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30/04/2016

Revue Lichen - n° 3 (mai 2016)

 

 

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Au sommaire de ce 3e numéro :

éditorial


Avis aux éventuels candidat(e)s à la publication


El Angelraya : un photopoème


Gabrielle Burel : quatre poèmes


Colette Daviles-Estinès : « Avril » (poème tout neuf) et trois autres poèmes 


Carine-Laure Desguin : trois poèmes inédits


Julie Fuster : quatre poèmes extraits de Pour un retour de la nuit 


Cathy Garcia : « Béance »


Sandrine Garrigos : trois poèmes 


Gabriel Henry : quatre poèmes 


Marc Kerjean : quatre poèmes


Sandra Lillo : trois poèmes


Fabrice Marzuolo : trois poèmes 


Bronck N’fadann : trois poèmes 


Joëlle Pétillot : « Juste à portée »


Mikaël Saint-Honoré : trois poèmes


SCZ : deux poèmes-collages extraits de Bleu (inédit)


Clément G. Second : trois poèmes (Porteur silence, 2015)


Sophie Marie Van der Pas : deux poèmes sur des peintures de Vincent Magni


Sabine Venaruzzo : six poèmes récents inédits


Vu et approuvé : les « Journées d’avril » de Clans (06) : « Le vrai et le faux »


Guillemet de Parantez : le don de mots

 

à lire sur : http://lichen-poesie.blogspot.fr/p/sommaire-du-n-3.html.....

 

 

 

28/04/2016

Lanceurs d'alerte, protégeons-les

Lanceurs-d-alertePAGE3.jpg

 

Pétition à signer ici :

https://www.powerfoule.org/campaigns/panamapapers/lanceur...

 

PanamaPapers, amiante, affaire du Mediator, écoutes de la NSA, Luxleaks, il y a urgence à protéger ceux qui prennent des risques pour notre démocratie ! Ensemble, demandons aux parlementaires qu'ils garantissent la protection des lanceurs d'alerte lors du vote du projet de loi Sapin 2.

En révélant les failles de nos États, de nos économies ou de nos systèmes sanitaires, les lanceurs d'alerte permettent non seulement de renforcer la démocratie mais aussi de sauver des vies. Alors qu'ils agissent dans notre intérêt à tous, ils sont encore trop souvent la cible de représailles.

Aujourd'hui la France ne leur garantit toujours pas de protection suffisante : pas de statut global, pas de protection ni de réparation suffisantes ni de sanctions pénales contre les auteurs de représailles, et encore moins d'agence dédiée pour recueillir et traiter les nombreux signalements. Pas étonnant que 39% des salariés gardent le silence par peur des représailles ![1]

Heureusement dans quelques semaines, une nouvelle loi anti-corruption sera débattue à l'Assemblée Nationale, avec des propositions pour améliorer leur protection.

Elle est encore loin d'être satisfaisante, mais ensemble, nous pouvons l'améliorer!

Si nous sommes suffisamment nombreux à signer cette pétition, nous pouvons pousser les députés à être à la hauteur des enjeux et à accorder ainsi une véritable protection aux lanceurs d'alerte digne des meilleurs standards internationaux, comme le fait la proposition de loi déposée par le député Yann Galut.

Avec PowerFoule, Transparency International France et la coordination des ONG en faveur des lanceurs d'alerte, nous demandons :

 

Il n'y a aujourd'hui pas de définition globale du lanceur d'alerte. Avec 6 articles disparates disséminés dans 6 lois différentes (corruption, sécurité sanitaire du médicament, santé ou environnement, crime et délit, renseignement), le dispositif français ne garantit pas une protection efficace.

Ce que nous demandons :
Une définition globale, calquée sur les recommandations du Conseil de l'Europe : « toute personne qui signale ou révèle, de bonne foi, une information relative à un crime, un délit, une menace ou un préjudice grave pour l'intérêt général, dont elle a la connaissance dans le contexte d'une relation de travail, rémunérée ou non, présente ou passée. »

 

Actuellement, un lanceur d'alerte ne sait pas vers qui se tourner, isolé, dépourvu, il se tait ou s'adresse au mauvais interlocuteur car aucune procédure de signalement n'existe.

Ce que nous demandons :
Une procédure de signalement par paliers, qui passe d'abord par le canal interne (fonction publique ou entreprises privées), ou les autorités judiciaires et administratives, ou un parlementaire. Et si ces voies s'avèrent inefficaces, il faudrait autoriser le signalement externe à la société civile et aux médias.

 

Actuellement, il n'est pas possible de signaler une alerte sous couvert d'anonymat. Or, 62% des salariés qui parleraient ne souhaiteraient pas voir divulguée leur identité, et particulièrement les plus vulnérables d'entre eux (par leur statut, leur âge, leurs revenus). Veut-on vraiment prendre le risque de passer à côté d'éventuels signalements ?

Ce que nous demandons :
La garantie de confidentialité et si nécessaire la possibilité d'anonymat.

 

Les lanceurs d'alerte font souvent l'objet de représailles, nombreux sont ceux qui perdent leur emploi.

Ce que nous demandons :
En cas de licenciement d'un lanceur d'alerte dans une entreprise privée, le conseil de prud'hommes serait compétent pour intervenir en référé pour prendre des mesures conservatoires de maintien du lanceur d'alerte dans son emploi.  Dans les administrations publiques, cette compétence est conférée au juge administratif.

 

Alors qu'ils agissent pour l'intérêt général, ils doivent faire face à des frais parfois décourageants pour garantir leur défense. Sans accompagnement financier des lanceurs d'alerte, il n'y a aucune garantie qu'ils puissent se défendre.

Ce que nous demandons :
Il faut indemniser le lanceur d'alerte à hauteur du dommage moral et financier subis. Il ne s'agit pas de rémunérer le lanceur d'alerte.

 

Les lanceurs d'alerte font souvent l'objet de représailles (licenciement, diffamation, harcèlement, mise au placard) et il n'y a aujourd'hui aucune sanction pénale contre les auteurs de ces représailles. Ne pas punir les auteurs des représailles, c'est leur donner carte blanche pour recommencer.

Ce que nous demandons :
Des sanctions pénales et disciplinaires en cas d'entrave au signalement d'une alerte ou de mesures de rétorsion à l'encontre du lanceur d'alerte.

 

Aujourd'hui, il n'existe aucun organisme indépendant pour traiter ces alertes, conseiller ou accompagner les lanceurs d'alerte.

Ce que nous demandons :
La création d'une Agence nationale de l'alerte indépendante. Sa mission serait de recueillir et traiter les alertes, de conseiller, accompagner et protéger le lanceur d'alerte et d'informer le public sur la législation en matière d'alerte. Les pouvoirs de l'agence l'autoriseraient à procéder à toutes vérifications ou enquêtes, à recueillir toute information qui lui paraitrait nécessaire sans que son caractère secret ou confidentiel ne puisse lui être opposé.

 


Campagne réalisée en collaboration avec Transparency International France, la section française de Transparency International, principale ONG mondiale dédiée à la lutte contre la corruption, qui milite à ce titre de longue date pour qu'une protection effective soit accordée aux lanceurs d'alerte.

14:23 Publié dans AGIR | Lien permanent | Commentaires (0)

25/04/2016

Pour le maintien de l'accueil des « migrants » à Gourdon (Lot)

                                        

 

Vous  pouvez signer cet appel sur le site internet,

et laisser vos coordonnées si vous le souhaitez...

http://soutiens.enresistance.fr/

 

Un reportage cinématographique sur le C.A.O. (Centre d’Accueil et d’Orientation) et sur le collectif a été réalisé par les ”Actualités Locales au Cinéma”. Il est projeté au cinéma de Gourdon et ici : 

ALC Gourdon 32 - Le Centre d'Accueil et d'Orientation de Gourdon from panoramatv on Vimeo.

 

 

Texte de l'appel :


" Nous citoyens, habitants du Lot, tenons à réaffirmer notre engagement pour l’accueil des migrants.

Depuis le 1er mars dernier, suite à la décision du gouvernement de mettre en place des « Centres de mise à l’abri » sous prétexte de désengorger les camps de Calais et Grande-Synthe, la commune de Gourdon a accepté l’ouverture sur son territoire d’un Centre d’Accueil et d’Orientation (CAO).

La commune a ainsi pu honorablement accueillir dans l’urgence une famille et des jeunes gens d’origine Afghane en provenance de Calais.

Au côté des associations caritatives, une partie de la population a traduit sa solidarité avec les migrants par la création d'un comité de soutien. De nombreux bénévoles ont également tendu la main, et généreusement proposé des aides de toute nature. Tous oeuvrent pour qu’un accueil digne des valeurs de la République leur soit offert.

 

Par ailleurs, le CEIIS (comité d'études et d'informations pour l'insertion sociale), association mandatée par l’État, répond aux besoins prioritaires des migrants et les accompagne sur le plan de leur demande d’asile.

  

Un mois plus tard, fin mars, dans la précipitation, la commune a dû faire face à l’arrivée de 19 nouvelles personnes suite au démantèlement, la veille, du camp de Stalingrad à Paris. Les conditions d’accueil sont alors devenues difficiles pour tous : migrants, municipalité, citoyens…(trouver en moins d’une journée des lits, des couvertures, de la nourriture…).

  

Ces circonstances ont poussé le Maire de Gourdon à demander, dans une lettre ouverte à la Préfète du Lot, la suspension temporaire du transfert de migrants vers la Commune. Alors même qu’il s’agissait pour le Maire de Gourdon d’attirer l’attention des services de l’État sur le fait que les conditions n’étaient pas réunies pour accueillir dignement les migrants, la Préfète du Lot a décidé de « bloquer » tout nouvel accueil à Gourdon.

