La tension est vive au Chiapas après l’attaque contre le centre régional zapatiste de La Realidad, dans la forêt Lacandone, au Mexique. C’est le cœur d’une expérience d’autonomie rebelle, d’une ampleur qui n’a guère d’équivalent, qui est ainsi visé.
Comme des dizaines de milliers de zapatistes, Galeano, sauvagement assassiné, était un maestro, de ceux qui partagent avec humilité leur expérience, un maître dans l’art trop rare de pratiquer une démocratie véritable, un artisan ordinaire et modestement héroïque des utopies réelles.
Galeano, assassiné le 2 mai au Chiapas (DR)
Attaque contre La Realidad
Le 2 mai dernier, en effet, un groupe de choc de la CIOAC-H (Centrale indigène d’ouvriers agricoles et paysans – branche historique), une organisation manipulée par les autorités, a attaqué le caracol de La Realidad, l’un des cinq centres régionaux où siègent les Conseils de bon gouvernement zapatistes (instaurés en 2003 afin de mettre en pratique des Accords de San Andrés, signés par le gouvernement fédéral mais jamais transformés en norme légale).
Le solde est une école et une clinique détruites, une quinzaine de blessés et l’assassinat prémédité du « compañero Galeano », l’un des responsables régionaux de la « Petite école » zapatiste, dernière initiative en date de l’EZLN (Armée zapatiste de libération nationale).
Il faut bien comprendre qu’au Chiapas de nombreuses organisations non zapatistes sont incitées par les gouvernements à entrer en conflit avec les membres de l’EZLN (on vient de mettre au jour une correspondance de 2010 entre l’un des assassins présumés de Galeano et Luis H. Alvarez, ancien président de la Commission nationale pour le développement des peuples indigènes).
On leur promet, par exemple, de financer leurs projets productifs, à condition qu’ils reprennent aux zapatistes des terres, des hangars, bloquent leur accès aux ressources en eau, en sable, etc.
« Affrontements intracommunautaires » ?
Les cas ne manquent pas où les familles zapatistes, voire des hameaux entiers, sont chassés, les armes à la main. Il s’agit là d’une stratégie de contre-insurrection, plus discrète que le recours à l’armée fédérale et qui permet de mettre la violence sur le compte des « affrontements intracommunautaires », stratagème déjà amplement mis à profit lors du massacre d’Acteal, en décembre 1997.
C’est cela qui vient de se passer à La Realidad. Pour faire monter la tension, les membres de la CIOAC ont prétendu interdire aux zapatistes l’accès à une carrière de sable dont l’usage était de longue date collectif et se sont emparés, plusieurs mois durant, d’une camionnette du Conseil de bon gouvernement.
Au moment même où un processus de dialogue était en cours entre des envoyés de la CIOAC et le Conseil de bon gouvernement de La Realidad, avec la médiation du Centre des droits de l’homme Fray Bartolomé de Las Casas, et semblait pouvoir aboutir, les dirigeants de la CIOAC ont envoyé un groupe armé afin d’attaquer le caracol de La Realidad.
C’est alors que l’école et la clinique ont été détruites, tandis que Galeano, pris en embuscade par une vingtaine d’hommes en armes, a été sauvagement frappé puis transpercé de trois balles assassines.
Recours à l’armée zapatiste
Face à la violence de cette attaque, qui vise l’un des centres les plus symboliques des territoires zapatistes, le Conseil de bon gouvernement, instance civile, a décidé d’en appeler à l’EZLN pour faire face à la situation dérivant de cette agression.
C’est la première fois depuis leur création, en 2003, que l’un des cinq Conseils de bon gouvernement s’en remet ainsi à l’Armée zapatiste.
Aussitôt, l’EZLN a annoncé la suspension de toutes ses activités publiques, notamment une importante rencontre nationale avec les peuples indiens rassemblés dans le Congrès national indigène et un Séminaire international qui devaient se tenir fin mai et début juin et au cours desquelles devaient être annoncées et discutées les initiatives de la prochaine étape de la lutte zapatiste.
Les récents communiqués du sous-commandant Marcos rendaient palpable le climat à La Realidad : le temps était à la douleur et à la colère, au deuil et à l’hommage à Galeano (qui lui sera rendu, sur place, et un peu partout au Mexique et à travers le monde, le samedi 24 mai), mais aussi à la mobilisation et à la vigilance, face aux rumeurs évoquant une attaque pour « prendre le caracol » de La Realidad.
« Justice pour Galeano »
Solidarité
Des dizaines et des dizaines de messages de dénonciation de cet assassinat et de soutien à la lutte zapatiste sont envoyés, rassemblant de nombreuses organisations, collectifs, syndicats, en France, en Italie, en Espagne, en Allemagne, aux Etats-Unis, au Canada et en Amérique latine, ainsi que l’adhésion de personnalités parmi lesquelles Noam Chomsky, John Berger, Angela Davis, Naomi Klein, Arundhati Roy, Michael Hardt, Immanuel Wallerstein, Eric Hazan, Serge Latouche, Michael Löwy, Jean Robert et bien d’autres. [Une lettre solidaire peut être signée jusqu’au 25 mai en envoyant son nom à chiapas@solidaires.org (texte de la lettre sur http://cspcl.ouvaton.org/spip.php ? article986].
