être aussi parce que, à l’exception des articles publiés dans la presse libertaire et de quelques brochures aujourd’hui oubliées, elles ont laissé peu de traces écrites.

2Ces femmes, qui n’ont été ni des réformistes, ni des révolutionnaires, ont essentiellement exprimé leur refus des normes dominantes par des pratiques, telles que l’union libre, souvent plurale, la participation à des expériences de vie communautaire et de pédagogie alternative et, enfin, par la propagande active en faveur de la contraception et de l’avortement, aux côtés des militants néo-malthusiens. En évoquant leurs itinéraires et leurs écrits, nous aimerions rendre un peu de visibilité à ces « en-dehors » qui ont voulu, sans s’en remettre à d’hypothétiques lendemains qui chantent, vivre libres ici et maintenant.

L’anarchisme individualiste : un courant émancipateur

Le rejet de l’ouvriérisme

3On peut dater de la fin des années 1890 l’apparition en France d’un courant individualiste au sein du mouvement anarchiste. Opposé aux anarchistes communistes comme aux anarcho-syndicalistes, à ceux qui rêvent d’insurrection comme à ceux qui mettent tous leurs espoirs dans la grève générale, il se caractérise par la primauté accordée à l’émancipation individuelle sur l’émancipation collective. Leur méfiance envers toute tentative révolutionnaire vient en partie de ce qu’ils la croient vouée à l’échec, du moins dans un futur proche, et qu’ils refusent la position de génération sacrifiée :

  • 1  Le Rétif (alias Victor Serge), l’anarchie, 14 décembre 1911.

Les individualistes sont révolutionnaires, mais ne croient pas à la Révolution. Ne pas y croire ne veut pas dire nier qu’elle soit possible. Cela serait absurde. Nous nions qu’elle soit probable avant longtemps ; et nous ajoutons que si un mouvement révolutionnaire se produisait à présent, même victorieux, sa valeur novatrice serait minime […]. La révolution est encore lointaine ; et pensant que les joies de la vie sont dans le Présent, nous croyons peu raisonnable de consacrer nos efforts à ce futur.1

  • 2  Le Rétif, l’anarchie, n°309, 9 mars 1911.

4Cette urgence de vivre est constamment réaffirmée au fil des colonnes de l’anarchie, organe des individualistes anarchistes : « La vie, toute la vie est dans le présent. Attendre, c’est la perdre. »2. Mais leur refus d’œuvrer pour la révolution se fonde aussi sur la certitude que celle-ci ne saurait accoucher d’un monde meilleur dans l’état actuel des mentalités :

  • 3  Bénard, l’anarchie, 26 mai 1910.

Nous avons toujours dit que voter ne servait à rien, que faire la révolution ne servait à rien, que se syndiquer ne servait à rien, aussi longtemps que les hommes resteront ce qu’ils sont. Faire la révolution soi-même, se délivrer des préjugés, former des individualités conscientes, voilà le travail de l’anarchie.3

5Ils dressent en effet un constat pessimiste de l’état d’aliénation dans lequel se trouvent plongées les masses, de leur faible combativité, de leur trop forte natalité, de leur consommation excessive d’alcool et de tabac.

  • 4  « Quel lamentable troupeau ![…] A mesure que leurs carcasses se décharnent, que leur dos se voûte (...)

6Leur critique de l’ouvriérisme est féroce. Ils accusent les révolutionnaires et les syndicalistes de rendre un culte au travailleur, un travailleur d’image d’Epinal, sain, vigoureux, et fier. À la classe ouvrière rédemptrice, sujet de l’histoire, ils opposent « le lamentable troupeau »4 dont la résignation confirme la thèse de la servitude volontaire développée par La Boétie. Persuadés que l’oppression ne se maintient que par la complicité des opprimés, ils considèrent que la lutte contre les tyrans intérieurs doit accompagner la lutte contre les tyrans extérieurs :

  • 5  Libertad, l’anarchie, 12 juillet 1906, in Le Culte de la charogne, Marseille, Agone, 2006, p. 239.

L’ennemi le plus âpre à combattre est en toi, il est ancré en ton cerveau. Il est un, mais il a divers masques : il est le préjugé Dieu, le préjugé Patrie, le préjugé Famille, le préjugé Propriété. Il s’appelle l’Autorité, la sainte bastille Autorité devant laquelle se plient tous les corps et tous les cerveaux.5

  • 6  Manfredonia, Gaetano, Anarchisme et changement social, Lyon, Atelier de création libertaire, mai 2 (...)

7C’est cette volonté d’introduire la rationalité dans tous les aspects de la vie quotidienne qui les conduira à réhabiliter le plaisir, à dénoncer la répression sexuelle et l’institution du mariage, et à faire de l’émancipation des femmes une condition de l’émancipation de tous. Convaincu qu’il ne peut y avoir de régénération sociale sans régénération individuelle préalable, l’anarchiste individualiste est un « éducationniste-réalisateur », suivant la classification proposée par Gaetano Manfredonia6, c’est-à-dire un militant qui, à la différence de l’insurrectionnel ou du syndicaliste, ne croit la révolution ni possible, ni souhaitable si elle n’est pas précédée par une évolution des mentalités.

Des universités populaires aux causeries populaires

  • 7  Cf. le bilan critique dressé par Marcel Martinet, écrivain et militant révolutionnaire, né en 1887 (...)

8Cette conception de la lutte a conduit les anarchistes individualistes à participer à l’expérience des universités populaires née dans le contexte de l’affaire Dreyfus, à l’initiative de Georges Deherme, ouvrier typographe de sensibilité anarchiste et de Gabriel Séailles, professeur de philosophie à la Sorbonne. Pour une cotisation très modique, les adhérents avaient accès à une bibliothèque de prêt, des cours de langues, des consultations juridiques et pouvaient suivre des conférences organisées plusieurs soirs par semaine. Entre 1899 et 1908, deux cent trente universités populaires ont ouvert leurs portes sur l’ensemble du territoire français pour un auditoire de plusieurs dizaines de milliers de personnes. Leurs modalités de fonctionnement variaient quelque peu de l’une à l’autre, mais le principe en était le même : faire venir les intellectuels au peuple et permettre à tous l’accès à la culture. Tous les thèmes, toutes les disciplines y étaient abordés par des conférenciers bénévoles, étudiants, journalistes, professeurs de lycées et de collèges, et plus rarement universitaires, sans grand souci de cohérence. On pouvait y parler un soir de poésie contemporaine ou d’art égyptien et le lendemain d’astronomie ou de téléphonie. Mais les orateurs ne dominaient pas toujours leur sujet et les auditeurs manquaient le plus souvent de la formation de base pouvant leur permettre d’appréhender le contenu des interventions. Ce qui a suscité un certain nombre de réserves aussi bien chez les intellectuels qui craignaient les méfaits d’une vulgarisation maladroite que chez les militants qui redoutaient que la scène des universités populaires ne se transforme en terrain d’entraînement pour de jeunes intellectuels plus ambitieux7 que généreux.

9C’est cette crainte qui amena les anarchistes individualistes Libertad et Paraf-Javal à fonder les causeries populaires, plus explicitement libertaires dans leur mode de fonctionnement. Les premiers lieux de conférences et de débats se sont ouverts dans les quartiers de Ménilmontant et de Montmartre, puis en banlieue et même en province. Devant le succès rencontré par ces initiatives, quelques individualistes parisiens décidèrent de fonder un journal pour favoriser la circulation des idées entre les différents groupes et l’échange d’expériences. En avril 1905, sort le premier numéro de l’hebdomadaire l’anarchie. « Cette feuille, affirme l’éditorial, désire être le point de contact entre tous ceux qui, à travers le monde, vivent en anarchiste sous la seule autorité de l’expérience et du libre examen ». Le journal devient rapidement avec un tirage de six mille exemplaires le premier organe individualiste et assure une nouvelle visibilité à ce courant jusqu’ici contraint de s’exprimer dans les colonnes de publications libertaires de sensibilité différente. Il paraît régulièrement de 1905 jusqu’en 1914 et compte de nombreux abonnés en province.

Trajectoires de militants et militantes

Les enfants de la première démocratisation scolaire

10Dans leur grande majorité, les militants anarchistes individualistes qui gravitent autour des causeries populaires et qui se reconnaissent dans l’anarchie sont de jeunes ouvriers parisiens, nés en province entre 1880 et 1890, qui ont quitté l’école à l’âge de douze ou treize ans et qui ont vécu douloureusement ce contact précoce avec le monde du travail. Plusieurs d’entre eux se sont syndiqués et ont participé à des conflits sociaux violemment réprimés et voués à l’échec, ce qui a durablement ébranlé leur confiance dans l’action de masse. Arrachés à une école où ils étaient souvent en situation de réussite mais qui ne leur a fourni qu’un savoir élémentaire, ils ne peuvent se reconnaître dans la classe sociale à laquelle ils sont assignés. Ils ont été en effet plus longtemps scolarisés que leurs parents, des ouvriers ou des paysans tout juste alphabétisés, sans se voir offrir la moindre perspective de mobilité sociale. Dans une société où la condition ouvrière ne s’améliore que très lentement, ils se voient privés de toute possibilité de développement personnel. Aussi se retrouvent-ils dans le constat dressé par Victor Kibaltchiche, futur Victor Serge, dans l’anarchie :

  • 8  Le Rétif, l’anarchie, n°354, 18 janvier 1912.

Vivre pour l’anarchiste, qu’est-ce que c’est ? C’est travailler librement, aimer librement, pouvoir connaître chaque jour un peu plus des merveilles de la vie… Nous revendiquons toute la vie. Savez-vous ce que l’on nous offre ? Onze, douze ou treize heures de labeur par jour, pour obtenir la pitance quotidienne. Et quel labeur pour quelle pitance ! labeur automatique, sous une direction autoritaire, dans des conditions humiliantes et malpropres. Moyennant quoi la vie nous est permise dans la grisaille des cités pauvres.8

  • 9  Mémoires d’Octave Garnier, Archives de la préfecture de police, citées par Jean Maîtron in Ravacho (...)

11 Cette volonté d’échapper à une condition jugée avilissante a conduit certains d’entre eux à l’illégalisme, considéré comme une pratique subversive et un moyen de survie hors du salariat. La fausse monnaie, le vol et l’estampage sont pratiqués par maints compagnons et les condamnations à la prison ou aux travaux forcés en sont souvent le prix. Cette dérive illégaliste atteint son apogée avec une série de hold-up sanglants perpétrés en 1912 dans le sillage de l’affaire Bonnot. L’un des protagonistes de cette épopée tragique, Octave Garnier, fait écho aux paroles de Victor Serge dans ses mémoires retrouvées par la police sur les lieux de son exécution : « C’est parce que je ne voulais pas vivre la vie de la société actuelle et que je ne voulais pas attendre que je sois mort pour vivre que je me suis défendu contre mes oppresseurs par toutes sortes de moyens à ma disposition»9.

  • 10  Mahé, Anna, « Les amis libres », l’anarchie, n°118, juillet 1907.

12Mais qu’ils soient partisans ou adversaires de l’illégalisme, les individualistes, pour vivre en anarchistes ici et maintenant, et non pas dans cent ans comme les y exhortait Libertad, privilégient surtout la voie de l’expérimentation sociale. Ils fondent des collectifs d’habitat et de travail, tentent de restreindre leur consommation en supprimant tous les produits nuisibles ou inutiles, portent des vêtements moins contraignants, pratiquent le nudisme, défendent la liberté sexuelle et se donnent les moyens de n’avoir que les enfants qu’ils désirent. Cette quête d’une vie autre se traduit également par des pratiques telles que les balades dominicales dans des sites champêtres aux alentours de Paris ou les séjours à Chatelaillon, une station balnéaire au sud de La Rochelle où ils se retrouvent chaque été, à l’initiative d’Anna Mahé, cofondatrice de l’anarchie, pour faire de « cette plage de sable magnifique que les bourgeois n’envahiront pas car nous faisons bonne garde un coin de camaraderie, hors des préjugés »10.

L’importance des femmes dans le mouvement

13De nombreuses femmes adhèrent au discours individualiste et prennent part au mouvement des causeries. Il est bien difficile d’avancer des chiffres car les anarchistes ne tiennent évidemment pas de registre d’adhérents : ils forment une constellation aux contours mouvants. Mais tous les rapports de police attestent de leur présence aux réunions et s’en étonnent parfois tandis que des clichés pris lors des balades dominicales par les individualistes eux-mêmes nous les montrent nombreuses. Presque toutes sont de jeunes provinciales, d’origine modeste, venues à Paris avant leur vingt ans. Plusieurs d’entre elles ont poursuivi leur scolarité jusqu’au brevet élémentaire et se déclarent institutrices de profession. Mais elles ont rarement mené jusqu’à son terme le fastidieux parcours de suppléances, haché de longs intervalles sans traitement, réservé alors à celles qui ne sont pas passées par l’École normale d’institutrices. Pour vivre, elles ont eu recours aux travaux d’aiguille ou à des emplois de bureau peu qualifiés. Le discours individualiste, qui rompt avec l’ouvriérisme et propose à chacun des perspectives d’émancipation immédiates, séduit ces jeunes femmes que leur excellence scolaire et leurs efforts n’ont pu arracher à une condition misérable. Certaines deviennent des collaboratrices régulières ou occasionnelles de publications anarchistes, font des tournées de conférences à l’invitation de groupes libertaires de province et rédigent des brochures qui connaissent une forte diffusion.

14 D’autres, moins dotées en capital culturel, ont laissé peu de traces écrites et n’apparaissent qu’à travers les rapports de police et les procès-verbaux d’interpellation ou de perquisition. Elles sont domestiques, blanchisseuses, serveuses, couturières ou tentent d’échapper au salariat en tenant des stands de bonneteries sur les marchés. Immergées dans le milieu, toutes en adoptent les codes, s’engagent dans des relations durables ou éphémères avec des compagnons, parfois avec plusieurs simultanément, en se passant le plus souvent du mariage, et en se protégeant des naissances non désirées. Certaines, comme Anna Mahé, refusant toute immixtion de l’État dans leur vie privée, vont jusqu’à refuser d’inscrire leur enfant à l’état civil. S’efforçant de vivre en anarchistes sans attendre et d’échapper au salariat, elles participent à des expériences de vie communautaires et tentent d’éduquer autrement leurs enfants, envisageant pour cela de fonder des structures éducatives alternatives ouvertes à tous, accomplissant ainsi une vocation d’institutrice hors des modèles laïcs et congréganistes qu’elles réfutent l’un comme l’autre. On les retrouve dans les manifestations et elles participent aux échauffourées qui opposent les individualistes à leurs adversaires politiques ou aux forces de l’ordre. Certaines enfin se retrouvent engagées dans des activités illégalistes comme l’émission de fausse monnaie ou sont impliquées dans des vols et cambriolages.

Réfractaires et propagandistes actives : quelques figures

Rirette Maîtrejean : une adolescence rebelle

15Une des figures les plus connues de ce mouvement est celle de Rirette Maîtrejean qui, à la suite de l’affaire Bonnot à laquelle elle fut mêlée, a livré ses souvenirs à un grand quotidien de son temps. Née en Corrèze en 1887, elle fréquente l’école primaire supérieure et se destine à la profession d’institutrice, mais le décès de son père la contraint à renoncer à ses projets. C’est pour échapper au mariage que sa famille prétend alors lui imposer qu’elle s’enfuit à Paris, à l’âge de seize ans. Elle travaille alors comme couturière sans renoncer pour autant à parfaire sa formation intellectuelle. Refusant l’enfermement dans la condition ouvrière, elle fréquente la Sorbonne et les universités populaires où elle fait la connaissance de militants individualistes qui lui font découvrir les causeries animées par Libertad et les siens. C’est le refus des assignations en termes de classe et de genre et l’importance accordée à la subjectivité qui séduit cette déclassée, fille de paysan devenu maçon, institutrice contrainte à travailler de ses mains. Enceinte peu après son arrivée à Paris, elle se marie avec un ouvrier sellier, familier des causeries, et met au monde deux enfants à dix mois d’intervalle. Sa seconde fille n’a pas encore un an lorsqu’elle quitte ce conjoint, avec lequel elle n’a pas d’échanges intellectuels satisfaisants, pour vivre avec un « théoricien » du mouvement, étudiant en médecine, qui tient une rubrique scientifique dans l’anarchie. Elle devient alors à ses côtés une propagandiste active et participe à toutes les manifestations où sont présents les individualistes. Ensemble, ils assurent pendant quelques mois la direction du journal l’anarchie après la mort de Libertad avant de s’engager dans un long voyage qui doit les mener en Italie et en Algérie. De retour à Paris, le couple se sépare et Rirette devient alors la compagne de Victor Kibaltchiche, jeune anarchiste individualiste d’origine russe, déjà connu pour ses articles. Elle se retrouve à nouveau responsable de l’organe individualiste à ses côtés à un moment où les débats autour de l’illégalisme déchirent le mouvement. Inculpée d’association de malfaiteurs à la suite d’une série de hold-up perpétrés par des proches de l’anarchie, dont elle est alors la gérante officielle, elle accomplit une année de détention préventive avant d’être finalement acquittée. Après sa libération, elle s’éloigne du mouvement individualiste dont elle condamne la dérive illégaliste et observe une certaine réserve politique. Devenue correctrice dans les années qui suivent la Première Guerre mondiale, affiliée au syndicat des correcteurs, elle conserve cependant des attaches fortes dans le milieu libertaire.