  

Nous refusons que l’accueil des migrants à Gourdon fasse l’objet d’un règlement de compte politique et demandons par conséquent le maintien du Centre d’Accueil et d’Orientation de Gourdon. Nous appuyons madame le Maire de Gourdon qui est toujours volontaire pour participer à l’effort de solidarité nationale (Voir le communiqué sur le site internet de la commune de Gourdon).

  

Nous, citoyens exigeons en outre des moyens en rapport avec la situation :

 pour échanger avec les arrivants (traduction, alphabétisation, livrets bilingues...) ;

 pour coordonner les actions des bénévoles et des soutiens.

 
 Nous, citoyens exigeons également la transparence des fonds alloués pour l’accueil ;

 

 Nous appelons les citoyens du Lot à se mobiliser pour transmettre cet appel et lutter sans aucune forme de discrimination contre toutes les précarités.

 

Gourdon, le 18 avril 2016

 

Le collectif de soutien aux migrants "

 

11:25 Publié dans AGIR | Lien permanent | Commentaires (0)

23/04/2016

Warsan Shire, poète somalienne

 
 
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Personne ne quitte sa maison à moins
Que sa maison ne soit devenue la gueule d’un requin
Tu ne cours vers la frontière
Que lorsque toute la ville court également
Avec tes voisins qui courent plus vite que toi
Le garçon avec qui tu es allée à l’école
Qui t’a embrassée, éblouie, une fois derrière la vieille usine
Porte une arme plus grande que son corps
Tu pars de chez toi
Quand ta maison ne te permet plus de rester.
Tu ne quittes pas ta maison si ta maison ne te chasse pas
Du feu sous tes pieds
Du sang chaud dans ton ventre
C’est quelque chose que tu n’aurais jamais pensé faire
Jusqu’à ce que la lame ne soit
Sur ton cou
Et même alors tu portes encore l’hymne national
Dans ta voix
Quand tu déchires ton passeport dans les toilettes d’un aéroport
En sanglotant à chaque bouchée de papier
Pour bien comprendre que tu ne reviendras jamais en arrière
Il faut que tu comprennes
Que personne ne pousse ses enfants sur un bateau
A moins que l’eau ne soit plus sûre que la terre-ferme
Personne ne se brûle le bout des doigts
Sous des trains
Entre des wagons
Personne ne passe des jours et des nuits dans l’estomac d’un camion
En se nourrissant de papier-journal à moins que les kilomètres parcourus
Soient plus qu’un voyage
Personne ne rampe sous un grillage
Personne ne veut être battu
Pris en pitié
Personne ne choisit les camps de réfugiés
Ou la prison
Parce que la prison est plus sûre
Qu’une ville en feu
Et qu’un maton
Dans la nuit
Vaut mieux que toute une cargaison
D’hommes qui ressemblent à ton père
Personne ne vivrait ça
Personne ne le supporterait
Personne n’a la peau assez tannée
Rentrez chez vous
Les noirs
Les réfugiés
Les sales immigrés
Les demandeurs d’asile
Qui sucent le sang de notre pays
Ils sentent bizarre
Sauvages
Ils ont fait n’importe quoi chez eux et maintenant
Ils veulent faire pareil ici
Comment les mots
Les sales regards
Peuvent te glisser sur le dos
Peut-être parce leur souffle est plus doux
Qu’un membre arraché
Ou parce que ces mots sont plus tendres
Que quatorze hommes entre
Tes jambes
Ou ces insultes sont plus faciles
A digérer
Qu’un os
Que ton corps d’enfant
En miettes
Je veux rentrer chez moi
Mais ma maison est comme la gueule d’un requin
Ma maison, c’est le baril d’un pistolet
Et personne ne quitte sa maison
A moins que ta maison ne te chasse vers le rivage
A moins que ta maison ne dise
A tes jambes de courir plus vite
De laisser tes habits derrière toi
De ramper à travers le désert
De traverser les océans
Noyé
Sauvé
Avoir faim
Mendier
Oublier sa fierté
Ta survie est plus importante
Personne ne quitte sa maison jusqu’à ce que ta maison soit cette petite voix dans ton oreille
Qui te dit
Pars
Pars d’ici tout de suite
Je ne sais pas ce que je suis devenue
Mais je sais que n’importe où
Ce sera plus sûr qu’ici
 
 
 (traduction Paul Tanguy)
 
 
 
 
 
Warsan-Shire-008.jpgNée 1988, Warsan Shire vit à Londres, où elle est arrivée à l'âge de 1 an. Poète, écrivain, éditrice, enseignante. Elle a  publié :
  • Teaching My Mother How To Give Birth (flipped eye, 2011)
  • Her Blue Body (flap pamphlet series, flipped eye, 2015)

 

 

 

 

19/04/2016

«S’il le faut, je mourrai noyé sous la pluie à Idomeni»

 

Par Maria Malagardis, Envoyée spéciale à Idomeni
 
PLUS D'UN MOIS a passé, QUE SONT DEVENUS TOUS CES GENS AUJOURD'HUI ? J'AI HONTE !!
Haadi, 30 ans, yézidi, dont l'Etat islamique a tué le frère.Zoom
Haadi, 30 ans, yézidi, dont l'Etat islamique a tué le frère. Photo Alexia Tsagkari pour Libération

La situation se dégrade pour les réfugiés coincés à la frontière avec la Macédoine, alors que la «route des Balkans» leur est fermée. Reste la générosité des habitants, qui trouvent des résonances dans leurs histoires familiales.

Un instant en suspension, l’enfant virevolte comme s’il esquissait une danse étrange. Puis, perdant définitivement l’équilibre, le voilà qui s’écrase dans la boue gluante. Les baskets usées, qu’il porte comme des pantoufles, n’ont pas pu le soutenir sur le sol glissant. Il n’est pas le seul à patiner de manière grotesque sur la terre humide de ces champs qui s’étalent à perte de vue dans la brume matinale. Glisser, tomber, se relever : des milliers de silhouettes, comme engluées dans la glaise, esquissent le même ballet, au milieu des flaques qui s’étendent chaque jour davantage et s’infiltrent dans les petites tentes, agglutinées les unes contre les autres et mitraillées par la pluie incessante qui s’abat depuis plusieurs jours sur le nord de la Grèce.

Bienvenue à Idomeni, dernière étape sur une «route des Balkans» désormais bloquée. Du moins pour les réfugiés, ceux qui, fuyant la guerre ou la misère, sont arrivés trop tard à la frontière. Depuis le 7 mars, la république de Macédoine, qu’on aperçoit au loin derrière un rideau de barbelés, est le dernier pays sur cette route maudite à avoir officiellement fermé la toute petite porte qui s’était un temps entrouverte au bout de la voie ferrée.

Les voilà donc tous coincés dans un cul-de-sac, après avoir traversé tant d’épreuves, et souvent dépensé toutes leurs économies. Ils ont encore du mal à y croire. S’interrogent à voix haute, protestent parfois sur la voie ferrée. Refusent souvent de renoncer à leur rêve : rejoindre l’Allemagne, devenu le nouvel eldorado, symbole d’une Europe prospère, qui ne veut plus d’eux. Comment pourraient-ils l’accepter ? Lundi, plus d’un millier d’entre eux ont quitté Idomeni pour tenter de passer en force par les chemins de traverse. Appréhendés par la police macédonienne, ils ont été renvoyés mardi en Grèce, à Idomeni.

Mitraillage des photographes

Le paysage évoque un décor de guerre, de champs de bataille. Est-ce à cause de la couleur kaki des parkas distribuées aux réfugiés ? Celles qui les transforment en Jedi fantomatiques, errant le long de la route, s’agglutinant sous la pluie dans les queues de distribution de nourriture ? Ou bien est-ce à cause des récits qu’ils distillent par bribes, dans un anglais aléatoire ? Et qui évoquent des scènes d’horreur, où reviennent toujours les mêmes mots : «Daech», «Bachar». Mais encore plus souvent : «death», «dead» («la mort», «les morts»). Ceux qu’ils ont laissés derrière eux.

Quand ses deux frères ont été décapités par l’Etat islamique, Hassan a décidé de quitter l’Irak avec ses trois filles. Le long voyage s’est achevé par une traversée périlleuse sur une mer glacée, entre la Turquie et la Grèce. Sur l’île de Lesbos, il a rencontré Redouane, le Syrien aux yeux bleus. Depuis, ils ne se quittent plus, ont installé leurs tentes côte à côte, et subissent passivement le mitraillage des photographes. Idomeni n’échappe pas au cirque médiatique planétaire. Hassan et Redouane sont de «bons clients» : tous les deux handicapés, tassés sur leur chaise roulante. «Jamais je ne retournerai en Irak», affirme Hassan, corps massif semblant pétri de la même glaise qui recouvre le sol. «Voilà vingt jours que je suis là. Vingt jours que je n’ai pas pris de douche», s’excuse-t-il avec un sourire gêné.