Une campagne mondiale, « Justice pour Galeano. Halte à la guerre contre les communautés zapatistes », se développe. Les mobilisations se multiplient dans de nombreux pays.
S’en prendre à Galeano, c’était viser la Petite école zapatiste, et on le comprend, car celle-ci a pour objet de faire connaître largement le bilan concret de vingt ans de construction de l’autonomie dans les territoires rebelles du Chiapas.
C’est ainsi qu’au cours des trois cessions réalisées entre août 2013 et janvier 2014 plus de 5 000 personnes, venues de plusieurs continents, ont pu séjourner dans des familles zapatistes, partager leurs tâches quotidiennes et mieux comprendre le fonctionnement des instances de gouvernement zapatiste, de la santé et de l’éducation autonomes, patiemment construites à partir des besoins réels des communautés indiennes.
Galeano, qui outre son rôle dans l’organisation de la Petite école au niveau régional, avait été l’un des milliers de Votan (gardien, en langue maya), chargé d’accompagner personnellement chaque participant de la Petite école, de veiller sur lui et de lui fournir toutes les explications souhaitées, en a expliqué lui-même la portée, quelques semaines avant son assassinat :
« Je considère que la Petite école est très importante ; c’est un moyen pour que nous puissions communiquer avec les gens de la ville, pour que nous puissions partager nos expériences, partager les avancées de l’autonomie.
Les “ élèves ” ont pu venir jusqu’à nos territoires ; ils sont venus pour partager avec les familles, pour apprendre. Ils ont pu connaître nos manières d’agir, nous les zapatistes, nos manières de nous organiser, nos moyens d’autoproduction, et comment nous construisons notre propre système de gouvernement […]
La chose la plus grande, c’est qu’ici le gouvernement ne dirige plus ; ici, c’est le peuple qui dirige. C’est le peuple qui décide comment il souhaite que soient les choses. C’est ça qui doit être clair pour les gens : ils avaient entendu dire que, chez nous, le peuple dirige et le gouvernement obéit.
Maintenant, ils sont venus voir de leurs propres yeux comment le peuple gouverne depuis les villages, au niveau des communes et au niveau régional, avec les Conseils de bon gouvernement. C’est ça le plus important, qu’ils viennent connaître ce qu’est l’autogouvernement des zapatistes. »
Hommage à Galeano (DR)
Le rêve partagé d’un autre monde
En lisant ces lignes, je pense à Galeano, dont la photo récemment publiée montre le regard étincelant de conviction généreuse et de force sereine.
Mais je pense aussi à Maximiliano, que j’ai eu l’honneur d’avoir pour votan durant la Petite école, en août 2013. Il y a en ce moment, à travers le monde, plus de 5 000 « élèves » de la Petite école zapatiste, et chacun d’eux, chacune d’elles, a sans doute dans le cœur son propre votan, qui aurait pu être Galeano.
Qui, comme Galeano, comme Maximiliano, l’a accompagné chaleureusement, a mis le meilleur de lui-même pour répondre à ses interrogations sur l’autonomie zapatiste, a nourri une réflexion commune sur le rêve partagé d’un monde libéré de la tyrannie capitaliste.
Un votan qui, comme Galeano, pourrait être mort aujourd’hui, assassiné pour avoir engagé sa vie dans la construction de la seule démocratie qui mérite véritablement ce nom. C’est-à-dire une démocratie qui ne se limite pas au choix rituel de gouvernants qui ne sont finalement rien d’autre que les courroies de transmission des contraintes découlant des logiques productivistes du capitalisme, mais qui consiste en une réappropriation effective des tâches de gouvernement, afin de mettre en œuvre des options de vie collectivement élaborées et débattues.
Je pense à cette incroyable expérience qu’est la Petite école zapatiste.
- Incroyable effort d’organisation collective.
- Incroyable ouverture aux autres et bouleversante générosité.
- Incroyable invention d’une forme si singulière de partage de l’expérience populaire, au plus près de sa pratique et très loin de la rigidité des exposés théoriques et des rationalisations productrices de prétendus modèles.
- Incroyable imbrication de l’expérimentation politique, du lien sensible et de l’intensité de la rencontre interpersonnelle.
- Incroyable force d’humanité qui se dégage des êtres ordinaires (que nous sommes tous) lorsqu’ils brisent la chape de plomb de la résignation et de la passivité, acquièrent le goût de la liberté et commencent à se gouverner eux-mêmes.
C’est tout cela que, comme chaque votan de la Petite école zapatiste, Galeano symbolise maintenant. C’est cela qu’on a voulu assassiner. C’est cela – cet autre monde non seulement possible mais tangible, réel, de chair et d’os, et nourri de dignité rebelle – que l’on peut souhaiter faire nôtre et défendre.
Jerôme Baschet | chercheur à l'EHESS
http://rue89.nouvelobs.com/2014/05/21/chiapas-a-assassine...