Anna Mahé et Émilie Lamotte : le combat pour une pédagogie alternative

  • 11  Sébastien Faure fonda en 1904, près de Rambouillet, un internat « La Ruche » qui a fonctionné jusq (...)

16Née en 1881, en Loire-Atlantique, Anna Mahé fréquente le milieu des causeries dès 1903, peu de temps après son arrivée à Paris. Elle assure avec Libertad la direction de l’anarchie tandis que sa sœur Armandine, institutrice comme elle, se charge de la trésorerie. Elles partagent toutes les deux la vie de Libertad, dont elles ont chacune un enfant. Mais elles s’engagent bientôt dans des relations affectives avec d’autres compagnons qui, comme elles, vivent au 22, rue du Chevalier-de-la-Barre, communauté d’habitat qui est aussi le siège du journal, et qui est surnommé le « Nid rouge » par la police et les journalistes. Anna est l’auteur de nombreux articles parus dans l’anarchie ainsi que dans la presse libertaire régionale et de quelques brochures. Elle écrit en « ortografe simplifiée », estimant que les « préjugés grammaticaux et orthographiques » constituent une source de ralentissement pour l’apprentissage de la langue écrite et sont au service d’une entreprise de « distinction » des classes dominantes. Elle accuse « ces absurdités de la langue » sanctionnées par l’Académie de casser l’élan spontané de l’enfant vers le savoir et d’encombrer inutilement son esprit. Elle estime d’ailleurs trop précoce l’apprentissage de la lecture et de l’écriture ; l’initiation scientifique qui fait davantage appel à l’observation et à l’expérimentation devrait selon elle le précéder car il pourrait être un puissant stimulant pour le développement intellectuel de l’enfant. Anna se réfère aux pédagogues libertaires Madeleine Vernet et Sébastien Faure, qui appliquent des méthodes de pédagogie active dans le cadre des internats11 qu’ils ont créés et animés. Elle a le projet de fonder à Montmartre un externat fonctionnant selon les mêmes principes pour les enfants du quartier, mais la réalisation de ce projet, longtemps différée pour des raisons financières, ne verra jamais le jour. Les rapports de police la décrivent comme une femme de caractère qui possède un fort ascendant sur Libertad, même après la fin de leur liaison. Pourtant, elle ne jouera plus qu’un rôle effacé après la mort de ce dernier et laissera la direction du journal à d’autres militants.

  • 12  Lamotte, Emilie, L’éducation rationnelle de l’enfance, édition de l’Idée libre, Paris 1912.

17Une autre institutrice, Émilie Lamotte, a marqué ce milieu. Née en 1877, à Paris, ancienne institutrice congréganiste et peintre amateur, elle commence à écrire en 1905 dans Le Libertaire avant de collaborer à l’anarchie. En 1906, elle fonde, avec quelques compagnes et compagnons, unecolonie libertaire dans une ferme de Saint-Germain-en-Laye où elle s’établit avec ses quatre enfants. Dotée d’une imprimerie, d’une bibliothèque et d’une école, cette communauté de travail et d’habitat est un véritable centre de propagande anarchiste. Émilie Lamotte, qui est une conférencière très sollicitée, s’absente régulièrement pour des tournées de propagande à travers la France. Elle y évoque son expérience professionnelle et expose ses critiques à l’encontre de l’école confessionnelle, comme de l’école laïque qui « apprend le respect de la Justice, de l’armée, de la patrie, de la propriété, et l’infériorité de l’étranger»12, une école qui tarit la curiosité native de l’enfant et lui impose une discipline aussi nocive pour le corps que pour l’esprit.

  • 13  Ibid

L’éducateur libertaire doit être bien pénétré de ce principe que l’enseignement où l’enfant n’est pas le premier artisan de son éducation est plus dangereux que profitable […]. On doit considérer l’enfant hardiment comme un génie auquel on doit fournir la matière de ses découvertes et les instruments de son expérience.13

  • 14  Ibid

18Comme Anna Mahé, elle considère que l’enseignement scientifique doit passer avant l’enseignement des subtilités de la langue et condamne « l’affreux système de punitions et de récompenses »14 alors en usage à l’école primaire. Elle encourage les libertaires à organiser dans les quartiers où ils résident des études anarchistes fonctionnant après la classe pour offrir aux enfants du peuple une éducation complémentaire capable de contrebalancer « l’influence pernicieuse » de l’école. Émilie Lamotte mène également une active propagande néo-malthusienne par la parole et par l’écrit, et contribue à diffuser un certain nombre de techniques contraceptives dont elle explique le principe, les avantages et les inconvénients respectifs dans des brochures détaillées, activité qui est alors passible de sanctions pénales. À la fin de l’année 1908, elle quitte la colonie qui se désagrège sous le poids des tensions internes et fait l’expérience de la vie nomade parcourant avec André Lorulot, son compagnon du moment, les routes du Midi dans une roulotte, pour une série de conférences. Elle envisage d’aller jusqu’en Algérie mais, malade, elle meurt en chemin, quelques mois après son départ, le 6 juin 1909, non loin d’Ales, dans le Gard.

Jeanne Morand : domestique et anarchiste

19Reste à évoquer la figure de Jeanne Morand, originaire de Saône-et-Loire, qui arrive à Paris en mai 1905, à l’âge de 22 ans, pour se placer comme domestique. Élevée dans un milieu familial perméable aux idées libertaires, lectrice assidue de la presse anarchiste, elle fréquente bientôt les causeries populaires et quitte ses employeurs deux ans après son arrivée à Paris pour s’installer au siège de l’anarchie. Elle est arrêtée à plusieurs reprises pour troubles à l’ordre public, collage d’affiches, participation à des manifestations interdites. Après la mort de Libertad dont elle fut la dernière compagne, elle reprend pour quelques mois la gérance de l’hebdomadaire individualiste aux côtés d’Armandine Mahé. Ses jeunes sœurs, Alice et Marie, qui l’ont rejointe à Paris, évoluent dans les mêmes cercles qu’elle. Dans les années qui précèdent la guerre, Jeanne est nommée secrétaire d’un comité féminin qui se mobilise contre la loi portant la durée du service militaire de deux à trois ans. Elle publie alors un certain nombre d’articles antimilitaristes dans la presse libertaire et prend très souvent la parole dans des meetings. En 1913, elle participe à la création d’un « cours de diction et de comédie » dépendant du « Théâtre du peuple » et prend part également à la fondation d’une coopérative de cinéma libertaire, « le cinéma du peuple », qui produit des œuvres documentaires et de fiction montrant les conditions de vie des ouvriers et l’organisation des luttes. Pendant la guerre, elle se réfugie en Espagne avec son compagnon Jacques Long, déserteur, puis revient en France poursuivre clandestinement la propagande antimilitariste. Elle est condamnée en 1922 à cinq ans de prison et à dix ans d’interdiction de séjour pour appel à la désertion. Au tribunal qui l’accuse d’être une antipatriote, elle répond « qu’empêcher la mort de jeunes Français est un acte plus patriotique que de les y envoyer ». Elle mène deux grèves de la faim pour obtenir le statut de détenue politique et bénéficie d’un large soutien à l’extérieur, au-delà même de la mouvance libertaire. À sa sortie de prison, elle conserve des liens forts avec plusieurs de ses anciens camarades, mais son militantisme est moins offensif : elle est rayée en août 1927 de la liste des anarchistes surveillés par la police. Atteinte de délire paranoïaque, elle connaît dans les années qui suivent une vie errante et misérable.

Un héritage méconnu

20Toutes ces femmes ont en commun, à travers la diversité de leurs parcours, d’avoir refusé à la fois le mariage qu’elles assimilaient à une forme de prostitution légale et la condition de dominée et d’exploitée qui s’offrait à elles dans le cadre du salariat. Elles se sont emparées des possibilités d’émancipation immédiate que leur offrait le seul mouvement politique qui accordait à la sphère privée une importance déterminante. Par l’invention de nouveaux modes de vie incluant les expériences communautaires, l’éducation anti-autoritaire des enfants, l’affirmation d’une sexualité libre, elles ont mené une forme exigeante de propagande par le fait.

21La Première Guerre mondiale et la révolution russe à laquelle certains individualistes se rallièrent ont accéléré la désagrégation de l’héritage de Libertad déjà affaibli par l’illégalisme et certaines dérives sectaires. Et pourtant, on retrouve dans les aspirations portées par le mouvement qui secoua la jeunesse occidentale à la fin des années soixante la plupart des idéaux que ces femmes ont portés, et on peut entendre le « jouir sans entraves » des libertaires de mai comme un lointain écho du « vivre sa vie » des anarchistes individualistes de la Belle Époque.

 

Bibliographie

Archives de la préfecture de police

BA 928 : dossier Libertad/ BA1498 : menées anarchistes 1902-1906/ BA 1499 menées anarchistes 1907-1914/ BA 1500 : registre des anarchistes connus et condamnés/ BA 1503 : vols, fausse monnaie, dommages, relations, entente, associations. Tous les dossiers consacrés à l’affaire Bonnot, dossier Victor Serge.

Archives de l’Institut Français d’histoire sociale (IFHS)

fonds Armand ; fonds Vandamme ; fonds Bontemps ; fonds Lamberet.

Travaux universitaires

Dhavernas Marie-Josèphe, Les Anarchistes individualistes devant la société de la Belle Époque, 1895-1914, thèse de doctorat de troisième cycle Paris X, 1981, 302 p.

Manfredonia Gaetano, L’Individualisme anarchiste en France (1880-1914), thèse de doctorat de troisième cycle, Paris : IEP, 1984.

Ouvrages

Armand. E, Sa vie, sa pensée, son œuvre, Paris, La Ruche ouvrière, 1964.

Beaudet, Céline, Les Milieux libres. Vivre en anarchiste à la belle Epoque, Saint-Georges-d’Oléron, Les Editions libertaires, 2006.

Legendre Tony, Expériences de vie communautaire anarchiste en France, Saint-Georges-d’Oléron, Les Editions libertaires, 2006.

Libertad, Albert, Le Culte de la charogne. Anarchisme, un état de révolution permanente (1897-1908), textes présentés par Alain Accardo,Marseille, Agone, « Mémoires sociales », 2006.

MaÎtrejean, Rirette, Souvenirs d’anarchie, Quimperlé, La Digitale, 2005.

Maitron, Jean, Ravachol et les anarchistes, Paris, Gallimard, « Folio histoire », 1992,

Maitron, Jean, Le Mouvement anarchiste en France. Des origines à 1914, t. I, Paris, Éditions François Maspero, 1982.

Maitron, Jean, Le Mouvement anarchiste en France. De 1914 à nos jours, t. II, Paris, Éditions François Maspero, 1982.

Manfredonia, Gaetano, Anarchisme et changement social, Lyon, Atelier de création libertaire, 2007.

Picqueray, May, May la réfractaire. Pour mes quatre-vingt-un ans d’anarchie, Paris, Atelier Marcel Jullian, 1979.

Serge, Victor, Mémoires d’un révolutionnaire et autres écrits politiques, 1908-1947, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 2001.

Serge Victor, Le Rétif, articles paru dans l’anarchie, 1909-1912, Paris, Librairie Monnier, 1989.

Steiner, Anne, Les En-dehors : anarchistes individualistes et illégalistes à la Belle Epoque, Montreuil, L’Echappée, 2008.

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Notes

1  Le Rétif (alias Victor Serge), l’anarchie, 14 décembre 1911.

2  Le Rétif, l’anarchie, n°309, 9 mars 1911.

3  Bénard, l’anarchie, 26 mai 1910.

4  « Quel lamentable troupeau ![…] A mesure que leurs carcasses se décharnent, que leur dos se voûte sur le surtravail quotidien, les fortunes de leurs maîtres se font plus scandaleuses, leur luxe plus insolent. Que leur importe, ils sont contents de leur sort […] L’observation, l’étude, la révolte, ils ne connaissent pas. Le bistrot, le football, voilà qui peut les intéresser », peut-on lire dans Le Combat social (décembre 1907, n°15), publication des ouvriers gantiers de Saint Junin gagnés à l’anarchisme individualiste.

5  Libertad, l’anarchie, 12 juillet 1906, in Le Culte de la charogne, Marseille, Agone, 2006, p. 239.

6  Manfredonia, Gaetano, Anarchisme et changement social, Lyon, Atelier de création libertaire, mai 2007.

7  Cf. le bilan critique dressé par Marcel Martinet, écrivain et militant révolutionnaire, né en 1887, dans son ouvrage Culture prolétarienne, Paris, Agone, 2004, p. 83.

8  Le Rétif, l’anarchie, n°354, 18 janvier 1912.

9  Mémoires d’Octave Garnier, Archives de la préfecture de police, citées par Jean Maîtron in Ravachol et les anarchistes, Paris, Gallimard 1992, collection folio histoire, p. 183.

10  Mahé, Anna, « Les amis libres », l’anarchie, n°118, juillet 1907.

11  Sébastien Faure fonda en 1904, près de Rambouillet, un internat « La Ruche » qui a fonctionné jusqu’en 1917 et Madeleine Vernet dirigea de 1906 à 1922 un orphelinat « l’Avenir social ». Ces deux établissements étaient mixtes et appliquaient les méthodes de pédagogie active prônées par les libertaires et déjà mis en pratique à La « Escuela Moderna » de Barcelone par l’anarchiste Francisco Ferrer, fusillé en octobre 1909.

12  Lamotte, Emilie, L’éducation rationnelle de l’enfance, édition de l’Idée libre, Paris 1912.

13  Ibid

14  Ibid

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Pour citer cet article

Référence électronique

Anne Steiner, « Les militantes anarchistes individualistes : des femmes libres à la Belle Époque », Amnis [En ligne], 8 | 2008, mis en ligne le 01 septembre 2008, consulté le 13 mai 2016. URL : http://amnis.revues.org/1057 ; DOI : 10.4000/amnis.1057

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Auteur

Anne Steiner

Université Paris X
France
albrespy.steiner@wanadoo.fr

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Droits d’auteur

Licence Creative Commons
Amnis est mis à disposition selon les termes de la licence Creative Commons Attribution - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0 International.

 

 

23/04/2016

Warsan Shire, poète somalienne

 
 
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Personne ne quitte sa maison à moins
Que sa maison ne soit devenue la gueule d’un requin
Tu ne cours vers la frontière
Que lorsque toute la ville court également
Avec tes voisins qui courent plus vite que toi
Le garçon avec qui tu es allée à l’école
Qui t’a embrassée, éblouie, une fois derrière la vieille usine
Porte une arme plus grande que son corps
Tu pars de chez toi
Quand ta maison ne te permet plus de rester.
Tu ne quittes pas ta maison si ta maison ne te chasse pas
Du feu sous tes pieds
Du sang chaud dans ton ventre
C’est quelque chose que tu n’aurais jamais pensé faire
Jusqu’à ce que la lame ne soit
Sur ton cou
Et même alors tu portes encore l’hymne national
Dans ta voix
Quand tu déchires ton passeport dans les toilettes d’un aéroport
En sanglotant à chaque bouchée de papier
Pour bien comprendre que tu ne reviendras jamais en arrière
Il faut que tu comprennes
Que personne ne pousse ses enfants sur un bateau
A moins que l’eau ne soit plus sûre que la terre-ferme
Personne ne se brûle le bout des doigts
Sous des trains
Entre des wagons
Personne ne passe des jours et des nuits dans l’estomac d’un camion
En se nourrissant de papier-journal à moins que les kilomètres parcourus
Soient plus qu’un voyage
Personne ne rampe sous un grillage
Personne ne veut être battu
Pris en pitié
Personne ne choisit les camps de réfugiés
Ou la prison
Parce que la prison est plus sûre
Qu’une ville en feu
Et qu’un maton
Dans la nuit
Vaut mieux que toute une cargaison
D’hommes qui ressemblent à ton père
Personne ne vivrait ça
Personne ne le supporterait
Personne n’a la peau assez tannée
Rentrez chez vous
Les noirs
Les réfugiés
Les sales immigrés
Les demandeurs d’asile
Qui sucent le sang de notre pays
Ils sentent bizarre
Sauvages
Ils ont fait n’importe quoi chez eux et maintenant
Ils veulent faire pareil ici
Comment les mots
Les sales regards
Peuvent te glisser sur le dos
Peut-être parce leur souffle est plus doux
Qu’un membre arraché
Ou parce que ces mots sont plus tendres
Que quatorze hommes entre
Tes jambes
Ou ces insultes sont plus faciles
A digérer
Qu’un os
Que ton corps d’enfant
En miettes
Je veux rentrer chez moi
Mais ma maison est comme la gueule d’un requin
Ma maison, c’est le baril d’un pistolet
Et personne ne quitte sa maison
A moins que ta maison ne te chasse vers le rivage
A moins que ta maison ne dise
A tes jambes de courir plus vite
De laisser tes habits derrière toi
De ramper à travers le désert
De traverser les océans
Noyé
Sauvé
Avoir faim
Mendier
Oublier sa fierté
Ta survie est plus importante
Personne ne quitte sa maison jusqu’à ce que ta maison soit cette petite voix dans ton oreille
Qui te dit
Pars
Pars d’ici tout de suite
Je ne sais pas ce que je suis devenue
Mais je sais que n’importe où
Ce sera plus sûr qu’ici
 
 
 (traduction Paul Tanguy)
 
 
 
 
 
Warsan-Shire-008.jpgNée 1988, Warsan Shire vit à Londres, où elle est arrivée à l'âge de 1 an. Poète, écrivain, éditrice, enseignante. Elle a  publié :
  • Teaching My Mother How To Give Birth (flipped eye, 2011)
  • Her Blue Body (flap pamphlet series, flipped eye, 2015)

 

 

 

 

07/04/2016

Nuit Debout : le réveil d’un rêve ? par Sarah Roubato

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http://www.sarahroubato.com/publiesdans/nuit-debout-le-re...