Nofa, elle, ne sourit pas. Elle aurait dû passer la frontière il y a dix jours, avec ses cinq enfants. Elle veut rejoindre son mari, en Allemagne. Mais au dernier moment, les douaniers macédoniens ont eu un doute sur les passeports. Qu’ils ont confisqués, sans explication. Seul le fils aîné, âgé de 18 ans aurait pu passer. Il a refusé de laisser sa mère et ses petits frères. «C’est trop tard : la police macédonienne a dû détruire les passeports», soupire une employée du Haut Commissariat aux réfugiés (HCR) devant Nofa, tétanisée et muette. «Mais elle est yézidie [minorité confessionnelle kurde martyrisée par l’Etat islamique, ndlr], elle peut demander l’asile politique, ou bien le regroupement familial avec son mari. Le problème, c’est que ça prendra au moins six mois.» Et en attendant ? «Nous essayons de les convaincre de quitter Idomeni. Le gouvernement grec se démène pour multiplier les camps, dans de meilleures conditions qu’ici. Ils ne peuvent pas rester dans cet enfer, tout le monde tombe malade !» se désole Babar Baloch, le porte-parole du Haut Commissariat aux réfugiés.

Fuite éperdue sans retour possible

Des bus alignés à l’entrée du camp attendent chaque jour ceux qui acceptent de s’éloigner de la frontière. Certains cèdent, épuisés, comme Manaf, un Syrien venu d’Alep avec sa petite fille : «Je n’en peux plus, on vit comme des animaux ici. Voilà trois jours que mes enfants dorment sous une tente qui prend l’eau.» Mais parfois, ils s’obstinent : «Je ne bouge plus ! J’ai déjà risqué la traversée périlleuse par la mer. Alors s’il le faut, je mourrai noyé sous la pluie à Idomeni», proclame Mohamed Jarosha, bel homme de 23 ans, échoué dans ce camp avec toute sa famille. Il vient de Homs, où il était encore étudiant, mais déjà marié. «Je suis même le marié le plus malchanceux du monde, rigole-t-il. Le jour de mon mariage, Daech et Bachar al-Assad ont attaqué simultanément la ville. On a dû interrompre la cérémonie. Ce fut un carnage.» Sa famille avait une ferme, des maisons, des voitures. «Il ne reste plus rien, tout a été détruit, souligne le jeune homme. Je ne demande pas l’aumône. Les Européens savent que nous sommes un peuple travailleur. A l’école, comme à l’université, j’ai étudié l’Europe des Lumières, la construction de l’Union européenne, son attachement aux droits de l’homme. Comment peuvent-ils nous rejeter comme ça ?»

Sidon ne comprend pas non plus. Ce Yézidi originaire d’Affrin, près d’Alep, se retrouve à Idomeni avec douze membres de sa famille. Il tient son fils aîné de 8 ans dans ses bras tel un pantin désarticulé : Barakat est handicapé, ils l’ont porté pendant tout le voyage, une fuite éperdue sans retour possible. «Daech a tué 40 enfants yézidis cette semaine à Mossoul, en Irak», rappelle Sidon, en serrant encore plus fort son fils dans ses bras.

«Les trois premiers jours, quand tu te retrouves à Idomeni, dans la boue, sous une tente de fortune, tu es choqué, tu te dis que tu ne pourras jamais supporter cette situation. Et puis au bout de sept jours, tu t’en fous de ne pas prendre de douche, tu ne penses qu’à survivre», raconte Abdul, installé dans le salon d’une vaste maison à Pefkodasso, un village à une dizaine de kilomètres d’Idomeni. Père de deux adolescentes, Abdul, vétérinaire syrien, a eu de la chance : il se trouvait sur la route principale du camp, trempé jusqu’aux os, lorsqu’il a croisé Alexandre Tomboulidis. Ce coiffeur à la retraite a aussitôt arrêté sa voiture : «Je leur ai demandé combien ils étaient. Ils m’ont répondu 15. Au final, ils sont 18 à vivre chez nous», raconte Alexandre, dont la confortable villa s’est transformée en camp retranché. Ou plutôt en usine : les voisins aident pour la cuisine, la vaisselle, ranger le linge. La machine à laver tourne sans cesse, les canapés du salon sont transformés en lits. «Ce n’est pas possible de laisser ces gens, et surtout ces enfants, dans le froid, sous la pluie», plaide Alexandre.

A ses côtés, Yannis, son beau-frère, tient dans ses bras un tout petit bébé : «Il m’a adopté !» glisse le sexagénaire, avant de s’effondrer en sanglots : «Quelle image donne-t-on de l’humanité ? Qui sont ces dirigeants européens, insensibles au point de fermer leurs portes à des enfants qui fuient la mort ?»

Alexandre et sa femme Despina, comme Yannis, ne sont pas une exception. Les Grecs ont réagi avec une générosité inouïe au désespoir des réfugiés. «Ces gens sont des anges que le destin a mis sur notre chemin», souligne Abdul qui serait presque tenté de «rester en Grèce», si sa femme n’était pas déjà en Allemagne.

«Qui sait ? Peut-être seront-ils de toute façon forcés de rester ?» soupire Papatheodoros, un pope retraité de 76 ans, campé comme une statue sur la place centrale du village de Cherso. Au nord-ouest d’Idomeni, Cherso accueille l’un de ces nouveaux camps censés désengorger Idomeni. Sur la place, des Syriens se plaignent des conditions de vie difficiles dans ce camp tout proche : «La nourriture est mauvaise, l’eau s’infiltre dans les tentes.» Mais tous sont unanimes : «Grecs, très bons», soulignent-ils.

«Ces gens sont des anges»

A deux pas, le centre culturel a été transformé en entrepôt. Des camionnettes y déchargent en permanence des sacs remplis de vivres ou de vêtements, offerts par les habitants de la région. Regard intense et fine cigarette aux lèvres, Papatheodoros observe des femmes voilées qui viennent chercher des blousons pour leurs enfants. «Ces femmes et ces enfants, en quoi sont-ils responsables de leurs malheurs ? Qu’aurait-on fait à leur place, sinon fuir sans se retourner ? Abandonner toute une vie, juste pour sauver sa peau : qui peut croire que c’est un choix facile ? tonne Papatheodoros. Quand tu as connu l’exil, quand tu as en toi un semblant d’humanité, tu ne te poses pas de question. Ces réfugiés, nous les avons embrassés. Ils sont ici chez eux.»

Une vieille histoire resurgit : les réfugiés l’ignorent, mais la région où ils se sont échoués est pleine de fantômes. Les habitants ont souvent connu le même destin. Leurs familles sont venues d’Asie Mineure ou des rives du Pont-Euxin. Chassées, parfois violemment, par les Turcs en 1922, lors du gigantesque échange de populations qui a suivi les guerres balkaniques du début du siècle. Dans les cafés des villages environnants, les paysans, dont les terres sont désormais occupées par les tentes des réfugiés, ont tous des histoires à raconter. Celles transmises par leurs parents et qui évoquent des exodes tragiques auxquels seuls les plus résistants ont survécu. C’était déjà la guerre. Déjà la fuite de l’Orient. L’histoire se répète, les damnés restent toujours les mêmes. Leurs destins suspendus au bon vouloir des maîtres du monde.

Maria Malagardis Envoyée spéciale à Idomeni

18/04/2016

Les dessous de Panama Papers

 

17 avril 2016

La Commission internationale des journalistes d’investigation (ICIJ) qui a rendu public le scandale des Panama Papers a publié un clip dénonçant les conséquences sociales des sociétés pratiquant l’évasion fiscale. Prostitution d’orphelins mineurs en Russie, approvisionnement en carburant occulte de l’aviation syrienne, soustraction au fisc d’un pays ravagé par la pauvreté : ceux qui exigent des peuples qu’ils fassent des sacrifices ne reculent devant rien pour mettre à l’abri leur butin, quitte à encourager les pires exactions.

 

Avec ses 2,6 téra-octets de données et quelque 11,5 millions de fichiers, les révélations autour des Panama Papers sont loin de toucher à leur fin. Si, jusqu’à présent, beaucoup a été dit et écrit au sujet des auteurs d’évasion fiscale (dictateurs et dirigeants élus, dirigeants capitalistes, personnalités du sport, narcotrafiquants…), l’attention ne s’est pas encore portée sur les victimes de ces forfaits fiscaux et les conséquences concrètes de l’évasion fiscale sur le monde.

Pourtant, le caractère secret et massif de cette évasion fiscale, estimée entre 17 et 26 000 milliards d’Euros par an, a des causes et des conséquences très graves. La plus évidente, bien entendu, est la perte de revenus pour l’État, donc d’investissement dans les infrastructures et services publics (santé, éducation, justice…). Sous l’effet d’une application têtue des dogmes néolibéraux (coupes des dépenses publiques, privatisations…), et au prétexte d’une pseudo-crise, divers pays européens – en particulier la Grèce, l’Espagne ou le Portugal – ont vu fondre au soleil leurs services publics. Mais ce qui est déjà lourd de conséquences dans des pays relativement riches, l’est encore plus dans des pays pauvres et corrompus.

 

Soustraire 400 millions de dollars au fisc dans un pays de misère

Ainsi, ce court-métrage du Consortium international de journalistes d’investigation (ICIJ), réalisée avec le Centre Pulitzer, révèle le cas d’une des sociétés clientes du cabinet d’avocats Mossack Fonseca (qui organise des centaines de sociétés-écrans et a déjà été impliquée dans le grave scandale d’État brésilien Petrobras), une compagnie pétrolière en Ouganda. Pour éviter de payer 400 millions de dollars d’impôts, le pétrolier a mandaté Fonseca pour réaliser une simple formalité : déplacer l’adresse de la société d’un paradis fiscal à un autre. « Dans un pays où une personne sur trois vit avec moins d’1,25 dollar par jour, 400 millions de dollars représentent plus que le budget annuel pour la santé« .