Francis Azevedo

Jeudi 38 mars 2016

Dans ce pays, le rêve est difficile. Je ne parle pas du rêve qui se chante derrière un slogan et s’éteint une fois rentré chez soi, une fois l’euphorie passée, ni de la vague envie qui dort dans un lieu qu’on appelle un jour, quand j’aurai le temps. Je parle d’un rêve qui s’implante dans le réel. Un rêve qui connaîtra des jours maigres, qui trébuchera, qui se reformulera. Un changement qui ne se déclare pas, mais qui s’essaye, les mains dans le cambouis du quotidien. C’est un rêve moins scintillant que celui des cris de guerre et des appels à la révolution. Il ne produit qu’une rumeur qui gonfle, et vient s’échouer sur nos paillassons, à l’entrée de nos vies. Elle s’étouffera peut-être, à force de se faire marcher dessus par tous ceux qui ont plus urgent à faire.

C’est un pays où les gens passent plus de temps à fustiger ce qui ne va pas qu’à proposer des alternatives, où l’on dit plus facilement “Le probème c’est…” plutôt que “La solution serait…”. Et pourtant… c’est de ce pays qu’est en train de gronder une rumeur, celle d’un rêve qui se réveille, et qui passe sa Nuit Debout.

Il est facile de dire ce que nous voulons – une vraie démocratie, l’égalité des chances, le respect de la terre – et encore plus facile de dire ce que nous ne voulons pas. Bien plus difficile de dire comment nous voulons y arriver. Car voilà qu’il faut discuter, négocier, évaluer, faire avec le réel.

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Pourtant, partout dans le monde, et ici aussi, des semeurs cultivent le changement. Manger autrement, se chauffer autrement, éduquer autrement, vivre ensemble autrement, s’informer autrement. Ils voient leurs aînés, leurs voisins de rue, de métro ou de bureau, n’être que les rouages d’un système auquel ils ne croient plus. Les miroirs sont brisés : les citoyens ne se reconnaissent plus dans leurs élus, dans leurs médias, dans leurs écoles. Et pourtant… pourtant ils votent encore sans conviction, ils écoutent encore la messe de 20 heures et disent à leurs enfants de bien faire leurs devoirs. Il sera toujours plus facile de changer une loi que de changer une habitude, une indifférence ou une peur. Chaque jour, les semeurs luttent contre ces ennemis, bien plus redoutables que ceux dont on veut bien parler.

La génération du Grand Écart

Et moi dans tout ça ? Moi la jeunesse, moi l’avenir, moi Demain ? On m’a collé sur le front bien des étiquettes, mais elles sont tombées les unes après les autres. Ça doit être le réchauffement climatique qui le fait transpirer.

On me parle d’une génération Y, à laquelle j’appartiendrais de par mon année de naissance et mon utilisation supposée des nouvelles technologies. Ou d’une catégorie sociale – jeune, sans emploi, précaire – basée sur mon statut économique. On me parle aussi d’une communauté culturelle, basée sur le pays d’origine de mes parents, et on m’appellera Français d’origine… Pourtant, c’est loin de ces catégories que se retrouvent les gens qui font partie de ma génération, celle qui ne se définit ni par l’âge, ni par la profession ni par le statut socio-économique, ni par l’origine ethno-culturelle. Ils ont 9 ans, 25 ans, 75 ans, vivent au coeur de Paris ou dans une bergerie au pied d’une montagne. Ils sont ouvriers, paysans, professeurs, artistes, chercheurs, médecins, croyants ou athées; leurs origines culturelles chatouillent tous les points cardinaux. Qu’est-ce qui nous lie ? Qu’est-ce qui forme notre nous ?

C’est une posture partagée. Le geste que nous imprimons dans le monde, celui par lequel un sculpteur pourrait nous saisir. La génération rêveuse et combattante de 68 était celle du poing levé et des yeux fermés. La nôtre sera celle qui voit ses pieds s’écarter à mesure que grandit une faille qui va bientôt séparer deux mondes. Celui du capitalisme consumériste en train d’agoniser, et l’autre, celui qui ne connaît pas encore son nom. Un monde où nos activités – manger, se maquiller, se divertir, se déplacer – respectent le vivant, où chacun réapprend à travailler avec son corps, s’inscrit dans le local et l’économie circulaire, habite le temps au lieu de lui courir après. Un monde où les nouvelles technologies n’effacent pas la présence aux autres, et où la politique s’exerce au quotidien par les citoyens.

C’est un monde qui jaillit du minuscule et du grandiose ; du geste dérisoire d’un inconnu qui se met à nettoyer la berge d’une rivière aux Pays-Bas, et du projet démentiel d’un ingénieur de dix-neuf ans pour nettoyer les océans avec un immense filtre.

citation2 Chacun choisit son geste pour répondre à la crise : beaucoup attendent que ça passe, et ferment les yeux en espérant ne pas se retrouver sur la touche. D’autres, inquiets de voir s’amenuiser les aides et les indemnisations, s’acharnent à colmater les brèches d’un monde en train de se fissurer. Ils descendent dans la rue pour préserver le peu que le système leur laisse pour survivre. Certains réclament un vrai changement, pendant que d’autres, loin des mouvements de foule, l’entreprennent chaque jour. Quand les deux se rencontreront, ce sera peut-être le début de quelque chose.

À la fin de chaque journée, je ressens toujours la même courbature. C’est le muscle de l’humeur qui tire. Je fais le grand écart, entre enthousiasme et désespérance. J’ai l’espoir qui boite. On avance comme on peut.

J’avance en boitant de l’espérance

Chaque semaine, j’entends parler d’un nouveau média – une revue papier à cheval entre le magazine et le livre, un journal numérique sans publicité, une télé qui aborde les sujets dont on ne parle pas. Des gens qui cherchent une autre manière de comprendre le monde, qui pensent transversal et qui prennent le temps de déplier les faits. Et chaque soir pourtant, je vois la même lumière bleutée faire clignoter les fenêtres à l’heure de la messe de 20 heures. Dans une heure, ce sera le Grand Débat. La Grande Dispute de ceux qui nous gouvernent. Les voilà penchés au-dessus du lit de notre société malade, comme ces médecins qui débattaient pendant des heures sur la façon de bien faire une saignée.

– Il faut tirer la croissance par le coude gauche !

– Non ! Par le droit !

– C’est ce que vous répétez depuis vingt ans, et regardez le résultat ! C’est par le troisième orteil qu’il faut la tirer ! Et le chômage il faut le réduire en lui faisant subir un régime drastique !

– Certainement pas ! Il faut lui tronçonner les cervicales ! Il perdra d’un coup vingt centimètres !

– Si vous faites ça vous allez avec une repousse par les pieds ! la seule solution c’est d’attaquer le problème aux extrêmités : élaguer les membres inférieurs et postérieurs, 2 cm par an.

Droite, gauche, centre essayent de nous faire croire qu’ils ne sont pas d’accord.

Je fais défiler la roulette de ma souris. Ça y est, Boyan Slat, dix-neuf ans, qui avait lancé l’idée d’un filtre géant pour nettoyer les océans, a obtenu la première validation de son expérience. Je souris, et fais défiler la page. Prochain article : Berta Caceres, une femme qui luttait contre la construction d’un barrage sur des terres autochtones a été assassinée dans les Honduras. Mes mâchoires se resserrent. Mon doigt hésite. Sur quel article cliquer ? Vers quel côté de la fente aller ? Les deux visages se font face devant mes yeux. Deux combattants, deux espérants, qui nous offrent à la fois toutes les raisons d’y croire, et toutes les raisons de renoncer. Tant pis, je cliquerai plus tard. J’ai un rendez-vous. C’est important, les rendez-vous. Surtout à Paris.

En sortant je descends mon sac de cartons, papiers et plastique. La beine à recyclage est pleine à craquer. Tant pis, je vide mon sac dans la poubelle. Dans la rue, mon téléphone sonne. Pas le temps de mettre l’oreillette. Je m’enfile quelques ondes dans le cerveau. Au bout du fil, un ami qui vit dans un hameau de douze habitants dans le sud : “Depuis quatre jours on s’est occupé à sauver un magnolia centenaire de la tronçonneuse municipale”. Ils étaient quatre, ils se sont enchaînés à l’arbre. Le magnolia est sauvé – Je souris. Mais quelque chose m’aveugle. C’est le panneau publicitaire à l’entrée du métro. Cet écran consomme autant que deux foyers – Je me crispe. L’année dernière, la municipalité de Grenoble n’a pas renouvelé les contrats avec les publicitaires, et les remplace progressivement par des arbres – Je souris. Une dizaine de chaussures Converse et Nike me ralentissent. Un groupe d’adolescents. Les bouteilles de Coca et de Sprite dépassent de leurs sacs plastiques. Ils se passent un sac de chips et une barquette de Fingers au Nutella. Il paraît que c’est pour eux qu’il faut qu’on se batte – Je me crispe. Il y a deux semaines, Ari Jónsson, un étudiant en design de produits islandais, a présenté son invention : une bouteille en bioplastique qui se dégrade en fertilisant naturel – Je souris. J’avance en boitant de l’espérance.

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Serait-il impossible de vivre debout ?

Depuis une semaine, des milliers de personnes ont décidé de se mettre debout. Sans porte-parole, sans leader charismatique – par manque ou par choix ? – comme pour dire que le mythe de l’homme providentiel était de l’autre côté, et qu’il fallait trouver autre chose.

Je ne sais ce qui transforme une manifestation en mouvement populaire. Je sais que le vote d’une foule n’est pas la démocratie. Qu’un slogan n’est pas une proposition. Qu’il faut de l’humilité pour que sa parole porte loin. L’art de la parole publique n’est pas de parler de soi devant les autres, mais de parler des autres comme de soi. Je sais que si tous ceux qui se sentent dépossédés de leurs droits se retrouvent pour parler, c’est déjà beaucoup. Je sais que Paris n’est pas la France, et que beaucoup d’idéaux écrits sur le bitume sont déjà mis en oeuvre dans les campagnes, loin des micros des grands médias. Si nos Nuits Debout ne deviennent pas un Podemos, elles auront au moins été le laboratoire d’exploration d’un changement démocratique. Un laboratoire où tous les possibles sont permis. Il faut avoir le courage de donner une chance à ses rêves. Histoire de dire qu’au moins, on aura essayé.

photo : Francis Azevedo

 

 

Sarah Roubato vient de publier Lettres à ma génération chez Michel Lafon. Cliquez sur le livre pour en savoir plus et ici pour lire des extraits. livre sarah

 

et ici pour voir ma note de lecture à son sujet :

http://delitdepoesie.hautetfort.com/archive/2016/02/08/le...

 

 

 

 

 

 

28/03/2016

Un extrait de "DIEU CROIT-IL EN DIEU?" rencontres au-delà des dogmes, de Patrick Lévyt

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préface d'Albert Jacquard, chez Albin Michel/Question de, 1993, 520 pages, 149 Fr, réédition, 1997.

 



CHAPITRE XXVI

CHEIKH ASSAM


NON AUCUN DIEU. QUE DIEU

Quand on vint solliciter sa direction spirituelle à Ibn Hûd, il interrogea: "Dans quelle voie? Celle de Moïse, celle de Jésus ou celle de Mahomet.

Le village, couleur ocre-beige, me donnait l'impression d'être tout entier construit en terre battue. La poussière recouvrait tout, telle une couche de peinture, uniformisant toutes formes visibles dont on eût pu croire qu'elles fussent sorties du sol comme des champignons de la pluie.

Les silhouettes des hommes et des femmes glissantes ou immobiles dans leurs robes blanches ou noires ne modifiaient pas cette impression de lune habitée. Le petit marché faisait une maigre mais salutaire exception colorée qui me semblait être une concession récréative à un univers uni et sévère. Le sang des boucs abattus à la boucherie coulait dans un sable qu'on recouvrait de sable.

Ce hameau, que les cartes géographiques ignorent, charmait la paix dans la solitude des contreforts des chaînes des Himalaya Pakistanaises. Il était relié au pays par une petite route rapiécée et un câble électrique qui acheminait le courant sporadique d'une modernité suspecte.

Deux conversations avec des inconnus m'y avaient conduit. L'une, à Dharamsala, avec un jeune étudiant occidental de l'école de rhétorique de Sa Sainteté le Dalaï Lama, m'avait amené à connaître l'existence d'un sage érudit dont il avait entendu parlé et la région où il habitait. L'autre, dans un autocar avec un voyageur pakistanais m'avait tracé l'itinéraire final. Il avait entendu parler de celui que je cherchais sans même savoir son nom mais dont la sagesse parmi les fidèles commençait à être proclamée. Je m'y suis rendu dans le petit camion qui ravitaillait, deux fois par semaine, cette population isolée.

Le vent par rafales poussait d'invisibles obstacles et soulevait un brouillard de poussière sous un soleil de fer rouge qui me cuisait les joues.

- Salam alekoum!

- Alekoum salam!

Ici, on se saluait en se croisant. Les passants lançaient sur moi des regards discrets mais curieux.

Je me promenais en quête d'une inspiration. Comment découvrirais-je l'homme que je cherchais? Comment demander? Irai-je à la mosquée interroger le muezzin? Je voulais éviter d'ébruiter la raison de ma présence. J'attendais un événement, une occasion.

- Salam alekoum! avais-je lancé alors que j'allais croiser un homme sur la route.

- Alekoum salam, répondit-il en traînant sur la dernière syllabe comme pour arrêter ma marche. Je m'étais arrêté. Nous demeurâmes face à face, immobile et silencieux. Sa longue Kurta encore assez blanche le couvrait jusqu'aux genoux. Un turban coiffait son crâne. Sa barbe noire cachait la plus grande partie de son visage gratté par le vent et le sable comme un rocher millénaire; de la terre s'accumulait dans ses rides. Je ne voyais vraiment que ses grands yeux noirs brillants, et leurs longs cils nonchalants qui m'assuraient qu'il était vivant.

- Que cherches-tu ici? me demanda-t-il dans un anglais de petite école.

Je ne me sentais ni l'envie, ni la force de répondre à l'interrogatoire dont on afflige les étrangers, ou d'entretenir une conversation qui me demanderait de sortir de mon univers et de l'impression d'irréel que m'offrait ce lieu.

- Je regarde les arbres, les hommes, les fourmis et le ciel, et j'écoute ce que je vois.

Il rit, je souris.

- Que te disent-ils?

- La patience... la paix, l'action... et le temps dis-je très lentement.

- La joie est sur toi! s'exclama-t-il.

- Quelle te caresse aussi.

- In cha Allâh (Qu'il plaise à Dieu) dit-il en traînant sur la dernière syllabe et en ouvrant les mains devant lui comme pour accueillir son souhait.

Il me dévisagea. J'acceptais cette interrogation muette. Puis il me posa quand même les "dix questions". D'où viens-tu? Où vas-tu? Restes-tu? Es-tu déjà venu? Que penses-tu de notre pays? Pourquoi voyages-tu? Avec qui? Pourquoi es-tu venu ici? Où es-tu allé déjà? Quand, pourquoi, où, combien de temps?

- Je suis toujours pour toujours où je suis, jusqu'à ce que j'aille ailleurs voir et faire la même chose, autrement. C'est partout le même monde, presque les mêmes hommes, les mêmes questions, les mêmes ignorances. C'est toujours avec moi que je suis, et c'est pour cette rencontre avec toi que je suis venu.

- Allalou Akbar! (Allâh est grand).

J'enchaînai, comme dans la prière:

- La ilâha illah-lâh. (Il n'y a de Dieu que Dieu)

Il écarquilla ses grands yeux.

- Es-tu musulman?

- S'il n'y a qu'un Dieu, je suis musulman aussi.

J'avais insisté sur aussi.

- Mais... connais-tu Mahomet, le prophète? insista-t-il.

- Je connais les prophètes, dis-je en feignant un ton de savant.

- Dans ce village habite un Cheikh, que Dieu le bénisse, qui enseigne la foi. Viens avec moi, je te conduirai chez lui.

La chance s'ouvrait-elle à mon dessein? Cet homme me conduirait-il chez celui que je cherchais? Je n'en doutais pas. J'acquiesçai. Il se présenta: Abdoul Azis.

Nous marchâmes en silence l'un derrière l'autre dans un dédale de ruelles pierreuses, étroites et quasi désertes. Nous foulions des éclats de pots et traversions des nuages de fumées montant autour de feux de détritus. Nous longions, en les rasant pour en prendre l'ombre, des murs de terre percées de portes basses et carrées. Mon guide s'arrêta devant la seule de la ville qui fût ouverte.

- C'est ici, dit-il avec respect, avant d'avancer dans une cours intérieure étonnamment paisible que quelques arbres baignaient d'une ombre protectrice. Au fond, je découvris une maison basse de briques brunes dont la porte était ouverte. Abdoul appela:

- Cheikh Assam! Cheikh Assam!

J'étais arrivé.

Il n'attendit pas de réponse pour entrer, il se déchaussa et m'invita à le suivre. Nous entrions dans une tanière. Nous fûmes immédiatement dans la nuit. Je ne voyais rien, pas même la kurta blanche de mon guide. Pendant un instant j'eus l'impression d'être seul, seul au monde. Mes yeux ne s'habituaient pas assez vite au changement de clarté. J'avançai d'abord à tâtons avant de me souvenir qu'avec un peu de confiance, si on se laisse porter par lui, le corps sent les choses lorsque les yeux ne voient pas. Au bout de la salle, un homme assis ranimait la braise d'un foyer creusé à même le sol en terre battue. Il portait un turban et une robe blanche. Une bougie était placée à coté de lui. Il l'allumait. Je me suis installé sur un tapis posé sur un autre tapis. Peu à peu je pus distinguer la longue barbe grise de celui que j'étais venu trouver, puis les contours de son visage, anguleux, sévère. Il n'avait pas de moustache. Ses yeux ne m'apparaissaient que dans des éclairs lorsqu'il tournait un peu la tête et que les petites flammes du feu s'y reflétaient. Pourquoi ce feu dans ce climat torride? Pourquoi ces volets clos en plein jour?

Abdoul et cheikh Assam se parlèrent d'abord très calmement en Ourdou, puis demeurèrent silencieux. Longtemps. Je savais qu'ils m'examinaient, autrement que par le regard. Consciemment, je rassemblai mes forces pour les dissoudre. Je fis l'effort de cesser de percevoir, de cesser d'analyser, de cesser de penser. Je me fis plus paisible, plus immobile intérieurement, moins attentif à moi-même, comme absent, pourtant lucide, vigilant; je réduisis ma présence.

Le Cheikh bougea et se racla la gorge comme pour me prévenir qu'il allait parler. Il me posa quelques-une des dix questions. Puis, il me demanda dans un chuchotement, dans un anglais parfait:

- Quelle est ta religion?

Il avait une voix douce, presque suave, pourtant plutôt aiguë, mais sans force, comme s'il se parlait à lui-même.

- En Inde je suis hindou, ici je suis musulman, ailleurs je suis parfois juif, chrétien ou bouddhiste. J'écoute, partout ce que l'on dit de Dieu.

- Allalou Akbar. Allâh, qu'Il soit exalté, est le seul Dieu. Cela veut dire le tout incluant est le plus grand.

- C'est une formule mathématique!

- Beaucoup plus que cela. Allâh est plus grand que l'addition de tout, et beaucoup plus petit que chaque fraction du tout. Car plus grand n'est pas une quantité mais une qualité. Quelle est la religion de ton père insista-t-il?

Je n'avais pas envie de répondre à cette question.

- Si la religion se transmettait avec la naissance, on n'aurait pas besoin de l'étudier, ni de se parfaire, et personne ne pourrait se convertir.

Il hochait la tête imperceptiblement, longtemps après que j'eus achevé ma remarque.

- Dieu comme héritage commence par être la langue de ton père, m'expliqua-t-il d'une voix douce et patiente, mais certainement, on peut changer de religion.

Il ne me demanda rien pendant quelque temps. Je questionnai:

- Ne faut-il pas dépasser la religion?

- Pour dépasser une chose, il faut d'abord la connaître. Nombreux sont les chemins de la vérité. Toutes les religions révèlent la vérité.

Il s'exprimait avec emphase dans des certitudes qu'il montrait solides mais qui me paraissaient suspectes, par principe.

- Mais où la cachent-elles, dis-je.

Il ne répondit pas tout de suite, il me regarda comme s'il allait trouver une réponse sur moi.

- Là où tu peux apprendre à la trouver.

Je ne compris pas qu'il parlait de la découvrir en soi. J'insistai, non tant pour démonter quelque chose, que pour essayer d'éviter d'établir entre nous un rapport de catéchisme.

- Lorsqu'on ne trouve pas la vérité, on ne reçoit que l'ordre d'obéir. C'est avilissant. Quel Dieu peut-on connaître dans l'obéissance aveugle? L'homme qui aime Dieu ne doit-il pas répandre la vérité que Dieu lui a montré, l'offrir, comme s'il l'offrait à Dieu.

Je citai un vers de din 'Attâr:

"Pour ton âme demande au Seigneur la connaissance afin que tu répandes pour Lui tout ce qu'il te donne.

Le cheikh goûta cette évocation.

- La connaissance est exigeante, on ne doit pas la donner, mais seulement en montrer la voie à ceux qui la cherchent. Certains ont besoin d'espoir et de devoir.

Il parlait anglais avec application, en roulant les r plus qu'il ne faut; sa voix, bien qu'aigrelette contenait une force de volonté puissante, de la patience et de la précision. Mais ses longs silences, nombreux, étaient plus forts encore que les mots qu'il prononçait. Je repris:

- Certains hommes ne savent pas même questionner, on leur suggère ou leur ordonne de croire; cela n'a pas de sens. On ne peut croire malgré soi; nul ne peut forcer la foi, et une religion est hypocrite qui se contenterait d'une foi d'apparence. Au nom d'un nécessaire ordre collectif, les docteurs des dogmes se sont appropriés Dieu et le Bien, et privent l'individu de la vérité ou de la connaissance qui sont essentielles à sa liberté.

- Que crois-tu que contiennent ces vérités?

- Au-delà de la loi, il y des directions qui mènent l'homme et son âme vers l'absolu.

Il approuva.

- Ici on ne s'occupe que de l'âme, ajouta-t-il. La seule guerre sainte est une guerre contre soi-même, personne d'autre. Que cherches-tu?

- Dieu, directement... La présence... Et la connaissance de la mort, dis-je en essayant de faire semblant de ne pas hésiter.

- Que sais-tu de la mort?

Je fus surpris par cette si simple question. On ne sait rien sur la mort que des théories; on la croit inconnaissable.

- Je ne connais la mort que par ce qui meure, dis-je enfin honnête.

- Tu ne connais donc que le temps, répondit-il sur le ton du médecin qui fait un examen du corps.

- La connaissez-vous?

La conversation se déroulait lentement. Quelques mots étaient jetés dans le silence et la ténèbres. Dans cette lenteur, tout était possible. Même changer. Je me sentais déjà un peu dépassé.

- Depuis des millénaires, les sages ont percé son secret, se contenta-t-il de répliquer tout en balançant sa tête.

- Puis-je le connaître, dis-je trop vite.

Il réfléchit longuement.

- Cela dépend de ce que signifie connaître, finit-il par avancer prudemment.

- Pourquoi la mort est-elle un secret? demandais-je pour éviter sa question.

- Parce que la vie ne veut pas la connaître. Les hommes en ont peur et la fuient; la mort est mystérieuse et injuste pour la vie qui ne se comprend pas. Telle est la nature du secret: la mort ne se cache pas, l'homme se dissimule.

"Cette connaissance n'est pas facile à porter. Si tu ignores que tu possèdes un trésor, tu ne crains pas les brigands. Mais si quelqu'un viens te dire que cet objet, auquel tu ne prêtais guère attention, est un trésor, alors tu le caches, tu t'inquiètes, ou bien, pour vaincre l'inquiétude, tu te détaches de lui, tu penses à lui comme s'il ne t'appartenait pas de toute façon... L'homme est son propre trésor, il prend la mort pour un brigand, et il est inquiet.

- Acceptez-vous de me parler de la mort?

- C'est un très simple secret, c'est un long chemin. Combien de temps comptes-tu rester ici?

- Le temps qu'il faudra... Le temps... de mon permis de séjour.

Je ne savais pas à quoi je m'engageais. Cet homme m'inspirait confiance. C'est pour cette rencontre, que j'avais entrepris ce long voyage. Il poursuivit:

- Qui t'a envoyé vers moi?

- Dieu sur toute chose n'est-il pas tout puissant.

Il ne dit rien pendant un long moment.

- Qui connaît la mort n'a plus peur de rien, sauf de lui-même... et de cela il ne peut pas se cacher, ni fuir.

"D'abord il te faudra du courage; du courage pour cesser de fuir, ensuite tu n'en auras plus besoin, Allâh t'aidera... s'il Lui plaît de t'aider. C'est Lui le chercheur. Dieu guide vers sa lumière qui Il veut . C'est Lui le Guide spirituel de l'univers.

Il m'annonça qu'il me recevrait tous les deux jours, un peu avant le coucher du soleil, et après la prière du soir, puis il me renvoya. C'est ainsi que je reçus la parole de ce pîr pendant plusieurs mois.

Je logeais chez un habitant dont on m'avait dit au marché, qu'il avait une chambre inoccupée. C'était une pièce aux murs bombés au bout d'une maison de pierres et de planche, dont le sol en terre durcie n'était pas plat non-plus. Elle s'ouvrait sur une cours intérieure protégée par des murets de cailloux liés par de la terre. Un palais de simplicité et de paix. Je prenais mes repas avec le propriétaire et ses enfants, en silence car nous n'avions aucune langue commune. Sa femme nous servait. Nous étions assis sur des tapis dans la plus grande pièce juste à côté de la cuisine. Elle officiait devant un four de boue dans lequel elle introduisait des morceaux de branches et de bouses sèches dont elle conservait la cendre qu'elle utilisait comme poudre à récurer la vaisselle. Des jarres gardaient l'eau et les réserves de grains tandis que des niches dans le mur servaient au rangement des ustensiles.

Une image en couleur de la Mecque vue du ciel présidait sur l'assemblée.

... Deux jours plus tard.

- Salam alekom Cheikh, dis-je en me penchant en avant, la main sur le coeur.

- Alekom salam, répondit Cheikh Assam gravement et calmement. Il me tendit la main, je lui donnais la mienne, il la garda longuement entre ses paumes.

Je m'assis à la même place que la première fois. Il me dit de m'approcher.

-Plus près, plus près.

J'étais à moins d'un mètre de lui.

Nous demeurâmes longuement silencieux. Puis il dit:

- Tu peux tout connaître par toi-même, en t'interrogeant longtemps, immobile à l'extérieur comme à l'intérieur, ou en interrogeant Dieu, ou en priant, ou en ne priant pas. Tu peux ainsi connaître toutes choses, et la mort aussi. Les sages nous ont transmis leurs méthodes de recherche et ils ont décrit pour nous les fruits que produisent ces méthodes. Lorsque nous lisons ce qu'ils ont écrit, ou ce que d'autres ont écrit sur eux, nous ne cueillons de leur méthode que la description d'un chemin et son but, mais nous ne connaissons pas le fruit. Nous chercherons le fruit.

Il parlait aussi lentement que lors de notre première rencontre, laissant de l'espace entre les mots et les phrases. Il se tut un moment. Je risquais une question:

- Y a-t-il vraiment un Dieu?

Il tiqua, comme si ma question était stupide ou plutôt grossière. En vérité j'avais voulu évaluer le maître à la qualité de sa réponse. J'étais satisfait par ce silence presque abrasif. Il poursuivit:

- Que nous apprennent les religions sur la nature de Dieu, sur l'Homme et la Création? Toutes donnent à ces questions presque les mêmes réponses, chacune grâce à ses prophètes, dans ses caractères, ses métaphores, son langage.

Il emprunta un ton plus personnel.

- On dit qu'un principe est créateur. Tout en est issue: la création et les créatures, le tangible et l'intangible, l'Homme et l'Ame. On dit d'abord de ce principe qu'on ne peut rien dire de lui. On peut le connaître, on ne peut pas le décrire, et l'on éprouve de la difficulté à parler de lui. On dit pourtant qu'il est le Potentiel, le Permanent, le tout, l'Un, l'Ineffable, le Seigneur. On dit Dieu, l'Esprit, l'âme. C'est le Pîr, le Guide spirituel de l'univers.

Il se tut longuement, puis ajouta:

- Va, regarde en toi ce que tu peux trouver qui ressemble à cela.

Et il me renvoya. Je m'étais attendu à un long discours, comme ceux de rabbi Isaac. Notre rencontre n'avait pas durée une demi-heure. Et j'avais maintenant deux jours à passer dans ce désert de montagne.

Je parcourais les rues du village en me répétant ce que le maître m'avait dit, cherchant Dieu en tout, le tout en chaque chose, traquant l'immuable, tâchant de sentir l'ineffable. Je ne trouvais pas grand chose, seulement ce que je souhaitais trouver, rien de permanent, quelques impressions vagues, évanescentes, désirées! je ne trouvais que moi. Fallait-il pratiquer les méditations que lama Shérab m'avait enseignées? Je rentrai dans ma chambre, et m'obligeai à ne rien faire, ni bouger, ni penser; je cherchai en moi un au-delà du dicible, éternellement potentiel, j'observai, autant que cela se peut, une sorte de vide mais qui était encore ma quête du vide.

...

J'étais assis à ma place devenue habituelle, j'avais fait les salutations d'usages. Cheikh Assam avait encore gardé ma main dans la sienne, puis pendant longtemps, nous n'avons pas échangé un seul mot. Par le silence, Cheikh Assam m'obligeait à l'imiter aussi impérativement que s'il m'en eût donné l'ordre. J'apprenais quelque chose sans pouvoir dire ce que ce pouvait être. Je crois que, en quelque sorte, il m'inspirait sa connaissance. Enfin, il dit:

- Ce n'est pas le créateur qu'il faut haïr, c'est la créature. Il faut aimer Dieu. Allalou Akbar, Dieu est plus grand, tout est inclus en Lui. Tout. Il est le tout-incluant, le plus grand. Va, cherche cela en toi.

Et il me fit signe de partir.

Le soir, la nuit, pendant la journée j'éprouvais le monde aux propositions du maître et m'observais en elles. Je regardais ce qui changeait du monde et en moi à travers elles. Aimer Dieu était aimer le plus grand, un plus grand inaccessible, impensable. Sans doute fallait-il le ressentir. Par la pensée, je faisais une poche et j'y plaçai tout ce que j'étais, puis je me plaçai à l'extérieur. Qu'était alors cette impression qui naissait en moi d'un au-delà du tout?... J'y demeurais.

...

Le feu était allumé; parfois avant un moment de silence, Cheikh Assam jouait à remuer les braises. On n'avait pas ici découvert la cheminée. Un trou entre le mur et le toit servait à évacuer la fumée, mais avant qu'elle n'en trouve le chemin, elle faisait, elle aussi, son détour initiatique et me suffoquait un peu.

- L'absolu est tout. Allâh est grand. Allâh est plus grand. Le tout de l'absolu est le plus grand, plus grand que l'addition de tout. Plus grand que la quantité, il y a la qualité; le plus d'Allâh est un plus qualitatif au-delà de toute qualité, qui appelle en chaque fidèle un changement qualitatif. Ce plus est la révélation elle-même, la révélation de la qualité ultime, au-delà de toute description, au-delà de toute qualité, au-delà du monde et de ce qui fait le monde. Tu dois chercher ce mode sans qualité.

"Le Dieu que tu peux connaître est aussi impeccable que toi dans l'instant où tu l'appelles, conclut-il. Il murmura ensuite quelques mots en ouvrant les mains devant lui.

Je cherchais un plus qualitatif dans la privation de toute qualité. La transcendance est une soustraction et non une aspiration. Le monde existe en moi avec mes propres limites. Lorsque je me définis, je me limite. L'infini est ce plus que soi sans qualité. Allâh est plus grand que la somme de tout. Infini, il est sans qualité.

Je cherchais un regard sans qualité, sans a priori sur le monde, ni jugement. Sans choix. Une indécision sans sujet ni objet, qui révélerait l'indéterminé qui précède toute qualité... toute qualification. Je tâchais de m'y suspendre.

...

- Lâ ilâha Illal-lâh. Il n'y a aucun de Dieu, que Dieu.

Il répéta la formule de nombreuses fois, très lentement. En arabe comme en anglais, il la brisait, en deux temps distincts.

"Lâ ilâha. Illal-lâh. Non, aucun Dieu. Que Dieu. Aucun Dieu. Que Dieu. Que Dieu.

Il ajouta:

"Il est vivant, immuable, unique, infini, transcendant toute limite.

Il demeura silencieux pendant longtemps avant de me renvoyer.

Immuable, quel mot vertigineux! Que pouvais-je trouver d'immuable en moi? Qu'est-ce qu'un je au-delà du temps, du contraste, de la conscience du partiel et du spécifique; de l'identité? Un plan général, au-delà de tout. Unique, donc central, unifiant. Infini, sans limite, sans mouvement. Illal-lâh, Que Dieu! avait répété Cheikh Assam en appuyant sur chacun des mots comme s'il souhaitait que j'entendisse quelque chose qu'il ne voulait pas dire autrement. Me suggérait-il d'abandonner tout autre rapport au monde et à moi-même que ceux que cette série d'adjectifs suggéraient et d'entrer dans le monde de Dieu avec lui; que Dieu! Il n'y a pas d'autre réalité que Dieu. Ou y en a-t-il? Non, Que Dieu!. Vivant et immuable offraient une contradiction insoluble, ou alors proposaient un mode de vie, un mode de relation: Que Dieu encore. Je tâchais de demeurer dans cette attitude, et même d'y agir. Qu'était ce Dieu? Une sacralisation intensive?

 

Le village était propice au mode d'existence contemplatif; austère comme un cloître, rien n'y était agressif. Ni les hommes ni le choses n'adhéraient. Les images qu'il offrait de lui-même semblaient brumeuses, comme un peu liquides dans le flou de l'air chaud. Ses habitants parlaient fort peu entre-eux et s'ils parlaient, ils chuchotaient. On se saluait en se croisant, on s'arrêtait rarement. Souvent les rues étaient désertes. Le silence privait la réalité de toute convention, ainsi elle était plus vide, moins solide. Le silence ici s'élevait comme une prière et il protégeait plus sûrement qu'une muraille.

C'est à ce moment que je décidai d'adopter le costume local. Dans ma nouvelle robe blanche, j'essayais de me dissoudre dans la poussière des chemins rocailleux et des maisons de glaise.

...