La société en question, spécialisée dans l’exploitation de gaz et de pétrole, est Heritage Oil, sise dans le paradis fiscal de Jersey. Grâce à Mossack Fonseca, Heritage Oil a évité l’acquittement de 400 millions de dollars au fisc ougandais après la vente en 2010 de champs pétroliers à une autre société pétrolière Tullow pour 1,5 milliard de dollars, révèle un article de CBC. Des documents issus des Panama Papers montrent que Heritage Oil a demandé le déménagement de sa compagnie le paradis fiscal de l’île Maurice. Autrement dit : la société qui exploite à son profit le pétrole d’Ouganda s’est efforcée de ne pas payer ce qu’elle doit à ce pays. « Pendant ce temps, à l’ombre des champs pétroliers, les hôpitaux manquent d’argent pour les équipements les plus rudimentaires. Les patients dorment à même le sol ; on leur demande d’apporter leur propre matériel médical stérile, comme des gants ou des pansements ».

Ainsi, ce sont des citoyens déjà précarisés qui souffrent visiblement de cette évasion organisée à l’échelle mondiale. Et ceci ne représente qu’un seul des nombreux cas observés.

povery_panama_papersPhotographie : Nixon Segawa

Prostitution de mineurs et approvisionnement clandestin de l’armée syrienne

Mais l’ICIJ va plus loin en pointant du doigt des hommes d’affaires Russes qui ont « kidnappé des orphelines parfois âgées de 13 ans, les ont violées, puis les ont vendues comme esclaves sexuelles (…). L’un des chefs de ce réseau était un client de Mossack Fonseca. Lorsque la société a découvert qu’il était un pédophile, elle a décidé qu’elle n’avait aucune obligation légale de déclarer le business offshore de son client« . Le phénomène est connu : d’après l’association Children’s Hope Chest, 60% des orphelins entreraient dans la prostitution pour survivre et, d’après le Washington Post, « des centaines de filles auraient disparu, passant d’orphelinats à la prostitution, leurrées par la promesse d’un emploi, pour certaines d’entre elles, et d’autres enlevées ». L’estimation de la police russe donne le chiffre de 50 000 victime du trafic sexuel à Moscou en 2007, dont une majorité a tout au plus 16 ans.

Fonseca, qui, on ne cessera de la rappeler, n’est qu’une des nombreuses sociétés du genre, aurait donc volontairement fermé les yeux sur ces activités illégales. Pire encore, l’ICIJ signale le rôle de Mossack Fonseca dans les bombardements de l’aviation civile syrienne sur les populations du pays. Le cabinet panaméen aurait en effet permis, par la création de sociétés-écrans, que des entreprises privées puissent continuer à fournir en combustible l’aviation de Bachar el-Assad, alors que l’Union européenne et les États-Unis avaient prononcé des sanctions contre elles. En dépit des divisions idéologiques sur la question syrienne, la manœuvre aura permis à des géants de l’industrie fossile de faire du profit sur un conflit qui finira par s’envenimer au-delà de toute proportion.

Et maintenant ?

L’affaire Panama Papers a le mérite majeur de souligner un phénomène d’envergure, face cachée d’une mondialisation de connivence : la finance occulte, l’amoralité des institutions du capital et la soustraction forcenée d’une élite aux obligations fiscales. La chose est, évidemment, d’autant plus choquante que, parmi les noms révélés, figurent de nombreux dirigeants élus qui, par l’avancement de politiques d’austérité et de démantèlement des services sociaux, exigent des populations de faire davantage de sacrifices. Mais le cabinet Mossack Fonseca n’est, peu ou prou, que l’arbre qui cache la forêt : d’après The Economist, le cabinet détiendrait « seulement 5 à 10% du marché global des sociétés-écran. » Ainsi, bien d’autres scandales risquent d’éclater, seulement si on laisse la liberté d’expression aux lanceurs d’alerte à l’heure où l’Union européenne renforce le secret des affaires.

NB : L’ICIJ a annoncé qu’elle publiera début mai la liste complète des sociétés et des personnes impliquées.

 

Source : https://mrmondialisation.org/

 

 

16/04/2016

Chronique : « L’Apparition » de Perrine LE QUERREC par Jean Azarel

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Si le vœu du lecteur est de sortir indemne d’un livre, qu’il ne s’aventure pas dans celui-ci. A l’encontre des écrivains qui chantent les vertes prairies de l’enfance et ses sucreries, Perrine Le Querrec explore avec « l’Apparition » des territoires plus reculés aux ritournelles singulières.

« Trois pas du côté du banc, et trois pas du côté du lit. Trois pas du côté du coffre, et trois pas. Revenez-ici. » Dans le village intemporel d’Ici- Bas, le roman de Perrine lance ses dés au gré d’une aventure peu commune, et comme une pièce de monnaie tombe de manière exceptionnelle sur la tranche, le sort en est jeté entre prédestination au malheur, longue traîne des siècles de folie humaine, magie du hasard élémentaire.

Aux confins de la psychiatrie et des anciens mystères, Perrine Le Querrec fraye le chemin d’une écriture hallucinée au service d’une urgence à portée universelle. Elle est une des rares auteures contemporaines dont la forme rattrapée par la transe, rend grâce à la Matière tout en l’accouplant à l’Esprit par l’entremise d’un souffle tectonique qui se fond dans la langue. Leur osmose aux abois constitue le porté à connaissance de dégâts séculaires dont Perrine Le Querrec a hérité par contumace, et qu’elle transcende dans la ferveur d’un imaginaire contraint de se pacser avec la sauvagerie du quotidien.

Dans « l’Apparition », le miracle, avant d’être récupéré puis galvaudé par la cohorte des marcheurs du temple, s’entend au sens médiéval, quasi mystique, du terme. Il se débat dans l’espace d’une gouvernance des hommes par les dieux, les croyances, et leurs avatars. « - C’est tout juste si nous savions où se trouvait notre main droite, tellement nous étions isolés. »

« L’Apparition » raconte l’histoire de PetraPieraPierette, trois soeurs qui n’en font qu’une, et de Létroi, l’idiot du village qui les veille pour trois et s’arrime à Piera jusqu’au cataclysme. La chute finale de Piera retournée, lapidée par la multitude, nous renvoie à celle de Basile, engloutie par la foule, dans le un-happy end de « Têtes Blondes ». La geste incantatoire de Laitroi (orthographe à bascule), conjuguant scansion catatonique et mantra de longue haleine, clôt ce livre hors normes où, comme chez Rilke « Tout ange est terrible ». «  Mon nom Létroit / Ma bien aimée apparue te rends en hâte à la montagne offrir tes trois trous des yeux de la bouche / Tu es juste des os de la peau du jus de pierre mon amour ». A la dernière ligne, le lecteur « s’assoit par terre étourdi ». La messe est dite, aussi profane que sacrée.

Toute révélation des grades supérieurs s’acquière à l’arrache. Il est des extases trop profondément outragées pour ne pas exiger des suites littéraires. Au terme de la transmutation des métaux, fussent-il vils et douloureusement abrasifs, Perrine Le Querrec accouche de l’or fin. On ne saurait trop conseiller aux éditeurs qui ont compris que l’écrivaine est un trésor, de la laisser mettre bas sans péridurale ni entraves.

 

Perrine LE QUERREC, « L’Apparition », éditions Lunatique

 

Jean Azarel / Avril 2016

 

 

 

15/04/2016

Souriez, vous êtes ruiné d’Yves Bourdillon

éditions du Rocher, 22 avril 2016

 

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510 pages, 19,90 €.

 

 

Une farce au vitriol et donc forcément indigeste, qui dépeint à grands traits décomplexés une France actuelle, de fiction certes, mais à peine…. Avec pour personnage central, le narrateur, antihéros, journaliste (comme l’auteur) qui travaille pour Le Journal, un journal « de gauche », qui soutient ouvertement la position des Indignés, Enragés, Sans-Slibards, qui s’affrontent avec « leurs concurrents, tout aussi remontés contre le pouvoir » qui « crient : « Nous n’avons plus que l’impôt sur les os », ou bien plus intello et vulgaire à la fois « Léviathan, on t’encule », les libéraux donc, fédérés en « les Baudets » par autodérision. Léviathan étant une métaphore qu’avait utilisée le philosophe anglais Hobbes, pour faire référence à un état tout puissant.

Fred Beaumont donc, couvre pour Le Journal, les évènements qui mettent le pays sans dessus dessous, grève et pénuries de presque tout, manifestations, émeutes, affrontements permanents… sauf que Fred Beaumont, lui, ses opinions sont plutôt à l’opposé de la ligne que défend Le Journal. il a viré sa cuti depuis bien des années déjà, au profit de la ligne libérale, et faute de pouvoir s’y faire embaucher, même les journaux de droite manquant de moyens, il accepte donc de faire aussi des piges pour Libertas, sous la fausse identité de Paquette, journaliste fraîchement inventé et débarqué du Québec. Paquette, qui va donc défendre une position totalement contraire à celle de Fred Beaumont et avec autant de brio, dans un grand écart schizophrénique, où notre journaliste s’affronte lui-même à grand coups d’articles aussi virulents d’un côté que de l’autre.