Je m'étais déchaussé puis assis tout proche. Ce jour-là c'est moi qui garda sa main. Nous demeurâmes longtemps sans rien dire.

- YHVH est l'être nécessaire et potentiel. Regarde en toi ce qui correspond à cela, me dit Cheikh Assam, il est à la fois vivant, immuable, nécessaire et potentiel.

Longuement, silencieusement, il considéra avec moi ce qu'il venait de dire, puis il me congédia.

Nécessaire, il n'y en a pas d'autre; potentiel, Il est toute chose; potentiel, Il est sans fin, l'infini des activités possibles; nécessaire Il est toute pensée; potentiel, Il rassemble tout en Lui; nécessaire, toute chose en émerge; potentiel, Il est avant, pendant et après tout ce qui se manifeste, donc au-delà du manifeste; nécessaire, Il existe en lui-même. Vivant et immuable, vivant mais immuable.

Cheikh Assam introduisait la religion racine de l'Islam dans son enseignement, cela n'avait pas manqué de me surprendre, mais aussi de me plaire. Rabbi Isaac n'était pas très loin...

Je n'avais personne à qui parler, mais je ne souffrais pas trop de la solitude. Grâce au silence, j'étais plus concentré sur les regards et les recherches que mon pîr me prescrivait de pratiquer. Peu à peu, ils m'habitèrent. La méthode et le silence étaient efficaces: j'avais l'impression continue de ne pas pénétrer le monde mais seulement de glisser dessus.

...

- Il n'y a qu'un seul être. Rien n'est en dehors de lui. Cet être est Brahman, disent les upanishads, Cela, le Soi sans qualité de chaque chose. Il est éternel et pur, incréé et absolu. Existant en soi.

Va, cherche en toi ce qui correspond à cela.

Je liais vivant et immuable à sans qualité et pur. C'est dans un rapport impersonnel avec la création que je cherchais Brahman. Ce qui n'a pas de qualité est infini. Ainsi qu'indescriptible. Le monde sans description s'ouvrait devant moi et m'échappait pourtant.

Le monde devenait beaucoup plus large, et moi beaucoup moins présent à mesure que je domptais le silence.

- Quel est la religion de ton père? m'avait demandé le cheikh lors de notre première conversation. J'avais refusé de lui répondre, je n'avais pas voulu choisir. Ne sachant pas dans quelle voie traiter ma question, le pîr n'avait sans doute pas choisi non plus, il m'enseignait l'hindouisme après l'islam et le judaïsme...

 

...

10/03/2016

La comédienne et humouriste Audrey Vernon présente sa satire "Comment épouser un milliardaire".

 

 

 

 

 

07/03/2016

Où il est question - entre autre - de Trans(e)fusées (paru chez Gros Textes en 2015)

LE SCALP EN FEU - IX

 

 

Décembre 2015 / Février 2016

 

« Poésie Ô lapsus » Robert Desnos

 

Le Scalp en feu est une chronique irrégulière et intermittente dont le seul sujet, en raison du manque et de l’urgence, est la poésie. Elle ouvre un nombre indéterminé de fenêtres de tir sur le poète et son poème. Selon le temps, l’humeur, les nécessités de l’instant ou du jour, ces fenêtres changeront de forme et de format, mais leur auteur, un cynique sans scrupules, s’engage à ne pas dépasser les dix à douze pages pour l’ensemble de l’édifice.

 

Lecteur, ne sois sûr de rien, sinon de ce que le petit bonhomme, là-haut, ne lèvera jamais son chapeau à ton passage car, fraîchement scalpé, il craint les courants d’air.

Octobre 2015 à Mars 2016 – Michel Host

 

 

RECUEILS

 

SOMMAIRE

 

  • I – LA POÉSIE ou « On ne m’y reprendra plus » ………………… p.2
  • II – RECUEILS       Cathy GARCIA - Trans(e)fusées ………………………………. p.4       Margo OHAYON - Poussières …………………………………… p.6       Basile ROUCHIN - Détail d’intérieur …………………………. p.7       LE GOLVAN Nicolas - Psaume des Psaumes ………………. p.9          

 

  •       
  •       
  •        Anne JULLIEN - Terminus 2007, énigmes ………………….. p.8
  •        Élie-Charles FLAMAND - Percer l’écorce du jour ………….. p.7
  •        Gilles PLAZY - Ciel renversé   …………………………………… p.5
  •        Annie DANA - Pépins de Cupidon ……………………………… p.4

_________________________________________________________.

 

I - LA POÉSIE

On ne m’y reprendra plus. Et finissons-en. Si j’avais mieux cherché, j’aurais trouvé Aragon. Si j’avais plus de mémoire, je m’en serais souvenu. Ses « jeunes gens », une fois pour toutes, ont cerné les difficultés. Ils sont trois, le « premier » dit le poète, le « second » le poème, le « troisième » la poésie.

« Un poète c’est un poète à quoi voyez-vous que c’est un poète / En quoi vraiment est-ce un poète / À partir d’où peut-on se dire poète / À partir de quand / À quoi reconnaît-on qu’un garçon comme un autre un beau jour / Est un poète / La veille il ne l’était pas encore et voilà Poète / Étrange appellation non contrôlée il n’y a pas / De procès à qui sans droit en abuse   […]   Pourquoi diable a-t-il voulu ce garçon plutôt qu’ / Employé des contributions indirectes / Être poète il n’en sait rien   […]   Être ou paraître // Voulait-il donc plaire à je ne sais quelle pâle cousine / Plaire ou déplaire on plaît beaucoup en déplaisant… »

« Tu sais par cœur des mots patiemment que tu as mis / L’un près de l’autre où l’autre près de l’un paraît baroque / Jamais personne ainsi n’a fait se rencontrer les mots ensemble / Il y aura des gens qui te reconnaîtront à ces accouplements sonores » 

 

« Un poème dit le second c’est un charnier […]   Un poème dit le second c’est une place de province / Où des voitures de gitans sous les arbres sont arrêtées… […] Un poème dit le second c’est la neige des peupliers   […]   Et son silence est une menthe odorante quand on la fauche »

 

« CE QUE DIT LE TROISIÈME /// Un poète est celui qui fait des poèmes / Un poème est la forme que prend la poésie / Mais qu’est-ce que c’est qu’est-ce que c’est la poésie

Cette chose en moi cette chose en moi cette chose en dehors de moi

Et d’abord comme si c’était appeler les choses / Par un nom qui leur ressemble et qui n’est pas le leur / Et soudain comme si c’était appeler les choses / Justement de ce bizarre nom qui est le leur

[…]

J’ai souvent essayé de m’imaginer la poésie / Comme le poing fermé qu’on glisse dans une chaussette / Histoire de voir s’il faut la repriser / Ou la grimace d’un enfant à soi-même dans la glace / J’ai souvent essayé de m’imaginer la poésie / Comme la pêche à l’écrevisse / Un chiffon rouge entre les pierres du ruisseau / Ou l’étincellement nocturne d’un passage clouté / Dans une ville déserte / Ou le geste subit vers le ciel d’une charrette à bras / J’ai vainement essayé de m’imaginer la poésie »

Louis Aragon

Les Poètes, « La Nuit des jeunes gens », in

Œuvres Poétiques Complètes, vol. II, La Pléiade

 

Voilà. Tout est dit. Ou presque, mais encore, avec Cathy Garcia :

« La sensation d’être toujours en retard, ou trop en avance, allez savoir, mais en décalage permanent ça oui. C’est peut-être ça « être poète », mais à vrai dire « être » suffirait, car les étiquettes collent mal ou collent trop, et elles ne servent à vrai dire qu’à rassurer le contenu du bocal qui nous sert d’identité. »

Revue Nouveaux Délits, n°52, avril-mai-juin 2015

 

Et avec moi, qui ne prétendais pas au dernier mot, mais tentais d’allier un ridicule prurit professoral au romantisme des cuisines et des jardins :

« Je me demande ce qu'est la poésie. Comme une femme le matin dans la cuisine entend chanter un oiseau et s'interroge. La poésie, plus que toute autre forme écrite, pour moi se définit par l'usage que d'elle-même elle exige. Il est des poésies qui, sous les miroitements du verbe, ne sont qu'heureuses redditions du poète à soi-même. Il en est d'autres où, à parler de soi, il nous suggère les combats sauvages qu'un homme digne de ce nom doit livrer : Baudelaire, Rimbaud, Char - même s'il m'agace -, et Cioran, oui, poète, auront été de rudes guerriers. Et Mallarmé, qui affronta les vertiges. Et quelques autres encore qui savent dire bonheur, rire, amitié, nostalgie. Je pense à Desnos, à Supervielle… La poésie porte aux armes, à la beauté vivante. »

Carnets d’un Fou, le 6 juillet 1999

 

ARAGON, ENCORE…

« J’appelle poésie un conflit de la bouche et du vent la confusion du dire et du taire une consternation du temps la déroute absolue »

Grenade, Le Fou d’Elsa, Œuvres poétiques complètes, Pléiade, vol.II

Comme on voit, la Poésie est une bien vieille chose, elle est du temps où l’on reprisait les chaussettes, et probablement de bien avant. Elle est dans le décalage, et sans doute encore un peu dans le chant de l’oiseau. Elle est apanage du Temps de l’Après comme elle fut Avant. Nous n’en parlerons plus, ou seulement dans un bond entre deux pages. M.H.

 

 

II - RECUEILS

Ils s’accumulent, pluie d’étoiles filantes, dans ma prosaïque boîte aux lettres. On n’est pas tenu de lire des poèmes nuit et jour, jour et nuit. D’en écrire, moins encore. Je fonde cependant de grands espoirs sur les espoirs et les forces de mes amis poètes du jour d’aujourd’hui, ma confiance en leur confiance, car chacun, chacune écrit à sa plus grande hauteur, dans sa vision, son âme, son cœur. Il faut à l’humain de l’âme et du cœur. Ils peuvent éprouver des chagrins, de vraies tristesses, de ces craintes de l’après, mais tous ̶ ou presque ̶ croient en la vie. Les mots sont les premiers pas vers la preuve humaine. ̶ M.H.

 

Annie DANA. PÉPINS DE CUPIDON. Rougier V. éd. revue ficelle (Gravures - Fraîches ! Élégantes ! Belles !, de Thérèse Boucraut) – 31 pp.- 9 €. - Novembre 2015. - Atelier Rougier V. – Les Forettes – F.61380 – Soligny la Trappe.

Simple comme une après-midi d’été : « Que me veux-tu / Toi l’insolent / Que je ne veuille aussi / Moi qui ne connais que l’écorce / Et non le noyau / Cupidon riait / Il pelait le fruit du pommier / Recrachait les pépins sur ma poitrine… »

Complexe comme la complexité : « Un ciel furtif sur tes silence / me console de n’être rien / qu’humer / d’univers clos / réalité tacite / nos jouirs doubles sans mémoire… »

Désirante comme la folie de désirer : « Tu es loin / et tantôt je t’invente / dans le paysage d’une étreinte / acharnée / où contre moi désirante / ton plaisir lutte / tantôt je te devine / pareil aux marées d’Avril / refluant… »

Affrontée aux mystères agaçants des contraires et des inévitables : « nous nous relèverons / un jour / parmi les arbres / un goût d’humus / entre les dents / ainsi que / le veulent nos baisers. »

 

Cathy GARCIA. TRANS(e)FUSÉES. Gros Textes éd., (Dé/collages de C. Garcia, Furieux ! Mortels ! Mystérieux !) – 40 pp. – 9 € - 2015 - éd. Gros textes & Association Rions de Soleil, Cave de Fontfourane - 05380 – Châteauroux-les-Alpes – http://grostextes.over-blog.com/

Rêveuse, blagueuse, baladeuse : « Avant de m’endormir, octroyez-moi mon baiser de cristal, que je puisse aller saluer les pachydermes aux défenses d’émeraudes. […] C’est en toute quiétude que je ne fais nulle rature à ce texte savant. / J’étais déjà têtue dans l’utérus, malle à la dextre, à espérer n’importe quel joueur de yo-yo ou de balafon qui m’emporterait au Zaïre ou au plafond.

Son naturel découvert, extension de la nature : « Je caresse mon chat, sa nuit de fourrure étoilée, à l’écoute des grenouilles invisibles, muscles tendus sous le caoutchouc vert, qui crient l’amour et le plaisir brut. Les feuilles grasses et brillantes de ces plantes vénusiennes chuchotent sous ma fenêtre. Tout est bien.

Affrontée aux mystères insondés de la vie incompréhensible par définition : « Attendez qu’on soit mort / Écoutez un peu / Nous n’avons pas dit notre dernier mot / Nous n’avons pas tiré notre chapeau / La vie c’est plus que ça / Beaucoup, beaucoup plus que ça / Ça commence bien avant / Et ça ne finit jamais […] Le verbe est une spirale / L’ADN est une spirale / Ce qu’on avale nous avale / Tout ça me paraît normal… »

Dans un délire précieux tel un « inexcusable delirium » : « Cristal où êtes-vous mon amour ? / Améthyste nue correcte exhibée / C’est mon verre tige de l’amour / Rubis sexuel luit la nuit / Sous son chapeau de chagrin / Et les siamois sont d’été / Sous les nuits balisées de boues de lin / Crapule ovaire mité et chien perméable / Marin d’eau rousse, capsule le cul / Je suis tombée ! »

Fureur (ou autre chose ?) vers le « réel, intranquille : « Un cœur / Qui soudain a des crocs / s’auto-dévore / Vendanges lycanthropes / À la vulve du monde / Ça m’aide la nuit / À raccommoder mes étoiles / À faire jonction / Émeute solaire // Au cadran j’ai rongé les angles / Les ai polis de ma langue / Pour en faire le cercle / Aléatoire / Non parfait / Le cercle rugueux / Du réel »

 

Gilles PLAZY. Ciel renversé. Ed. La Sirène étoilée. 45 pp. – 2015 / La Sirène étoilée / 13 Hent Ar Stankennig / 29910 – TREGUNC / et lasirene.etoilee@ orange.fr / lasirene.etoilee.monsite-orange.fr

Inquiet ? Inquiétant ? En plongée profonde : « Noir amer pour une vie apocryphe dans l’étroit du ciel l’œil-silence éteint les abois // nos morts sous l’herbe témoignent d’un rien frémissant quand nous lissons les heures à l’approche du flou jusqu’à ouvrir l’instant saisir l’espace […] (Pierre haute)

Ariane es-tu encore ma sœur ? Ariane, Ariane… es-tu celle que nous rencontrions autrefois, "d’un amour blessée" ?  : « corps dansant sur le cristal déni de l’originel déclin le poing lance des appels aux portes closes une larme se pose sur la main tendue ô jachères incomprises à l’épiphanie d’un cerisier ! // l’œil métaphysique est sans complaisance /// […] Ariane étrangère Ariane subversive complice de l’eau et du souffle Ariane enfant lumineuse innocente dans le jeu vertigineux du monde Ariane lance les dé Ariane danse ailée sur le fil de l’horizon dans le chant des météores ! » (Ariane danse ailée)

Ombres tutélaires et souffrantes, « la main d’un dieu… », et celle de l’ange ! :

« L’ŒIL QUI A VU CELA SANS NOM – Tombeau de Paul Celan / la solitude la solitude est sans chemin oiseau oiseau qui meurt d’une pierre jetée le sang d’Abel n’a pas fini de couler la mort est sans promesse patience au bord de l’abîme et deuil bardé de désir silence par-dessus les murs et Job qui danse dans la tombe l’oiseau mort parle encore l’oiseau mort irradie /// […] enfant de quel abandon tiens-tu la corde ? brûlure dans la mémoire cendres dans le sang en attente d’une floraison de lys ah que la main d’un dieu dans les dangers prenne la tienne !... »

« DERRIÈRE L’ÉTOILE – Tombeau de Nelly Sachs /  […] ni la folie ni la mort n’obscurcissent le ciel en lequel brille la nostalgie et dans ta chevelure une fleur du Sinaï don d’Abraham pour celle qui se tient dans la nuit silencieuse du pays à jamais natal […] quel dieu tient la blessure ouverte ? […] dans la pierre l’enfant n’a plus peur cendres dans la plaine les chiens se taisent l’ange a élu l’enfant dans les braises l’ange a le visage de la source l’enfant boit ses larmes l’enfant est une âme solitaire le silence lui parle d’Ezéchiel l’enfant ne craint pas la mort dans la main de l’ange. »

 

Margo OHAYON - Poussières – (Numéro errant) - Éd. Le Nœud des Miroirs – 2009 - 30 pp. – (Le Nœud Des Miroirs – Caminel – 46 300 – Fajoles / redaction@noeuddesmiroirs.net / barthelemyvernet@wanadoo.fr / http://noeuddesmiroirs.net/

 

Rien qu’arithmétique ? Géométrie ? « L’hirondelle fend l’air en deux. / La verticale s’étend aussi loin que l’horizontale. /  Dans le sillon du rationnel le cœur traverse en diagonale. »

Rien que rhétorique ? « La forme est le bord du fond. / Le verbe s’exerce au génie des formes. »

Rien que de la physique ? « Le vide donne la lumière. / La lumière a un droit inconditionnel de passage. / Le vide manque d’amour. /   Un rai de poussière matérialise le passage du temps. / Il neige : l’origine redescend. »

De la sociologie ? De l’anthropologie ? « Le jour de sa naissance, heureux d’avoir quitté la nuit, son bébé blanc crie contre sa peau noire. »

Gnomiques :

Épreuves du vide et autres. « On avance au bord du vide sinon on stagne. / Par le vide vient le souffle et par le souffle le mouvement. / Face au vide l’ennfant pousse un cri au dehors. / Vivre pour soi non contre soi. / Trop penser la destruction la suscite. / Chacun construit son sommet. / Le cœur unit le corps à l’esprit. / Qui connaît l’amour rencontre la contradiction. / Tirer l’union du désaccord. / Pour surpasser sa pensée rien ne vaut celle d’autrui. / L’être visite un lieu. / La passion est un soleil qui se lève et se couche en même temps, on ne peut la comprendre. / L »économie nous colonise / La pauvreté finit par devenir un luxe. / L’être recule devant l’esprit. / La vie regarde vers la joie comme une église vers le levant. / Si elle était moins destructrice la bêtise ferait moins peur… / Parvenir au vrai qui n’existe pas. »

De l’art et du savoir. « Par l’écrit le feu resté dans la parole des morts ressort par la bouche des vivants. / Si l’écriture n’appartenait pas au mystère l’homme l’aurait détruite/ Écrire ressemble à mourir un peu. / Le poète est l’oculus de sa nuit. / Devenir un escroc par conviction. / De certains regards on ne peut s’échapper. / Une fois la vase retombée, du fond remonte le silence. »

De l’extraordinaire quotidien. « Au ciel les martinets croisent le fer. /  Trop de neige invite au sang. / Solitude, contrepoids de la neige. / Chacun a sa part du gâteau de la parole. / Tel un oiseau vient la parole. / Vieillard entre momie et sculpture. /   L’eau du linoléum réfléchit les murs d’une tour qu’un prisonnier du songe érige. / Le téléphone sonne : "C’est Michel". Elle répond : "Oui" sans reconnaître la voix. L’inconnu prévient : "La petite est sortie". / Le principe de l’eau rompt la glace. / Rouge à lèvres sur la cigarette, un rire renaît de ses cendres. »

 

Élie-Charles FLAMAND - Percer l’écorce du jour - Éd. Les Amis de la Lucarne Ovale, 2014 – Recueil dédié à Gwen garnier-Duguy. Illustrations diverses : Colonie de salpes (animaux marins) ; Le pavillon où méditer (peinture chinoises, XIXe siècle ; Gravure extraite de l’Anatomia Auri, de Johann Daniel Mylius (1628) ; Le regard de la pierre (Barytine et marcassite, Pologne) - 50 pp. – 15 €.

Qui est-il ? La question n’a pas lieu d’être, on le verra dans la brève notice biographico-littéraire qui figure ci-dessous.

-Qu’écrit-il ? - Dans ce recueil ? - Oui, dans ce recueil…

Ceci - « Sous la gifle d’un vent sévère / Coup octroyé par l’Être durant sa floraison / La façade de l’instant vient de tomber en poussière » - Dehors, dedans ? Octroi des révélations successives ?

Ceci - « Maintenant / oui maintenant j’aimerai plus que tout / Lapidifier l’esprit / Pour entendre le chant sublime de la pierre » - Calcification et chant de la matière, ou celui des anciennes cathédrales debout ?

Ceci - « Les couleurs si spontanément malaxées / Enchevêtrent leurs harmonies / Puis intensifient sans cesse ces connivences / Tandis que la trompette laque la note / Monte vivre et volatilise / Même les très secrètes nostalgies // Dessous le rythme par sa rigueur agile / Enfin réussit presque à déifier le corps » - Délicate excitation musicale, quintessence du « son », les jeunes gens aujourd’hui aiment « le son » ! « Connivences » instantanées… relations neuves de ‘Être au sentiment, dans… par la musique. (Le poème « Saint Louis blues » est dédié à Oliver Jackson P.M.)

Ceci - « La statique solennité de la blancheur / Falaise / Opposée à la langueur de la plage qui va s’élargissant / Cette estrade qui plonge dans l’amertume scellée de la mer / Écume / Au voisinage de nos gestes si frêles / Alors que pointes et tranchants des becs et des ailes / En rythme vont au vent de l’éphémère » - L’âme des paysages, des monuments de nature qui joint toute âme…

Et ceci - « La coulée du mystère / Plonge jusque dans l’eau patiente des souvenirs // Aussitôt le parc de l’acquis se clôt » - À l’abstrait se joint le concret, c’est la marque du deviner, de l’intuitif, de l’autre sapience… et il n’arrête pas, le Poète-aurige de faire tourner son char sur la piste de ce monde.

 

 

Basile ROUCHIN - Détail d’Intérieur - Ed. Interventions à Haute Voix - Collages de Cathy Garcia - Préface (excellente !) de Marie-Madeleine Fragonard - Publié avec l’aide de la M.J.C. de la Vallée (Maison pour Tous de Chaville) - 80 pp. - 10 €. / Contacter : Gérard Faucheux / 5 rue de Jouy - 92 10 €. / Contacter : Gérard Faucheux / 5 rue de Jouy - 92 370 – CHAVILLE / Tél. 01 47 50 23 93 / gerard.faucheux@numericable.fr

Une place au Soleil ouvre le feu : « État de siège. / Venir à la vie / Par le derrière. / Voir sa mère se jeter, une nuit / Tête la première. /// Déclarer sa flamme / Le cœur serré / Comme on débute une guerre, / La peur au ventre. /// […] Finir secrétaire de cabinet, / Rompu au barreau, aux hostilités / Comme aux affaires classées. //// […] Et terminer peut-être aux assises / Où attendent dans la nuit grise, / Un bourreau haute tension / Et l’ombre d’une chaise. - Le combat est mon repos ! - Don Quichotte ne fut pas le seul à le dire. L’évidence traverse le temps, les destins sont à voir de près. Seul le grand commerce, la honteuse finance, peuvent imaginer réduire l’homme à la stature du petit robot de l’Achat / Vente, des départs et retours de vacances amers quoique bien mérités !

Adoravoration. « Je vous aimais / Et mets vous étiez. /// […] Proie taillée pour être dépoitraillée. Est-il encore utile de vous amourhacher. Chère amie tendre, / Quand dans mon cœur ne reste de vous / Que des morceaux choisis ?   - Sous les mots joueurs, les jeux d’horreur. La femme, les femmes payent le prix exorbitant des bons repas de la brute. Notre monde, il faut bien dire ! Basile Rouchin ne s’exonère pas du monde. Ne nous en exonère pas.

Bague attelle. « De mon père, / Tu obtins ma main. // De rose, mon avenir / Vira hématome. / Tu t’avéras vite déçu // Et j’appris par cœur / La force tes poings. - L’ellipse, le coup de taille ou d’estoc s’inscrivent dans la matière même du poème. C’est cela le style. Le sien. Mieux que litote, l’économie absolue des mots, l’absence de récit, de roman… mais tout est dit ! D’autres « thèmes » du monde où nous baignons paraissent dans le recueil, qu’on me pardonne de ne m’être attaché qu’à un seul ou presque. Basile Rouchin doit se faire sa nouvelle «  place au Soleil », la Poésie y gagnera !

 

Anne JULLIEN - Terminus 2007, énigmes - Est-ce le titre ? L’éditeur ? Mystère ? Le bref recueil n’indique rien à leur sujet. Si l’on navigue mieux que moi dans les trucs- bazars-machins facebook, sites et blogs… On ira voir : http://ecritsanejullien.blogspot.fr/ - ou - http://annejullien.over-blog.com/ - On a quelque chance de recueillir des informations, car Anne Jullien est bien présente sur les écrans ! Ce que j’ai pu trouver figure dans la notice biobibliographique, ci-dessous. Peu ! Le dessin de couverture s’intitule « Brouillage rurbain », il est de la main d’Olivier Jullien (2008)… Quelques « énigmes », donc :    

« Qu’attendent-ils ces oiseaux sur un toit ? » / Alignés trois goélands regardent / En ordre font le guet / « Protègent-ils de semblables amants. / Mais contre quel guerrier ? » [… et plus loin…] Cela n’empêche pas une voisine, / au-delà du jardin, de convier le vent à souffler sur le linge, sur l’heure, sur celui qui ne rentre pas… Une hirondelle, qu’est-ce que c’est ? »   - Pour le vent, on croit savoir, mais les oiseaux, quelle est leur fonction exacte ? En ont-ils seulement une ? Pourquoi sont-ils là, si près des hommes, si près de leurs amours, de leurs tragédies perdues dans le cosmos ? Une hirondelle, oui, qu’est-ce que c’est ? Puissante énigme qui ne laissera de trace que dans les mots des hommes, s’ils sont attentifs…

« Les enfants ont un grand lit pour eux et sous leur ciel de coton les sorciers et les fées ne durent qu’un temps de rêve… » […] Les enfants tuent, fauchent et incendient, la gloire au cœur et le sang sous leurs paupières. » - Oui, ils font ces choses les enfants ! Ils ne peuvent s’en empêcher, il me semble. Moi-même… mais à quoi bon ! Puissante énigme des enfants assassins innocents, et pires s’ils restent enfants en grandissant ! Que fait le diable ? Où est-il caché, irréfutable, indiscernable dans nos plus beaux paysages ?

«Même si la mer est loin / Le ciel l’inaugure /// Juste après ce virage // Le ciel est un drap qui sèche au soleil et au vent /// Un papillon / Laura demande pourquoi il y a un papillon » - Plutôt que pour ne rien dire, Anne Jullien nous propose les mots qui disent que le Sens ne nous est pas donné, que notre inquiétude doit être et qu’elle est en effet, non pas invalidante, mais taraudante, ne nous laissant jamais en paix. À la fin, chacun fait ce qu’il peut et doit : «  Je fais de la poésie je fais / fabrique de la poésie / la poésie j’oublie de regarder / le bleu froid de la fenêtre / dehors le bleu de glace du ciel / dehors je fabrique de la poésie… » Puissante énigme ! Dure honnêteté de cette « fabrication » inéluctable ? Certains s’interrogent, d’autres pas ? Énigme encore. Veulent-ils seulement digérer et dormir tranquilles ? Une petite fille demande « pourquoi le papillon ? » Mal ou bien partie, la petite Laura ? En tout cas on s’interroge : pourra-t-elle dormir tranquille demain, ou longtemps après ? Énigme sur énigme : Anne Jullien les enfante pour nous et nous garde attentifs.  

 

LE GOLVAN (Nicolas) - Psaume des Psaumes sous-titré : « J’écrirai lorsque, physiquement, les autres n’en auront plus la force… » - Illustrations d’après le manuscrit d’Avranches - Ed. La Sirène étoilée – 45 pp. - 2015 - 12 €. / lasirene.etoilee@orange.fr / lasirene.etoilee.monsite-orange.fr / 13 Hent Ar Stankennig - 29910 Tregunc.

Le « psaume » (du grec ‘psalmos’) est amplement présenté en ouverture du recueil. Cet air joué sur le psaltérion, sera accompagné d’un chant religieux. Les « Psaumes de Salomon » en témoignent, avec ceux de « David »… et d’autres personnages bibliques.

Nicolas Le Golvan nous annonce se situer dans un effort ultime, un isolement, et peut-être un recommencement du chant dans un ailleurs… : « … fossile promis / voix chacune tirée au fil / la gueule un soc alors perdu en terre / là derrière / là-dessous mes pieds / de gris / combien d’autres tassés / ici seul en vérité / alors seulement j’écrirai. » David ? Éloigné de l’abjection… Disparu de cet espace et de ce temps : « David, pauvre toi / Je n’ai pas de poème pour envelopper tes restes / Je n’ai pas ouvert de ces livres linceuls… […] je n’ai rien à te dire, ma mémoire est ici, dans l’abject aujourd’hui où tu es pourtant mort David // comment peut-on mourir ici ? /// au dernier crime / tu n’as pas même pensé à te couvrir de jolis mots » - Un détachement ? Un abandon ? Non, ce n’est pas suffisant. Un rejet donc, une exécration… Et pourtant un arrêt sur le Chanteur biblique : « … tu n’es pas matière, David / à gloser dans la fumée / tu es ma bouche en vie, ma langue humide, un crachat retenu car la soif dans la fumée tu épaissis la morve // tout se mange ici tout moque / te cracher ? / non, David / je m’exécute d’abord à ma soif et te tairai » - Affrontement ? À travers les temps, les âges ? En proximité cependant : « Me pardonneras-tu, David, d’avoir oublié l’amant que tu ferais aussi ? » Le profane est profanateur, en effet : « tant que tes chairs tiendront tant qu’il y en aura / vite l’aimé les pénètre d’un amour combien profane ». – Mise en doute, et en cause, c’est ici encore une affaire de sens et de valeur : « voici ma seule science, en ta déposition, David. / que valaient tant de livres ? » - Une facette supplémentaire de la seule question qui vaille. Conversation poursuivie au bord du gouffre : « tant que je te tiendrai David en distinction nous échangerons nos rangs dans ce sourire de fosse ». - Le sentiment qu’on éprouve est d’un chaos en marche, d’une fin de tout s’approchant, d’un inutile effort : « serais-tu mon roi, serais-tu mon frère, l’insecte ou le rat / seule ma chaux est prodigue et ne se souvient pas. » - Il y aura un vainqueur du combat : « Réglons nos comptes, David […] si je tope ta main, elle rompt.» - Mais quoi ?... à la toute fin, le désastre… l’effacement… Le monde de David préfigurait-il le nôtre, d’oubli satisfait et violent, de méconnaissance « mortellement » sûre d’elle-même. C’est mon sentiment. Parmi quels cauchemars naviguent les songes de Nicolas Le Golvan ? Chacun de ses lecteurs aura à se frayer sa voie propre dans ce Psaume infernal :

« Reste ma propre mort, David, elle se sait orpheline et ne t’appartient pas plus qu’aux racines de l’arbre

de nous elle emportera la mémoire au-delà des forêts car je n’ai pas failli dans l’ordre brutal des choses  

souviens-toi longtemps à charge de nous deux car j’ai mieux à chanter que le poème des morts

je ne le connais pas. »

__________________.

 

BRÈVES NOTES BIOBIBLIOGRAPHIQUES

Annie DANA : Se consacre au théâtre, à la mise en scène, aux ateliers d’écriture en milieux étudiants, carcéraux et professionnels. Dernières publications & travaux : Odysséa (pièce diffusée sur France-Culture), Roman & fiction aux Ed. Rupture : « L’Oracle inversé »,  « Éblouie ». En revues : Nouvelle Donne ; la Barbacane, La Sœur de l’Ange, Écrit(s) du Nord…

 

Cathy GARCIA : artiste polyvalente, a donné des spectacles de rue (avec Les Plasticiens Volants- 1991-2003), a fondé la revue de Poésie Nouveaux Délits qu’elle tient en vie depuis 2003, se consacre à son art graphique multiforme. Ateliers divers, publie des notes de lecture dans La Cause Littéraire… A publié des recueils marquants : Trajectoires, Chroniques du hamac, Eskhatiaï, Les Mots allumettes, Salines… chez divers éditeurs (Asphodèle-Cardère-de l’Atlantique/DLC/ Encres Vives/ Clapàs...) Consulter :

http://gribouglyphesdecathygarcia.wordpress.com... / - http://larevuenouveauxdelits.hautetfort.com/ - et le site de La Cause Littéraire.

 

Gilles PLAZY. Le poète réside en Bretagne selon toute vraisemblance ; il est d’une absolue discrétion quant à sa biographie. On doit pouvoir s’informer grâce à l’internet : voir lignes introductives ci-dessus.

Il a publié Les Mots ne meurent pas sur la langue, chez Isabelle Sauvage, en 2014

 

Margo OHAYON. Elle voit l’image non encore apparue sur les écrans, pense la pensée impensée, énonce celle qu’ont en vain traquée Socrate et Lao Tseu, elle a la vision inconnue des philosophes, celle ignorée de la cartomancienne, d’André Breton et des chamans les plus affûtés. Elle erre dans les champs bouleversés du conscient et du difficilement discernable… Elle vit et écrit dans le Lot, fut un temps infirmière de nuit, connut la fragilité, l’espoir, le désespoir des humains, les confrontations de la vie et de la mort, la consistance du néant. On trouvera sur l’internet la somme considérable de ses œuvres : recueils, poèmes en revues, anthologies et correspondances. Actuellement aux prises avec un éditeur douteux autant qu’indélicat, elle travaille néanmoins avec constance à une entreprise poétique monumentale.