 

Défendant officiellement des opinions qui l’horripilent et en secret celles qui sont vraiment les siennes, ce grand écart ne va pas manquer de poser bien des problèmes, dans sa vie professionnelle comme privée. D’autant plus qu’il a le béguin pour Audrey, qui aime en lui le journaliste très engagé pour soutenir la cause qu’elle défend activement elle-même, celle des Indignés. Audrey qui vit dans un quartier suffisamment difficile pour être surnommé Mogadiscio et qui a un fils surnommé Tétine, ex petit dealer qui fréquente maintenant la fille de Fred, Chloé, qui elle est dans une grande école de commerce et projette à terme de se lancer dans la création d’entreprise, fréquentant donc d’autres étudiants d’un milieu bien plus « Libertas » que « Le Journal ». Seulement voilà, d’un côté comme de l’autre, les restrictions frappent, seul l’ennemi à abattre change, pour les uns ce sont les riches et le pouvoir, pour les autres c’est l’état qui les étouffe en les obligeant d’entretenir des pauvres via les aides sociales. Études coûteuses de Chloé donc que Fred doit financer, vu que son ex-femme, avocate, est partie défendre les victimes de génocides à travers le monde, occupation d’autant plus noble qu’elle rapporte peu et d’où la peur de Fred de se faire virer du Journal, s’il ne défend pas sa ligne avec assez de talent (comprendre : obtenir scoop sur scoop) ou si on découvrait ses convictions réelles. Bref, autant dire que la situation de Fred Beaumont n’est pas des plus confortable et quand il se confie à un couple d’amis à ce sujet, leur réaction n’est pas des plus accueillantes. Il défend cependant sa position :

 

« D’accord, tout ça est un peu vertigineux, mais il suffira que je sois parfaitement hypocrite et schizophrène pendant quelques temps. Des millions de gens y arrivent, alors pourquoi pas moi ? Je ne suis quand même pas moins faux-cul que la moyenne quand je veux ! »

 

Ce roman très irrévérencieux, très libre (ou libéral ?) où tout le monde semble en prendre pour son grade, flirte avec une amoralité tout à fait d’actualité, où absurde, mensonges et grands discours vont souvent de pair. La réalité étant à deux doigts de cette fiction, le sujet pourrait être plombant, mais ce roman est tellement drôle qu’on s’en délecte et on en redemande. Drôle, désabusé, grinçant, il sème la confusion et ridiculise toute prétention à juger de quoi que ce soit, car s’il est vrai qu’il n’y a que deux côtés à une barricade, tout est pourtant tout sauf simple, sinon que « Quoiqu’on tente, ne reste finalement que ce constat : on nait, on achète un canapé, puis on meurt. » 

 

Et comme pour Fred Beaumont, on peut avoir la sensation que Les fils épars de l’existence se sont emberlificotés dans une espèce de scoubidou cosmique.

 

Un vaste bordel, où chacun essaye de s’en sortir au mieux, avec plus ou moins - et plutôt moins - de panache, de courage ou de dignité, et plus ou moins de convictions. Selon celles du lecteur, la lecture de ce roman sera forcément différente, ouvrant la porte à des polémiques sans fin, cependant, là où on pourrait se mettre tous d’accord, c’est sur la nécessité d’accepter qu’il faut savoir rire avant tout de soi-même.

 

Le toast final sera ainsi porté « Aux escrocs de tous les pays et de toutes les générations. (…) Aux Tartuffes, et à leurs cousins, les cocus. »

 

Et « Aux sangsues ! À nos frères en humanité »

 

Et aux requins, rémoras, pigeons, dindons, moutons tondus, baudets bâtés.

 

En un mot……….. à la liberté.

 

Souriez, vous êtes ruiné.

 

 

Cathy Garcia

 

  

Yves Bourdillon.jpgYves Bourdillon est reporter international au quotidien Les Échos depuis 1996 et suit les crises politiques, économiques et sociales aux quatre coins du monde. Souriez, vous êtes ruiné est son deuxième roman après Du Trapèze au-dessus des piranhas (éditions Anne Carrière, 2012, prix du premier roman du salon du livre d'Île de France).

 

Note parue sur  http://www.lacauselitteraire.fr/

 

08/04/2016

DOWN TO EARTH - Les gardiens de la terre de Rolf winters (2016)

 

 

Laissant derrière elle le stress de nos sociétés modernes, une famille s’embarque pour le voyage d’une vie. Avec leurs trois enfants en bas âge, le couple part jusqu’au bout du monde à la recherche d’une nouvelle perspective sur l’existence et le monde dans lequel nous vivons. Ils vont rencontrer des personnes d’une humilité et d’un charisme hors du commun ; des êtres vivant à l’écart de notre société moderne dans des endroits reculés. Ils sont au service de leurs communautés qui les appellent « hommes ou femmes médecines », chamanes, guérisseurs ou gardiens de la Terre.

 

Rolf Winters vient du monde de l’entreprise. Son incessante soif de comprendre et de mieux utiliser le potentiel humain l’a mené à fonder sa propre structure de conseil en management à l’âge de 30 ans.

Pendant les dix années qui ont suivi, il a voyagé dans toute l’Europe en tant que conseiller de direction et coach, travaillant pour les plus grandes multinationales. Sa grande expérience en compagnie de dirigeants et de décideurs au sommet de la hiérarchie ont également donné à Rolf un aperçu de l’emprise que les structures établies ont sur les organisations et leurs dirigeants ; de l’effet dramatique de leur vision à court terme et de leur manque de vision holistique.

Il commença à chercher une autre perspective et la clef d’un renouveau. Quand il découvrit les principes et le mode de vie des Anishnabe (les premiers Amérindiens), il sentit qu’il avait trouvé cette clef. Le mode de vie des Amérindiens et leur vision de l’existence ont eu une telle résonnance chez Rolf et sa femme qu’ils ont décidé de quitter leur confortable vie métropolitaine. Afin de mieux comprendre la sagesse et l’héritage des Amérindiens, ils se sont retirés durant quatre ans dans la forêt avec leurs trois jeunes enfants, sur la péninsule supérieure du Michigan. Puis, Rolf a décidé de partir en voyage autour du monde pendant un an avec sa famille, à la recherche des Gardiens de la Terre.

 

07/04/2016

Taranis News - Nantes, 31 mars 2016

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Nuit Debout : le réveil d’un rêve ? par Sarah Roubato

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http://www.sarahroubato.com/publiesdans/nuit-debout-le-re...

Francis Azevedo

Jeudi 38 mars 2016

Dans ce pays, le rêve est difficile. Je ne parle pas du rêve qui se chante derrière un slogan et s’éteint une fois rentré chez soi, une fois l’euphorie passée, ni de la vague envie qui dort dans un lieu qu’on appelle un jour, quand j’aurai le temps. Je parle d’un rêve qui s’implante dans le réel. Un rêve qui connaîtra des jours maigres, qui trébuchera, qui se reformulera. Un changement qui ne se déclare pas, mais qui s’essaye, les mains dans le cambouis du quotidien. C’est un rêve moins scintillant que celui des cris de guerre et des appels à la révolution. Il ne produit qu’une rumeur qui gonfle, et vient s’échouer sur nos paillassons, à l’entrée de nos vies. Elle s’étouffera peut-être, à force de se faire marcher dessus par tous ceux qui ont plus urgent à faire.

C’est un pays où les gens passent plus de temps à fustiger ce qui ne va pas qu’à proposer des alternatives, où l’on dit plus facilement “Le probème c’est…” plutôt que “La solution serait…”. Et pourtant… c’est de ce pays qu’est en train de gronder une rumeur, celle d’un rêve qui se réveille, et qui passe sa Nuit Debout.

Il est facile de dire ce que nous voulons – une vraie démocratie, l’égalité des chances, le respect de la terre – et encore plus facile de dire ce que nous ne voulons pas. Bien plus difficile de dire comment nous voulons y arriver. Car voilà qu’il faut discuter, négocier, évaluer, faire avec le réel.

citation1

Pourtant, partout dans le monde, et ici aussi, des semeurs cultivent le changement. Manger autrement, se chauffer autrement, éduquer autrement, vivre ensemble autrement, s’informer autrement. Ils voient leurs aînés, leurs voisins de rue, de métro ou de bureau, n’être que les rouages d’un système auquel ils ne croient plus. Les miroirs sont brisés : les citoyens ne se reconnaissent plus dans leurs élus, dans leurs médias, dans leurs écoles. Et pourtant… pourtant ils votent encore sans conviction, ils écoutent encore la messe de 20 heures et disent à leurs enfants de bien faire leurs devoirs. Il sera toujours plus facile de changer une loi que de changer une habitude, une indifférence ou une peur. Chaque jour, les semeurs luttent contre ces ennemis, bien plus redoutables que ceux dont on veut bien parler.

La génération du Grand Écart

Et moi dans tout ça ? Moi la jeunesse, moi l’avenir, moi Demain ? On m’a collé sur le front bien des étiquettes, mais elles sont tombées les unes après les autres. Ça doit être le réchauffement climatique qui le fait transpirer.

On me parle d’une génération Y, à laquelle j’appartiendrais de par mon année de naissance et mon utilisation supposée des nouvelles technologies. Ou d’une catégorie sociale – jeune, sans emploi, précaire – basée sur mon statut économique. On me parle aussi d’une communauté culturelle, basée sur le pays d’origine de mes parents, et on m’appellera Français d’origine… Pourtant, c’est loin de ces catégories que se retrouvent les gens qui font partie de ma génération, celle qui ne se définit ni par l’âge, ni par la profession ni par le statut socio-économique, ni par l’origine ethno-culturelle. Ils ont 9 ans, 25 ans, 75 ans, vivent au coeur de Paris ou dans une bergerie au pied d’une montagne. Ils sont ouvriers, paysans, professeurs, artistes, chercheurs, médecins, croyants ou athées; leurs origines culturelles chatouillent tous les points cardinaux. Qu’est-ce qui nous lie ? Qu’est-ce qui forme notre nous ?

C’est une posture partagée. Le geste que nous imprimons dans le monde, celui par lequel un sculpteur pourrait nous saisir. La génération rêveuse et combattante de 68 était celle du poing levé et des yeux fermés. La nôtre sera celle qui voit ses pieds s’écarter à mesure que grandit une faille qui va bientôt séparer deux mondes. Celui du capitalisme consumériste en train d’agoniser, et l’autre, celui qui ne connaît pas encore son nom. Un monde où nos activités – manger, se maquiller, se divertir, se déplacer – respectent le vivant, où chacun réapprend à travailler avec son corps, s’inscrit dans le local et l’économie circulaire, habite le temps au lieu de lui courir après. Un monde où les nouvelles technologies n’effacent pas la présence aux autres, et où la politique s’exerce au quotidien par les citoyens.

C’est un monde qui jaillit du minuscule et du grandiose ; du geste dérisoire d’un inconnu qui se met à nettoyer la berge d’une rivière aux Pays-Bas, et du projet démentiel d’un ingénieur de dix-neuf ans pour nettoyer les océans avec un immense filtre.

citation2 Chacun choisit son geste pour répondre à la crise : beaucoup attendent que ça passe, et ferment les yeux en espérant ne pas se retrouver sur la touche. D’autres, inquiets de voir s’amenuiser les aides et les indemnisations, s’acharnent à colmater les brèches d’un monde en train de se fissurer. Ils descendent dans la rue pour préserver le peu que le système leur laisse pour survivre. Certains réclament un vrai changement, pendant que d’autres, loin des mouvements de foule, l’entreprennent chaque jour. Quand les deux se rencontreront, ce sera peut-être le début de quelque chose.

À la fin de chaque journée, je ressens toujours la même courbature. C’est le muscle de l’humeur qui tire. Je fais le grand écart, entre enthousiasme et désespérance. J’ai l’espoir qui boite. On avance comme on peut.

J’avance en boitant de l’espérance

Chaque semaine, j’entends parler d’un nouveau média – une revue papier à cheval entre le magazine et le livre, un journal numérique sans publicité, une télé qui aborde les sujets dont on ne parle pas. Des gens qui cherchent une autre manière de comprendre le monde, qui pensent transversal et qui prennent le temps de déplier les faits. Et chaque soir pourtant, je vois la même lumière bleutée faire clignoter les fenêtres à l’heure de la messe de 20 heures. Dans une heure, ce sera le Grand Débat. La Grande Dispute de ceux qui nous gouvernent. Les voilà penchés au-dessus du lit de notre société malade, comme ces médecins qui débattaient pendant des heures sur la façon de bien faire une saignée.

– Il faut tirer la croissance par le coude gauche !

– Non ! Par le droit !

– C’est ce que vous répétez depuis vingt ans, et regardez le résultat ! C’est par le troisième orteil qu’il faut la tirer ! Et le chômage il faut le réduire en lui faisant subir un régime drastique !

– Certainement pas ! Il faut lui tronçonner les cervicales ! Il perdra d’un coup vingt centimètres !

– Si vous faites ça vous allez avec une repousse par les pieds ! la seule solution c’est d’attaquer le problème aux extrêmités : élaguer les membres inférieurs et postérieurs, 2 cm par an.

Droite, gauche, centre essayent de nous faire croire qu’ils ne sont pas d’accord.

Je fais défiler la roulette de ma souris. Ça y est, Boyan Slat, dix-neuf ans, qui avait lancé l’idée d’un filtre géant pour nettoyer les océans, a obtenu la première validation de son expérience. Je souris, et fais défiler la page. Prochain article : Berta Caceres, une femme qui luttait contre la construction d’un barrage sur des terres autochtones a été assassinée dans les Honduras. Mes mâchoires se resserrent. Mon doigt hésite. Sur quel article cliquer ? Vers quel côté de la fente aller ? Les deux visages se font face devant mes yeux. Deux combattants, deux espérants, qui nous offrent à la fois toutes les raisons d’y croire, et toutes les raisons de renoncer. Tant pis, je cliquerai plus tard. J’ai un rendez-vous. C’est important, les rendez-vous. Surtout à Paris.

En sortant je descends mon sac de cartons, papiers et plastique. La beine à recyclage est pleine à craquer. Tant pis, je vide mon sac dans la poubelle. Dans la rue, mon téléphone sonne. Pas le temps de mettre l’oreillette. Je m’enfile quelques ondes dans le cerveau. Au bout du fil, un ami qui vit dans un hameau de douze habitants dans le sud : “Depuis quatre jours on s’est occupé à sauver un magnolia centenaire de la tronçonneuse municipale”. Ils étaient quatre, ils se sont enchaînés à l’arbre. Le magnolia est sauvé – Je souris. Mais quelque chose m’aveugle. C’est le panneau publicitaire à l’entrée du métro. Cet écran consomme autant que deux foyers – Je me crispe. L’année dernière, la municipalité de Grenoble n’a pas renouvelé les contrats avec les publicitaires, et les remplace progressivement par des arbres – Je souris. Une dizaine de chaussures Converse et Nike me ralentissent. Un groupe d’adolescents. Les bouteilles de Coca et de Sprite dépassent de leurs sacs plastiques. Ils se passent un sac de chips et une barquette de Fingers au Nutella. Il paraît que c’est pour eux qu’il faut qu’on se batte – Je me crispe. Il y a deux semaines, Ari Jónsson, un étudiant en design de produits islandais, a présenté son invention : une bouteille en bioplastique qui se dégrade en fertilisant naturel – Je souris. J’avance en boitant de l’espérance.

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Serait-il impossible de vivre debout ?

Depuis une semaine, des milliers de personnes ont décidé de se mettre debout. Sans porte-parole, sans leader charismatique – par manque ou par choix ? – comme pour dire que le mythe de l’homme providentiel était de l’autre côté, et qu’il fallait trouver autre chose.

Je ne sais ce qui transforme une manifestation en mouvement populaire. Je sais que le vote d’une foule n’est pas la démocratie. Qu’un slogan n’est pas une proposition. Qu’il faut de l’humilité pour que sa parole porte loin. L’art de la parole publique n’est pas de parler de soi devant les autres, mais de parler des autres comme de soi. Je sais que si tous ceux qui se sentent dépossédés de leurs droits se retrouvent pour parler, c’est déjà beaucoup. Je sais que Paris n’est pas la France, et que beaucoup d’idéaux écrits sur le bitume sont déjà mis en oeuvre dans les campagnes, loin des micros des grands médias. Si nos Nuits Debout ne deviennent pas un Podemos, elles auront au moins été le laboratoire d’exploration d’un changement démocratique. Un laboratoire où tous les possibles sont permis. Il faut avoir le courage de donner une chance à ses rêves. Histoire de dire qu’au moins, on aura essayé.

photo : Francis Azevedo

 

 

Sarah Roubato vient de publier Lettres à ma génération chez Michel Lafon. Cliquez sur le livre pour en savoir plus et ici pour lire des extraits. livre sarah

 

et ici pour voir ma note de lecture à son sujet :

http://delitdepoesie.hautetfort.com/archive/2016/02/08/le...

 

 

 

 

 

 

02/04/2016

La Saison des femmes de Leena Yadav, sortie le 20 avril 2016

Inde, État du Gujarat, de nos jours. Dans un petit village, quatre femmes osent s'opposer aux hommes et aux traditions ancestrales qui les asservissent. Portées par leur amitié et leur désir de liberté, elles affrontent leurs démons, et rêvent d'amour et d'ailleurs.

Ce long-métrage indien raconte le destin de 4 femmes qui décident de se battre contre la mysoginie et les traditions ancestrales.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

31/03/2016

Revue Nouveaux Délits, le NUMÉRO 54

                                        

 

 

 

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Avril-Mai-Juin 2016

 

 

Exister est un écartèlement permanent. Entre spleen et idéal pensait Baudelaire, mais savoir vivre c’est savoir accepter sans se résigner, savoir lâcher-prise sans lâcher la main de l’autre. Renoncer au bonheur mirage, ces innombrables projections du système sur l’écran de nos désirs jusqu’au viol même de notre intégrité. Achète, consomme, travaille encore pour acheter, consommer sans poser de question et tu seras heureux. Pas encore aujourd’hui, mais demain, oui c’est certain. C’est prouvé par la science. Demain sera le grand jour, demain tu seras riche, le héros de ta vie, admiré, adulé, envié, car tu le mérites. Avec ce qu’il faut de peur pour avoir besoin de se protéger derrière des remparts d’achats sécurisants.

 

Il y a les belles choses, les savoureuses et ce ne sont pas des choses, mais des êtres et des sentiments, des émotions, des sensations, des échanges, des partages, des solitudes aussi, pleines et débordantes de vie.

 

Il y a les peurs oui, innombrables, envahissantes, les mauvais pressentiments, les ennuis à répétition, les injustices, les coups du sort qui s’acharne et tout ce qu’il faudrait comprendre pour transformer, se transformer soi sans savoir s’il faut avancer ou reculer, s’il faut ci, s’il faut ça…. La mécanique enrayée du mental. L’envie de dormir.

 

L’argent reste le problème omniprésent, omnipotent, un piège infâme, le plus toxique des mirages, la plus cruelle des machettes. Cette peur de manquer, de chuter encore plus bas, cette tache sur soi qui s’agrandit et nous définit plus que n’importe quoi d’autre : pauvre. C’est immonde d’être défini par cette tache, tout le monde le sait, mais rien ne change, une seule chose compte : en avoir ou ne pas en avoir. Dans une société aussi férocement individualiste que la nôtre, ce qui fait lien c’est « en avoir », ce qui ouvre toutes les portes, aussi vaines soient-elles, c’est « en avoir beaucoup ».