 

Élie-Charles FLAMAND. Qui est-il ? Sa renommée est d’être lui-même au secret de l’Atelier, dans le secret des minéraux, des eaux, des pierres et des esprits-âmes et des âmes-esprits. Au cœur vivant du monde. L’œuvre poétique est immense : Cf. À propos de la Poésie d’ Élie-Charles Flamand, choix d’études, etc., à La Lucarne Ovale. Il reçut l’onction d’André Breton, d’André Pieyre de Mandiargues et de bien d’autres. De lui, ils ont écrit :

Marc KOBER, son meilleur exégète actuel : « C’est un "périple acéré" que doit affronter en lui-même celui qui sait que de la "crypte charnelle… monte le cheval de l’esprit »« Lire un recueil d’E-C Flamand est un acte qui se conçoit seulement dans la durée : c’est un être transformé qui referme le livre. » - « Accroître l’acuité de sa perception de l’univers, tel semble être le vœu souvent manifesté dans son œuvre. »

Le poète MATTHIEU BAUMIER : « La poésie de Flamand est une marche d’alchimiste vers l’étoile. Un cheminement vers la lumière intérieure, la seule réalité qui soit réellement - et aussi la plus voilée. » « … poésie en avance. Des poésies qui annoncent le rôle de la poésie dans le monde de maintenant, un rôle en train de se lever>. »

 

Basile ROUCHIN - Qui est-il ? Nul ne le sait (sauf ses amis, proches et parents, on le suppose). Nous sommes, selon toute apparence, devant son premier recueil, dont les poèmes se sont auparavant épars dans une bonne vingtaine de revues, certaines de renom et d’autres plus discrètes. Son excellente préfacière, Marie-Madeleine Fragonard, nous laisse entendre qu’il pourrait être « celui qui écrit des mots que les autres ne peuvent formuler »… ou encore, en tant que « symbole », «ce serait l’hématome, le sang captif, douloureux, réitérable, changeant, morcelé, camouflable. » Le blanc entre vers, entre strophes… une de ses marques, est un lieu où « il se passe quelque chose… : approfondissement, angoisse, découverte, résignation… » Et surtout : « Pas de lyrisme qui se satisfait de son propre envol. […] Poésie très loin des indignations véhémentes : le pathos est suspect, truqué, appel compassionnel détestable et vampirique adopté par les séries télévisées et les actualités où l’on se repaît du malheur d’autrui avant de l’oublier dans une indifférence bétonnée. » On (je !) n’ira(i) pas contre cette rare volonté de dire autrement, de ne pas se répandre en strophes dégoulinantes de beaux sentiments, de ne pas répandre le vent poétique convenable, le vers-myriade du bon faiseur, le poème au mètre linéaire comme s’usinaient autrefois les tableaux de sous-bois avec biches blessées, les couchers de soleil sous les ponts de Paris… mis en vente à La Samaritaine !

 

Anne JULLIEN - Dans la jungle des écrans, j’ai cueilli ce peu de chose : (Elle est) née à Brest en 1961. Vit (heureusement) à Porspoder (Finistère). Prix Paul Valéry en 1979. Parution en revues (Hopala!, Nouveaux délits, Interventions à Haute Voix, Décharge, Les Voleurs de feu, 7 à dire, Comme en poésie, Spered Gouez, Diérèse, Saraswati...). Parution dans l'anthologie « Femmes en littérature » chez Spered Gouez en 2009. Quatre recueils : « Dans la tête du cachalot » et « les yeux des chiens » aux éditions Asphodèle ; « Flottilles » aux éditions de l'Atlantique. "terminus 2007, énigmes". Poèmes traduits en anglais-américain par Michèle Bolduc (professeur de français et de traduction à l'Université de Wisconsin-Milwaukee).

Peu pertinent, certes, de ne citer qu’un extrait d’article. Voici cependant ce qu’écrivait il y a peu Anne Jullien d’elle-même, le premier paragraphe d’un article intitulé fonctions vitales, publié le 24 Juillet 2015 in corps. Les experts le trouveront sur l’internet :

« Je ne suis pas une espèce curieuse, juste observatrice et observée par qui passe. Ce que je vois, je l’enregistre. Je me déplace dans les rêves, nus pied et sans bouger. Chose morte mais un peu vivante, dorée par le soleil placardé à la vitre, chauffée par le soleil collé à la vitre, brûlée par le soleil cloué à la vitre. Si je regarde dans un miroir flaque fond de casserole bouclier couvercle œil carrelage, je distingue une forme trapue, retournée sur elle-même, tête sans visage inclinée vers des hauteurs, yeux vides, on ne sait pas si enfouis dans la masse il y a il pourrait se trouver s’en extirper, des membres. Un langage articulé, non. Je me nourris de ce qui passe même l’oubli. »

Nicolas LE GOLVAN - Ceci, cueilli au passage : Il est né en 1971, a publié plusieurs livres de fiction, dont le roman « Reste l’été » (Flammarion, 2012). Et aussi : « Dachau Arbamafra » (Ed. Les Doigts dans la prose, 2012) – Taravana (Ed. L’Échappée belle, 2015) - Alyah (Ed. Alna, 2015) - Et ceci, cueilli sur les écrans : « LE-GOLVAN  est la tête chercheuse d’un autre, plus complet. N’a pas de bio. Est tout de même né, notamment en 1971. Fréquente les bonnes revues, notamment Dissonances. A aussi commis dans quelques mauvaises, notamment... Écrit avant tout : roman, poésie, nouvelle, théâtre. Lit impitoyablement. Se tait lorsqu’il n’a rien à dire. »  http://nicolas-legolvan.iggybook.com/fr/ 

Michel HOST

_________________________________________________Le 6 / III / 2016

« Quel poète d’aujourd’hui ne se reconnaîtrait pas dans ces paroles fiévreuses (*), peureux comme nous sommes devenus devant l’agressivité d’une civilisation technique apparemment toute-puissante, d’une culture de masse pour le moment étouffante, et surtout d’une mentalité matérialiste, bornée, accablante ? » - (*celles de Benjamin Fondane - Magda Carneci, Manifeste pour Fondane, La Soeur de l’Ange, n°10, p.221

« Toutes les affirmations des poètes répondent en nous à quelque chose de vivant, à un trouble du cœur auquel nous reconnaissons la vie. »  -  Benjamin Fondane, Faux Traité d’esthétique, Plasma, 1980, p.14

 

 

 

 

 

 

 

 

28/02/2016

Mère Nature

 

 

25/02/2016

The Lie We Live (Le mensonge que nous vivons)

 

à voir sans le son, la musique est de trop............

 

 

 

16/02/2016

« Le soufisme peut être un rempart à l’islam radical »

 

 

 

Un membre d'une confrérie soufie à Massin, non loin de Timimoun, dans le sud algérien.
Un membre d'une confrérie soufie à Massin, non loin de Timimoun, dans le sud algérien. Crédits : Zohra Bensemra / Reuters

Faouzi Skali est un chercheur qui conjugue ses travaux universitaires avec sa quête spirituelle. Docteur en anthropologie et sciences des religions, il est l’un des plus grands spécialistes du soufisme, tradition ésotérique de l’islam. Auteur entre autres de Jésus dans la tradition soufie (Albin Michel, 2013), il est lui-même adepte d’une confrérie, la Butchichya. Il a fondé et dirigé pendant vingt ans le célèbre festival des musiques sacrées dans sa ville natale de Fès. Depuis 2007, il préside un autre festival, celui de la culture soufie, dont la 9e édition se déroule du 18 au 25 avril à Fès.

 

À travers votre festival, vous défendez le soufisme. Est-il en péril ?

Dans l’ensemble du monde musulman, de l’Asie à l’Afrique, la culture soufie est très largement majoritaire. Pourtant, son patrimoine spirituel, artistique et littéraire demeure souvent absent de la vie publique.

« L’islam dans sa dimension spirituelle et culturelle, nous en entendons finalement peu parler. C’est pourtant le quotidien de centaines de millions de personnes »

Les tragiques événements récents, commis par des individus qui se revendiquent d’une idéologie wahhabite et d’une conception réductrice et extrémiste de la religion, monopolisent l’attention de l’opinion publique. Les musulmans eux-mêmes ne se reconnaissent pas dans cet islam. Comment s’identifier à ces actes barbares perpétrés à Mossoul, au nord du Nigeria, à Paris ou ailleurs ? Il y a un effet d’optique qui inverse la réalité de l’islam vécu et pratiqué. Il me semble donc que le soufisme a besoin d’être soutenu, expliqué, débattu, pour faire valoir sa réalité dans le quotidien.

 

Cérémonie des derviches tourneurs au Caire, le 10 décembre 2009.
Cérémonie des derviches tourneurs au Caire, le 10 décembre 2009. Crédits : REUTERS

La spiritualité peut-elle faire face aux pulsions destructrices ?

Il est urgent de changer la perception de l’islam car certains musulmans peuvent finir par croire que la réalité est celle des écrans d’ordinateurs qui diffusent les crimes filmés par les extrémistes eux-mêmes.

Lorsqu’on dit que l’islam est tolérant et ouvert aux autres religions, cela peut sembler un discours minoritaire et un peu naïf. J’avais créé le festival des musiques sacrées de Fès pour en apporter une démonstration. Ce festival était en symbiose avec cette ville, en harmonie avec son histoire spirituelle, son héritage arabo-andalou et sa multi-culturalité.

Il me semble crucial de réveiller cette tradition de l’islam spirituel qui est le quotidien de centaines de millions de personnes. En témoigne par exemple la tradition soufie populaire, les rites du samâ (danse rituelle), les chants et les musiques. Ou encore la diffusion des œuvres du mystique persan Djalâl ad-Dîn Rûmî, du penseur Ibn Arabi, de l’émir Abdel Kader et de beaucoup d’autres. C’est loin d’être marginal. Mais si beaucoup connaîssent Ibn Arabi, combien le lisent vraiment ?

Vous entendez faire de Fès l’un des lieux majeurs d’une sorte d’internationale soufie pour contrer l’influence du wahhabisme très forte en Afrique ?

Ce serait trop restrictif de dire que c’est pour contrer le wahhabisme dont l’histoire, très récente [18e siècle], ne peut être comparée à la richesse du patrimoine soufi [né en même temps que l’islam au 8esiècle].

« Il faut voir le désarroi de nombreux musulmans qui ne comprennent pas le rapport de Daech avec l’islam »

Pour simplifier : de la même manière que l’Arabie saoudite est exportatrice du wahhabisme, le Maroc, qui est imbibé de soufisme, a vocation à contribuer à son rayonnement en Afrique.

Toutefois, les Marocains ne sont eux-mêmes pas épargnés par la pénétration d’autres courants islamiques et ils ont eux aussi besoin de repères. Fès est donc un lieu qui permet une réflexion et une expression libres. C’est un écrin de la civilisation islamique, face au désarroi dans lequel Daech plonge de nombreux croyants.

 

Un membre de la confrérie tijanya se recueille devant le tombeau du fondateur  Cheikh Ahmed Tidjane Chérif, à Fès le 14 mai 2014.
Un membre de la confrérie tijanya se recueille devant le tombeau du fondateur Cheikh Ahmed Tidjane Chérif, à Fès le 14 mai 2014. Crédits : AFP

Pour les non-initiés, le soufisme peut paraître confrérique et même fermé. C’est ce qui explique sa confidentialité ?

L’histoire du soufisme est d’abord populaire. Autrefois, le soufisme était culturel et naturellement intégré dans le quotidien des musulmans. Cette réalité est toujours très présente, mais elle est moins perceptible dans la culture moderne.

« Je pense et je veux croire qu’il y a un besoin de spiritualité chez les jeunes dont une partie est détournée par des groupes extrémistes. Il nous faut donc faire rempart, par la spiritualité »

Avec ce festival, par-delà les limites de telle ou telle confrérie, nous ramenons cette réalité sur la place publique. À Fès, des liens très forts existent avec la grande mosquée de la Qarawiyine, avec la Tariqa Tijanya dont le tombeau du fondateur Cheikh Ahmed Tidjane Chérif, se trouve dans la ville et donne lieu à un pèlerinage. L’islam soufi de rite malékite irrigue l’Afrique de l’Ouest et la relation historique est très profonde entre les confréries et les théologiens de part et d’autre du Sahara.

Je crois qu’aujourd’hui il faut aller au-delà du soufisme maraboutique et confrérique. En Afrique, je rencontre beaucoup d’érudits qui sont parfois gênés que l’islam ne soit réduit qu’à cela. Or il y a d’autres richesses dans notre civilisation en partage : la science, l’art…

Comment contrer le prosélytisme de groupes islamistes radicaux qui maîtrisent les moyens de communication modernes ?

Les islamistes radicaux sont au fond très matérialistes parce qu’ils proposent une consommation de l’extrémisme. Ils font du business, s’accaparent du pouvoir politique et économique au nom de la religion dont ils n’extraient que l’aspect matérialiste. Le djihadisme est le fils monstrueux de l’ultra-libéralisme.

Je pense et je veux croire qu’il y a un besoin de spiritualité chez les jeunes dont une partie est détournée par ces groupes. Un jeune qui ressent un besoin de quête spirituelle peut être embrigadé. Il nous faut donc faire rempart par la spiritualité.

 

Des soufis soudanais à Omdurman, en avril 2010.
Des soufis soudanais à Omdurman, en avril 2010. Crédits : Ahmed Jadallah / Reuters

Quid de l’instrumentalisation politique du soufisme par les Etats ?

Au Maroc, le roi Mohammed VI reconnaît et soutient le soufisme comme pilier de l’histoire du pays. En Algérie pendant longtemps, les autorités ont fait reculer le soufisme et le patrimoine de la pensée de l’émir Abdelkadder était presque ignoré. Aujourd’hui, le soufisme y est revalorisé. Est-ce une instrumentalisation ? En Tunisie aussi, le soufisme a été mis à mal mais on constate désormais un regain d’intérêt de la part des autorités. Défendre un patrimoine culturel soufi est une urgence qui échappe à des velléités d’instrumentalisation politique. Au fond, c’est une guerre culturelle.


En savoir plus sur http://www.lemonde.fr/afrique/article/2015/03/04/le-soufisme-un-rempart-a-la-barbarie-des-extremistes_4587212_3212.html#Kb4Pi4gHbjgKdGqk.99
 
 
 
 

09/02/2016

Accepter la fragilité (José Manuel Torres Funes traduit en français par Laurent Bouisset)

Sourcehttp://fuegodelfuego.blogspot.fr/2016/02/accepter-la-frag...

 

 

Migration, toile photographique de Nicolas Guyot
 
 
 
Du Honduras maintenant, ou plutôt de Marseille, car il y habite maintenant, José Manuel Torres Funes nous a envoyé le manuscrit d'un essai intitulé Escribir la vida / Écrire la vie. Nul doute qu'il s'agit là d'une pièce majeure dans une œuvre comportant des poèmes, des nouvelles et aussi un roman sur le point d'être publié en France et en français par Jacques Aubergy des éditions L'Atinoir. Pièce majeure oui, car tentant une synthèse impressionnante entre de multiples expériences : journalistiques, politiques, littéraires, mais aussi et surtout personnelles, comme si ces éléments épars – tous d'une intensité exceptionnelle d'ailleurs – parvenaient peu à peu à s'agglomérer avec l'âge et osons le mot : la maturité. Les écrits à venir de cet auteur rigoureux s'annoncent passionnants. En attendant d'en lire bien plus, voici quelques fragments de son essai nous invitant à réfléchir au sens à donner à la fragilité, à l'heure où l'instinct de vengeance (qui n'est sans doute pas mort avec Sophocle) afflue et trompe.
 
Écrire en tant qu'Honduriens contre la haine
 
« Je voudrais t'offrir (…) le logis de mon crâne, lamentation déchirée, molécule de chair infime jamais humiliée (…). »
Clementina Suárez
 
Depuis l'âge de sept ans, je me demande pourquoi les discours de haine ont des racines si profondes au Honduras. Bien sûr, je ne le pensais pas en ces termes alors ; ma curiosité se limitait à savoir pourquoi certains de mes camarades de classe avaient autant d'aptitude à humilier les autres – n'hésitant pas à me choisir moi-même comme victime dans certaines occasions.
 
Les réflexions ne manquent pas sur la violence comme phénomène, mais l'ignorance est assez grande quant aux impacts de la haine qui, je le crains, nous est inoculée et reste imperceptible à nos regards superficiels.
 
Sa dégradation la plus brutale et la plus évidente se manifeste dans le mépris systématique et flagrant pour la vie humaine, cependant par-delà même cette violence – qui un jour trouvera son terme – la haine marque le pays comme une espèce de vérole dont les cratères et les cicatrices ne disparaîtront jamais.
 
Cela n'a ni commencé ni terminé avec les massacres ou le coup d’État de 2009, « ce sont de vieilles rancœurs », comme dirait Juan Rulfo.
 
A la différence de la violence, qui est explosive, la haine dévore les entrailles en attaquant en premier le plus précieux : l'intérieur. Et nous autres, comme société, nous avons toléré qu'elle nous dévore les tripes et souille nos idées avec son eau contaminée.
 
Nous nous sommes habitués à vivre avec elle et quand il lui arrive, pour une raison ou une autre, de s'absenter, nous nous demandons où elle est et nous la cherchons jusqu'à la retrouver.
La haine indigne, germine, se ramifie, se transforme, se cache, contamine ; la violence agresse et quand elle explose chargée de haine, elle est plus dure encore.
 
Dans nos sociétés (j'étends cette notion jusqu'à parler du monde entier) la haine occupe une fonction spécifique. Pour commencer, c'est un leitmotiv politique et économique efficace qui profite des résistances et des obstacles qui nous empêchent d'observer les problèmes comme résultant d'une totalité (observable sous différents angles) en nous amenant à conclure qu'il conviendrait plutôt de les aborder de manière séparée et indépendante.
 
Cette vision a ôté tout espoir aux désirs de pluralité, parce qu'en lieu et place d'un processus d'intégration et de lutte contre les inégalités, nous avons toléré que cet amas de haine, en théorie qui devrait se dissoudre au sein d'un développement humain authentique, au contraire s'accumule, pire encore : se transmute.
 
Dès l'enfance, nous apprenons que la vie, comme droit fondamental, est une loi qui peut ou même doit, « à titre exceptionnel », être ébranlée. Le simplisme des discours implacables banalisant la vie – et la mort aussi dans le même temps – s'apprend très tôt.
 
Pas plus l'école que la famille (quand ces deux entités ne font pas simplement défaut) n'ont la force d'octroyer à l'individu les outils nécessaires pour identifier et repousser ces mécanismes sociaux qui détruisent le concept d'être humain. A temps complet, nous sommes exposés à l'inégalité et à traiter les autres ou à être traités par les autres comme des sous-hommes. Dans cette perspective, nous sommes un pays sauvage, où le respect de l'intégrité humaine passe au deuxième ou troisième plan. La première responsabilité de cette faille en incombe à l’État et son système judiciaire désastreux, la deuxième à nous-mêmes.
 