 

Une seule planète, plusieurs mondes qui ne se côtoient pas. L’un d’eux est en train de dévorer tous les autres.

 

Cg, extrait de ©Ourse (bi)polaire

 

 

Je suis pauvre et nu, mais je suis le chef de la nation. Nous ne voulons pas de richesse mais nous tenons à instruire correctement nos enfants. Les richesses ne nous serviraient à rien. Nous ne pourrions pas les emporter avec nous dans l’autre monde. Nous ne voulons pas de richesses. Nous voulons la paix et l’amour.

Red Cloud Chef Sioux Oglala

 

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AU SOMMAIRE

  

Délit de poésie : Céline Escouteloup, Christophe Réal, Marine Gross, Vincent, Heptanes Fraxion

 

Délit de phénomène au logis : quinze extraits de Vingt d’Hervé Jamin

 

Résonance : Bienvenue à Calais – Les raisons de la colère, textes de Marie-Françoise Colombani, dessins de Damien Roudeau – Actes Sud, février 2016

 

 

Comme toujours, les coins de pages se noircissent aux Délits d’(in)citations. 

Et comme toujours vous trouverez le bulletin de complicité qui fait le malin à la sortie.

 

 

Illustrateur : Henri Cachau

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henricachau@free.fr

 

Villeneuve-sur-Lot 1945, vit et travaille à Rambouillet. Peintre, sculpteur, nouvelliste et poète, a participé à diverses expositions, nationales et internationales ; publie dans de nombreuses revues, papier et 'net' ; organise des expositions, des ateliers ainsi que des soirées poétiques ; en 2003 a publié un recueil de nouvelles intitulé : Le quotidien des choses... Pour plus d'informations voir site : www.henri-cachau.fr

 

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La femme cependant, de sa bouche de fraise,

En se tordant ainsi qu'un serpent sur la braise,

Et pétrissant ses seins sur le fer de son busc,

Laissait couler ces mots tout imprégnés de musc:

-" Moi, j'ai la lèvre humide, et je sais la science

De perdre au fond d'un lit l'antique conscience.

Je sèche tous les pleurs sur mes seins triomphants,

Et fais rire les vieux du rire des enfants.

Je remplace, pour qui me voit nue et sans voiles,

La lune, le soleil, le ciel et les étoiles !

Je suis, mon cher savant, si docte aux voluptés,

Lorsque j'étouffe un homme en mes bras redoutés,

Ou lorsque j'abandonne aux morsures mon buste,

Timide et libertine, et fragile et robuste,

Que sur ces matelas qui se pâment d'émoi,

Les anges impuissants se damneraient pour moi !

 

Baudelaire

 

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SOLDE

 

pour Aimé Césaire

 

J’ai l’impression d’être ridicule

dans leurs souliers

dans leurs smoking

dans leur plastron

dans leur faux-col

dans leur monocle

dans leur melon

 

J’ai l’impression d’être ridicule

avec mes orteils qui ne sont pas faits

pour transpirer du matin jusqu’au soir qui déshabille

avec l’emmaillotage qui m’affaiblit les membres

et enlève à mon corps sa beauté de cache-sexe

 

J’ai l’impression d’être ridicule

avec mon cou en cheminée d’usine

avec ces maux de tête qui cessent

chaque fois que je salue quelqu’un

 

J’ai l’impression d’être ridicule

dans leurs salons

dans leurs manières

dans leurs courbettes

dans leur multiple besoin de singeries

 

J’ai l’impression d’être ridicule

avec tout ce qu’ils racontent

jusqu’à ce qu’ils vous servent l’après-midi

un peu d’eau chaude

et des gâteaux enrhumés

 

Jai limpression dêtre ridicule

avec les théories qu’ils assaisonnent

au goût de leurs besoins

de leurs passions

de leurs instincts ouverts la nuit

en forme de paillasson

 

J’ai l’impression d’être ridicule

parmi eux complice

parmi eux souteneur

parmi eux égorgeur

les mains effroyablement rouges

du sang de leur ci-vi-li-sa-tion

 

Léon-Gontran Damas, poète guyanais, 1937

 

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Ce poème est extrait de

 

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Nouveaux Délits - Avril 2016 - ISSN : 1761-6530 - Dépôt légal : à parution - Imprimée sur papier recyclé et diffusée par l’Association Nouveaux Délits Coupable responsable de tout : Cathy Garcia Illustrateur : Henri Cachau    

http://larevuenouveauxdelits.hautetfort.com/

 

Revue LICHEN - n° 2 (avril 2016)

 

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Au sommaire de ce numéro 2 :

Éditorial

Avis important aux éventuels candidat(e)s à la publication

El Angelraya : quatre pages des Carnets de traces

Patrick Chavardès : « Bouts rimés », « Dernier mot » et « Décousu »

Carine-Laure Desguin : « Et de traverser le corps »

Colette Daviles-Estinès : six poèmes récents

Khalid El Morabethi : « C cédille »

Cathy Garcia : « Passe passe » et « Février »

Gabriel Henry : « Vrai sommeil » et « Genèse »

Leafar Izen : « Les choses de la nuit », « Les vies gribouillées » et « Visage et figure »

Mark Kerjean : « La proximité des plantes » et « Hors tension »

Robert Latxague : « Plein les yeux » et « Olé ! »

Joëlle Pétillot : « Les petites coutures »

Boris Ryzji : un poème sans titre, traduit du russe par Jean-Baptiste Para 

Clément G. Second : Trois poèmes

Sabine Venaruzzo : « Dernier acte avant la bombe » et « Le démocrate »

Vu et approuvé : rencontre avec Fred Theys 

Guillemet de Parantez : bidouillage sémantique à partir du don de mot.

 

 

 

 

28/03/2016

Un extrait de "DIEU CROIT-IL EN DIEU?" rencontres au-delà des dogmes, de Patrick Lévyt

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préface d'Albert Jacquard, chez Albin Michel/Question de, 1993, 520 pages, 149 Fr, réédition, 1997.

 



CHAPITRE XXVI

CHEIKH ASSAM


NON AUCUN DIEU. QUE DIEU

Quand on vint solliciter sa direction spirituelle à Ibn Hûd, il interrogea: "Dans quelle voie? Celle de Moïse, celle de Jésus ou celle de Mahomet.

Le village, couleur ocre-beige, me donnait l'impression d'être tout entier construit en terre battue. La poussière recouvrait tout, telle une couche de peinture, uniformisant toutes formes visibles dont on eût pu croire qu'elles fussent sorties du sol comme des champignons de la pluie.

Les silhouettes des hommes et des femmes glissantes ou immobiles dans leurs robes blanches ou noires ne modifiaient pas cette impression de lune habitée. Le petit marché faisait une maigre mais salutaire exception colorée qui me semblait être une concession récréative à un univers uni et sévère. Le sang des boucs abattus à la boucherie coulait dans un sable qu'on recouvrait de sable.

Ce hameau, que les cartes géographiques ignorent, charmait la paix dans la solitude des contreforts des chaînes des Himalaya Pakistanaises. Il était relié au pays par une petite route rapiécée et un câble électrique qui acheminait le courant sporadique d'une modernité suspecte.

Deux conversations avec des inconnus m'y avaient conduit. L'une, à Dharamsala, avec un jeune étudiant occidental de l'école de rhétorique de Sa Sainteté le Dalaï Lama, m'avait amené à connaître l'existence d'un sage érudit dont il avait entendu parlé et la région où il habitait. L'autre, dans un autocar avec un voyageur pakistanais m'avait tracé l'itinéraire final. Il avait entendu parler de celui que je cherchais sans même savoir son nom mais dont la sagesse parmi les fidèles commençait à être proclamée. Je m'y suis rendu dans le petit camion qui ravitaillait, deux fois par semaine, cette population isolée.

Le vent par rafales poussait d'invisibles obstacles et soulevait un brouillard de poussière sous un soleil de fer rouge qui me cuisait les joues.

- Salam alekoum!

- Alekoum salam!

Ici, on se saluait en se croisant. Les passants lançaient sur moi des regards discrets mais curieux.

Je me promenais en quête d'une inspiration. Comment découvrirais-je l'homme que je cherchais? Comment demander? Irai-je à la mosquée interroger le muezzin? Je voulais éviter d'ébruiter la raison de ma présence. J'attendais un événement, une occasion.

- Salam alekoum! avais-je lancé alors que j'allais croiser un homme sur la route.

- Alekoum salam, répondit-il en traînant sur la dernière syllabe comme pour arrêter ma marche. Je m'étais arrêté. Nous demeurâmes face à face, immobile et silencieux. Sa longue Kurta encore assez blanche le couvrait jusqu'aux genoux. Un turban coiffait son crâne. Sa barbe noire cachait la plus grande partie de son visage gratté par le vent et le sable comme un rocher millénaire; de la terre s'accumulait dans ses rides. Je ne voyais vraiment que ses grands yeux noirs brillants, et leurs longs cils nonchalants qui m'assuraient qu'il était vivant.

- Que cherches-tu ici? me demanda-t-il dans un anglais de petite école.

Je ne me sentais ni l'envie, ni la force de répondre à l'interrogatoire dont on afflige les étrangers, ou d'entretenir une conversation qui me demanderait de sortir de mon univers et de l'impression d'irréel que m'offrait ce lieu.

- Je regarde les arbres, les hommes, les fourmis et le ciel, et j'écoute ce que je vois.

Il rit, je souris.

- Que te disent-ils?