Nous avons à disposition – malgré toutes les limites de nos capacités à produire un raisonnement – un corpus théorique qui explique et nous met en garde en permanence contre les ramifications de la haine, qui fouille les obscures profondeurs de « l'hondurénité » et qui a cherché, du fond de sa marginalité, à déchiffrer la rudimentaire machine discursive – infaillible – qui a perfectionné ces discours. Sans aucun doute, divers travaux en sciences sociales ou artistiques ont donné des clés permettant de comprendre nos drames, cependant, nous n'avons pas encore entamé le projet nécessaire d'une « archéologie du savoir » qui les reconstitue pour les rendre plus visibles.
 
La pensée contre la haine est manifeste dans l’œuvre d'un Ezequiel Padilla Ayestas, qui constamment dévoile ces deux fissures, même si la partie la plus intéressante de son œuvre est celle qui nous dépeint comme des êtres fragiles et nus.
 
Nous sommes nus parce que la brutalité de la haine supprime nos idées, écrase notre pensée, nous met à mal comme êtres humains, pour qu'une fois foutus en l'air nous nous vendions pour quelques miettes.
 
Si nous n'avons pas conscience de notre fragilité, nous ne pourrons nous défaire de l'emprise de la haine et deviendrons les porte-parole de ce qui nous paraît aujourd'hui injustifiable.
 
Notre fragilité, nous devons l'assumer comme un exercice permanent, sans jamais nous situer comme victimes, mais comme victimes potentielles, susceptibles de se convertir en bourreaux. Il faut imaginer le mal, comme le disait Hannah Arendt, ou sinon nous nous tournons vers lui sans le savoir.
 
Les premiers vers du poème « La parole » de José Rivas décrivent un cheminement métaphysique qui s'avère être aussi celui de ce penseur méprisé qui, malgré toute sa profondeur, n'est pas, n'a pas été et craint de ne jamais être écouté suffisamment.
 
« Poète ? Non. En vérité, je ne crois pas.
Visionnaire ? Non plus. Je sens déjà
Qu'au rythme où dans l'oubli je tombe
L'éternité me vole ce que je vois. »
 
 
Deux questions
 
Je propose une lecture de la haine partant de deux questions qui nous aident à nous élever jusqu'à une vision plus claire de nos racines.
 
La première question est la suivante : peut-on ou doit-on tuer un ennemi pour libérer le peuple ? Je m'interroge ici sur le raisonnement à la base des processus révolutionnaires (qu'ils aient échoué ou non), depuis la construction du concept de république aux origines de notre fondation nationale, jusqu'à la rhétorique qu'emploient de manière très fréquente les nouveaux représentants de la « gauche ».
 
A pareille question, on peut répondre en empruntant aux processus et idéologies produits par les expériences de guérilla dans notre pays (au Honduras) et dans les pays voisins (surtout), étant entendu qu'il s'agit là de mécanismes de pensée n'ayant pas connu la moindre évolution – positive – depuis près de quarante ans. D'ailleurs, ce n'est que la silhouette de cette pensée qui s'est maintenue, et non le fond. La réponse habituelle, dans cette perspective, est oui : on peut tuer au nom d'un processus de « libération », il s'agit même d'un « trésor philosophique », certes réservé aux seuls pauvres, mais leur assurant la prise du pouvoir. En d'autres termes : les pauvres se « libèrent », ou bien nous les « libérons », non pas pour qu'ils deviennent des « citoyens » mais des hommes « libres », comme si l'objectif final – et non initial – était de les sortir de l'esclavage. Désir brûlant de « liberté » en somme, et non de « citoyenneté ».
 
La deuxième question, je la propose depuis l'autre camp : Peut-on, doit-on tuer pour protéger notre liberté ?
 
La « liberté », dans ce sens-là, n'est pas un concept philosophique, c'est une invention juridique qui repose sur l'acceptation d'un « état des choses » validé par une inégalité assumée et acceptée. Nous revenons jusqu'aux origines du maintien et de la répartition de la propriété, quand certains sont devenus les heureux bénéficiaires et la majorité la main d’œuvre d'un système féodal qui continue à se reproduire de nos jours, appuyé par des structures qui se sont avérées inébranlables. C'est-à-dire que se sont transformées les lois du marché et non les structures du pouvoir. Le libéralisme, le militarisme ou le bipartisme en gestation, ainsi que le néolibéralisme actuel protègent et garantissent cette « liberté ». La réponse est oui : on peut, on doit tuer si notre « liberté » – c'est-à-dire nos biens – se voient tout à coup menacés.
 
Dans notre cas, sans exclure le fait que la première question a généré de la haine, c'est plutôt la seconde qui a prédominé au long de notre histoire. Les massacres commis par le crime organisé peuvent d'ailleurs également s'interpréter dans cette perspective.
 
Cela semble évident de dire que, si nous n'introduisons pas dans nos dynamiques politiques, culturelles et sociales un autre type de questionnement, nous continuerons ainsi, sans jamais changer notre histoire. L'idée serait plutôt d'entrer en rupture avec elle, non ?
 
Tuerons-nous pour qu'ils ne nous tuent pas ? Tuerons-nous pour qu'ils ne nous ôtent pas ce que nous sommes ? Tuerons-nous pour obtenir ce que nous n'avons jamais eu ? Nous tuerons-nous nous-mêmes pour qu'ils ne nous tuent pas ? Les tuerons-nous pour ne pas qu'ils nous tuent ? Les tuerons-nous pour qu'ils ne se tuent pas entre eux ? Nous tuerons-nous nous-mêmes pour ne pas nous tuer nous-mêmes ?...
 
 
Un « je » qui se questionne
 
Adolescent, je rêvais du Che, je me demandais ce qu'il avait bien pu voir, ce qu'il avait bien pu penser au cours de sa vie, comment il avait nourri son idéal révolutionnaire. A l'occasion d'un voyage en Argentine, je suis allé interviewer un vieil ami à lui, Rogelio Garcia Lupo, l'auteur du Métier secret de Che Guevara, ancien ami également de Rodolfo Walsh, grand journaliste dont m'a toujours parlé mon père et qui est mort un pistolet à la main...
 
Je lui ai demandé : « Quelles étaient, d'après vous, les limites que le Che imposait aux idées, non pas à ses idées en particulier, mais aux idées en général ? Jusqu'où, jusqu'à quel point les idées pouvaient-elles légitimer ses actes ? »
 
Il a évité ma question avec amabilité, me disant qu'il était fatigué. Je pouvais voir sur son visage le rictus de l'ancien qui craint d'être questionné, pas forcément à cause de moi, peut-être en raison de son âge et de son état de santé qui l'empêchaient d'atteindre son plus haut niveau de réflexion. Mon intention n'était pas de le gêner pourtant, je ne cherchais pas non plus à entacher son parcours ou celui du Che.
 
Cela m'intéressait simplement d'écouter l'opinion de quelqu'un qui, en plus d'avoir écrit sur lui, avait connu son visage, sa voix, ses yeux, éléments tout sauf anodins qui, face à la personne, aident à mieux découvrir de quoi sont faites ses erreurs et ses réussites.
Je crois que je comprends mieux, maintenant, à quel point le Che, avant de croire en ses idées, s'en éprenait, chose qui, à la lumière de ma propre évolution intellectuelle, me paraît une erreur.
 
Quand il m'arrive de m'imaginer en train de marcher à ses côtés, je me rends compte que je le respecte, que j'admire son courage, sa volonté, son amour, mais en apercevant le fusil que je tiens dans mes mains, je me demande si je suis vraiment disposé à tuer quelqu'un qui s'oppose en tout point à mes idées, quelqu'un que je considère comme mon « ennemi », quelqu'un que peut-être je ne hais pas – ou peut-être si – mais qu'en raison de cette cruauté de la vie, je dois éliminer si je ne veux pas mourir moi-même ; quelque chose de plus fort que les idées me rend incapable de tirer : la peur et la douleur de ma victime, dont le visage face à moi est tordu d'angoisse.
 
 
Accepter la fragilité.
 
Je me dis que la simple vision d'un visage en train de mourir m'empêcherait d'être la personne que je suis, ébranlerait tout en moi, à commencer par mes idées, parce qu'elles cesseraient d'être le complément de ma vie, pour devenir le carburant m'aidant à combattre ma propre mort. Ce n'est pas la même chose.
 
Ce n'est pas tant que j'aime le visage de l'autre d'une manière évangélique, encore moins que je sois sujet à la compassion, aucun sentiment chrétien ne doit être relié à ça.
 
Il s'agit de quelque chose d'intérieur, de profond, leçon à la fois parallèle et opposée à celle de « l'exceptionnalité » de l'assassinat, dont je ne peux non plus arracher les racines en moi, parce que cette fragilité est également brutale et simple. Je ne peux supporter de percevoir l'humiliation sur le visage de quelqu'un.
 
Et mourir entre les mains de quelqu'un d'autre, c'est mourir humilié, parce que toute idée ayant pour finalité d'entraîner la mort humiliera toujours la vie d'une manière irréparable, or la vie représente ce qu'à mes yeux nous avons de plus respectable et d'incommensurable.
 
Jusqu'à quel point peut-on, dès lors, tolérer l'humiliation qu'un être humain inflige à un autre ? Jusqu'à quel point, avant « d'entrer en action », avant de « châtier », avant de « revendiquer », avant de salir à jamais le manteau des idées, avant donc tout cela qu'il faut écrire en guillemets, doit-on supporter l'injustice ?
 
Personne ne peut prétendre, après avoir ôté la vie à un de ses semblables, quand bien même ce geste aurait visé à éviter une autre mort, qu'il restera le même, intact. Il faut pouvoir l'assumer, cela. Pour ce qui est des autres questions, je ne saurais m'aventurer à y répondre.
 
Rester debout après avoir tué, continuer à avancer, devenir même plus fort, tout cela ne proviendra jamais du simple instinct vital ; après avoir tué nous apprenons à vivre en nous nourrissant de la mort.
 
On ne dit pas sans raison que les soldats les plus forts sont ceux qui ont une expérience de terrain, une expérience directe du champ de bataille, parce que ce sont ceux-là qui ont provoqué la mort.
Mais ce que l'on ne peut nier, c'est que ce soldat fort ne peut être poussé exclusivement par un instinct vital, bien au contraire, si c'était le cas, il serait incapable de faire la guerre.
 
Ce que cette époque funeste est en train de détruire, c'est cet instinct vital, cette idée de la vie innée dans toute société, pour imposer la pulsion de mort, comme si nous étions en guerre, parce que nous sommes en guerre. Notre société se convertit en une nécropole qui s'alimente de la mort pour continuer, bien qu'il y en ait aussi pour croire honnêtement qu'en rendant la mort publique on la supprimera.
 
Comme je résidais en France au moment des attentats terroristes qui l'ont secouée en 2015, j'ai pu observer comment les discours de haine s'imposent, en nous poussant à tout prix à choisir la mort comme la meilleure issue pour régler les problèmes (tant du côté officiel que des terroristes).
 
Les villes se construisent dans la haine. Les campagnes se dépeuplent à cause de ce phénomène de migration qui traverse l'horreur pour échapper à la misère et à la souffrance, alors même que le seul gain d'une telle fuite, où que l'on aille, est davantage de destruction et encore moins de vie. La terre sent le départ, la fumée, la faim.
 
Quand j'ai commencé à écrire de la littérature, la confrontation brutale avec la réalité que nous découvrons en devenant adultes a commencé à souder mes premières images littéraires. La première chose qui est apparue dans ma tête, c'est l'odeur de la guerre. Peu à peu, j'ai commencé à découvrir, alors que je m'étais glissé dans la peau d'un survivant qui parcourait un champ jonché de débris humains, que j'étais le témoin d'un génocide.
 
Nous avions presque tous été exterminés. Dans cette œuvre de fiction, je sortais un pistolet et je tirais en l'air, dans l'espérance que quelqu'un me réponde par un autre coup de feu. « J'ai besoin que quelqu'un me tue ! » m'exclamais-je, et je continuais à tirer jusqu'à épuiser les balles de mon pistolet, sans que personne, pas même un oiseau, ne se manifeste à l'horizon.
 
José Manuel Torres Funes, fragments tirés de l'essai encore inédit Escribir la vida, 2016
Traduction de Laurent Bouisset
 
 

26/01/2016

La violence de nos modes de vie - Discours de Vinay Gupta lors du Festival Black Mountain en 2010, à Llangollen, au Pays de Galles

 

 

16/01/2016

L'utilisation des ONGs Occidentales pour le pillage des ressources de l'Afrique

Un extrait de la présentation de Mallence Bart Williams, en 2015 à Berlin, à propos du pillage de l'Afrique par l'Occident et de l'utilisation, pour cela, des ONG.

 

 

 

 

 

14/01/2016

L’histoire oubliée des Tsiganes internés par Vichy en Camargue

 Par Stéphane Hilarion @Culturebox

Mis à jour le 05/01/2016 à 17H20, publié le 05/01/2016 à 16H56

Mur d'images réalisé à partir des carnets anthropométriques qui servaient de papiers d'identité aux Tsiganes français

Mur d'images réalisé à partir des carnets anthropométriques qui servaient de papiers d'identité aux Tsiganes français

© Culturebox / Capture d'écran
 
 

C’est un pan méconnu de notre histoire. L’internement des Tsiganes par le régime de Vichy durant la Seconde guerre mondiale. Une histoire qu'a découvert il y a près de 20 ans le photographe Mathieu Pernot grâce à des archives du camp de Saliers en Camargue. Depuis il a exhumé l’histoire de ce camp et retrouvé des survivants. Une exposition leur rend hommage à Grenoble jusqu'au 23 mai 2016.

Reportage : D.Borrely, B.Le Vaillant

L’histoire commence en 1997 quand Mathieu Pernot alors étudiant en photographie à Arles découvre par hasard l’existence du camp de Saliers près d’Arles.

Aux Archives départementales il tombe sur des centaines de carnets anthropométriques, pièces d’identité des "nomades" mises en place dès 1912, appartenant aux centaines d’enfants, de femmes et d’hommes internés de 1942 à 1944 au camp de Saliers construit par le régime vichyste sur la commune d’Arles en Camargue.
 
Mathieu Pernot va alors se livrer à un véritable travail d’enquête pour exhumer l’histoire de ce camp de concentration et de ses occupants longtemps oubliés par l’Histoire. Et c’est pour combler ce vide que le photographe décide d’aller encore plus loin en tentant de retrouver des survivants de cette période sombre.
 
Des survivants qui contre toute attente ont accueilli à bras ouverts le photographe, contents qu’enfin quelqu’un s’intéresse à leur histoire, à leur témoignage, et leur dise que cet épisode faisait aussi partie de notre histoire collective.  

Photos de survivants du camp de Saliers retrouvés par Mathieu Pernot

Photos de survivants du camp de Saliers retrouvés par Mathieu Pernot

© Culturebox / Capture d'écran

Un camp modèle pour Pétain

Saliers fut avec Lannemezan dans les Hautes-Pyrénées, l’un des deux camps de la zone sud exclusivement réservés aux "nomades". 700 personnes furent internées en Camargue dans des conditions déplorables.
 
Aujourd’hui aucune traces du camp ne subsistent, seules quelques photos sont parvenues jusqu’à nous et les seules images tournées à Saliers le furent en 1952 quand Henri-Georges Clouzot y tourna des scènes de son film  "Le Salaire de la Peur" avec Yves Montand et Charles Vanel. Le camp sera ensuite dynamité et entièrement rasé.

Le camp de Saliers (Bouches-du-Rhône) en 1942

Le camp de Saliers (Bouches-du-Rhône) en 1942

© wikimedia commons

 
En 2006 un mémorial en hommage aux internés de Saliers a été inauguré en Arles grâce à la mobilisation d’associations qui œuvrent pour la reconnaissance du génocide des Tsiganes qui a fait plus de 250 000 morts pour la plupart exterminés dans les camps nazis. C'est le seul mémorial de ce type en France.
 
Il faudra attendre 2010 pour que le gouvernement reconnaisse enfin le rôle des autorités françaises dans l’internement des Tsiganes, sans pour autant envisager une indemnisation des populations concernées. 

L’exposition "Un camp pour les Tsiganes" de Mathieu Pernot complète une autre exposition intitulée "Tsiganes, la vie de bohème ?", témoignage passionnant sur l'épopée des Tsiganes présentée jusqu’au 9 janvier 2017 au Musée dauphinois toujours à Grenoble.

Un des carnets anthropométriques découvert par Mathieu Pernot aux archives des Bouches-du-Rhône à Marseille

Un des carnets anthropométriques découvert par Mathieu Pernot aux archives des Bouches-du-Rhône à Marseille

© Culturebox / Capture d'écran


Exposition "Un camp pour les Tsiganes - Saliers, 1942-1944", au Musée de la Résistance et de la Déportation de l'Isère - Maison des Droits de l'Homme
Du 27 novembre 2015 au 23 mai 2016
14 rue Hébert 38 000 Grenoble
Tel : 04 76 42 38 53
  
Exposition "Tsiganes la vie de bohème" au Musée dauphinois
Jusqu'au 9 janvier 2017
30 rue Maurice Gignoux, 38000 Grenoble.
Tel : 04 57 58 89 01 - entrée gratuite - ouvert tous les jours sauf le mardi de 10h à 19h.