- La patience... la paix, l'action... et le temps dis-je très lentement.

- La joie est sur toi! s'exclama-t-il.

- Quelle te caresse aussi.

- In cha Allâh (Qu'il plaise à Dieu) dit-il en traînant sur la dernière syllabe et en ouvrant les mains devant lui comme pour accueillir son souhait.

Il me dévisagea. J'acceptais cette interrogation muette. Puis il me posa quand même les "dix questions". D'où viens-tu? Où vas-tu? Restes-tu? Es-tu déjà venu? Que penses-tu de notre pays? Pourquoi voyages-tu? Avec qui? Pourquoi es-tu venu ici? Où es-tu allé déjà? Quand, pourquoi, où, combien de temps?

- Je suis toujours pour toujours où je suis, jusqu'à ce que j'aille ailleurs voir et faire la même chose, autrement. C'est partout le même monde, presque les mêmes hommes, les mêmes questions, les mêmes ignorances. C'est toujours avec moi que je suis, et c'est pour cette rencontre avec toi que je suis venu.

- Allalou Akbar! (Allâh est grand).

J'enchaînai, comme dans la prière:

- La ilâha illah-lâh. (Il n'y a de Dieu que Dieu)

Il écarquilla ses grands yeux.

- Es-tu musulman?

- S'il n'y a qu'un Dieu, je suis musulman aussi.

J'avais insisté sur aussi.

- Mais... connais-tu Mahomet, le prophète? insista-t-il.

- Je connais les prophètes, dis-je en feignant un ton de savant.

- Dans ce village habite un Cheikh, que Dieu le bénisse, qui enseigne la foi. Viens avec moi, je te conduirai chez lui.

La chance s'ouvrait-elle à mon dessein? Cet homme me conduirait-il chez celui que je cherchais? Je n'en doutais pas. J'acquiesçai. Il se présenta: Abdoul Azis.

Nous marchâmes en silence l'un derrière l'autre dans un dédale de ruelles pierreuses, étroites et quasi désertes. Nous foulions des éclats de pots et traversions des nuages de fumées montant autour de feux de détritus. Nous longions, en les rasant pour en prendre l'ombre, des murs de terre percées de portes basses et carrées. Mon guide s'arrêta devant la seule de la ville qui fût ouverte.

- C'est ici, dit-il avec respect, avant d'avancer dans une cours intérieure étonnamment paisible que quelques arbres baignaient d'une ombre protectrice. Au fond, je découvris une maison basse de briques brunes dont la porte était ouverte. Abdoul appela:

- Cheikh Assam! Cheikh Assam!

J'étais arrivé.

Il n'attendit pas de réponse pour entrer, il se déchaussa et m'invita à le suivre. Nous entrions dans une tanière. Nous fûmes immédiatement dans la nuit. Je ne voyais rien, pas même la kurta blanche de mon guide. Pendant un instant j'eus l'impression d'être seul, seul au monde. Mes yeux ne s'habituaient pas assez vite au changement de clarté. J'avançai d'abord à tâtons avant de me souvenir qu'avec un peu de confiance, si on se laisse porter par lui, le corps sent les choses lorsque les yeux ne voient pas. Au bout de la salle, un homme assis ranimait la braise d'un foyer creusé à même le sol en terre battue. Il portait un turban et une robe blanche. Une bougie était placée à coté de lui. Il l'allumait. Je me suis installé sur un tapis posé sur un autre tapis. Peu à peu je pus distinguer la longue barbe grise de celui que j'étais venu trouver, puis les contours de son visage, anguleux, sévère. Il n'avait pas de moustache. Ses yeux ne m'apparaissaient que dans des éclairs lorsqu'il tournait un peu la tête et que les petites flammes du feu s'y reflétaient. Pourquoi ce feu dans ce climat torride? Pourquoi ces volets clos en plein jour?

Abdoul et cheikh Assam se parlèrent d'abord très calmement en Ourdou, puis demeurèrent silencieux. Longtemps. Je savais qu'ils m'examinaient, autrement que par le regard. Consciemment, je rassemblai mes forces pour les dissoudre. Je fis l'effort de cesser de percevoir, de cesser d'analyser, de cesser de penser. Je me fis plus paisible, plus immobile intérieurement, moins attentif à moi-même, comme absent, pourtant lucide, vigilant; je réduisis ma présence.

Le Cheikh bougea et se racla la gorge comme pour me prévenir qu'il allait parler. Il me posa quelques-une des dix questions. Puis, il me demanda dans un chuchotement, dans un anglais parfait:

- Quelle est ta religion?

Il avait une voix douce, presque suave, pourtant plutôt aiguë, mais sans force, comme s'il se parlait à lui-même.

- En Inde je suis hindou, ici je suis musulman, ailleurs je suis parfois juif, chrétien ou bouddhiste. J'écoute, partout ce que l'on dit de Dieu.

- Allalou Akbar. Allâh, qu'Il soit exalté, est le seul Dieu. Cela veut dire le tout incluant est le plus grand.

- C'est une formule mathématique!

- Beaucoup plus que cela. Allâh est plus grand que l'addition de tout, et beaucoup plus petit que chaque fraction du tout. Car plus grand n'est pas une quantité mais une qualité. Quelle est la religion de ton père insista-t-il?

Je n'avais pas envie de répondre à cette question.

- Si la religion se transmettait avec la naissance, on n'aurait pas besoin de l'étudier, ni de se parfaire, et personne ne pourrait se convertir.

Il hochait la tête imperceptiblement, longtemps après que j'eus achevé ma remarque.

- Dieu comme héritage commence par être la langue de ton père, m'expliqua-t-il d'une voix douce et patiente, mais certainement, on peut changer de religion.

Il ne me demanda rien pendant quelque temps. Je questionnai:

- Ne faut-il pas dépasser la religion?

- Pour dépasser une chose, il faut d'abord la connaître. Nombreux sont les chemins de la vérité. Toutes les religions révèlent la vérité.

Il s'exprimait avec emphase dans des certitudes qu'il montrait solides mais qui me paraissaient suspectes, par principe.

- Mais où la cachent-elles, dis-je.

Il ne répondit pas tout de suite, il me regarda comme s'il allait trouver une réponse sur moi.

- Là où tu peux apprendre à la trouver.

Je ne compris pas qu'il parlait de la découvrir en soi. J'insistai, non tant pour démonter quelque chose, que pour essayer d'éviter d'établir entre nous un rapport de catéchisme.

- Lorsqu'on ne trouve pas la vérité, on ne reçoit que l'ordre d'obéir. C'est avilissant. Quel Dieu peut-on connaître dans l'obéissance aveugle? L'homme qui aime Dieu ne doit-il pas répandre la vérité que Dieu lui a montré, l'offrir, comme s'il l'offrait à Dieu.

Je citai un vers de din 'Attâr:

"Pour ton âme demande au Seigneur la connaissance afin que tu répandes pour Lui tout ce qu'il te donne.

Le cheikh goûta cette évocation.

- La connaissance est exigeante, on ne doit pas la donner, mais seulement en montrer la voie à ceux qui la cherchent. Certains ont besoin d'espoir et de devoir.

Il parlait anglais avec application, en roulant les r plus qu'il ne faut; sa voix, bien qu'aigrelette contenait une force de volonté puissante, de la patience et de la précision. Mais ses longs silences, nombreux, étaient plus forts encore que les mots qu'il prononçait. Je repris:

- Certains hommes ne savent pas même questionner, on leur suggère ou leur ordonne de croire; cela n'a pas de sens. On ne peut croire malgré soi; nul ne peut forcer la foi, et une religion est hypocrite qui se contenterait d'une foi d'apparence. Au nom d'un nécessaire ordre collectif, les docteurs des dogmes se sont appropriés Dieu et le Bien, et privent l'individu de la vérité ou de la connaissance qui sont essentielles à sa liberté.

- Que crois-tu que contiennent ces vérités?

- Au-delà de la loi, il y des directions qui mènent l'homme et son âme vers l'absolu.

Il approuva.

- Ici on ne s'occupe que de l'âme, ajouta-t-il. La seule guerre sainte est une guerre contre soi-même, personne d'autre. Que cherches-tu?

- Dieu, directement... La présence... Et la connaissance de la mort, dis-je en essayant de faire semblant de ne pas hésiter.

- Que sais-tu de la mort?

Je fus surpris par cette si simple question. On ne sait rien sur la mort que des théories; on la croit inconnaissable.

- Je ne connais la mort que par ce qui meure, dis-je enfin honnête.

- Tu ne connais donc que le temps, répondit-il sur le ton du médecin qui fait un examen du corps.

- La connaissez-vous?

La conversation se déroulait lentement. Quelques mots étaient jetés dans le silence et la ténèbres. Dans cette lenteur, tout était possible. Même changer. Je me sentais déjà un peu dépassé.

- Depuis des millénaires, les sages ont percé son secret, se contenta-t-il de répliquer tout en balançant sa tête.

- Puis-je le connaître, dis-je trop vite.

Il réfléchit longuement.

- Cela dépend de ce que signifie connaître, finit-il par avancer prudemment.

- Pourquoi la mort est-elle un secret? demandais-je pour éviter sa question.

- Parce que la vie ne veut pas la connaître. Les hommes en ont peur et la fuient; la mort est mystérieuse et injuste pour la vie qui ne se comprend pas. Telle est la nature du secret: la mort ne se cache pas, l'homme se dissimule.

"Cette connaissance n'est pas facile à porter. Si tu ignores que tu possèdes un trésor, tu ne crains pas les brigands. Mais si quelqu'un viens te dire que cet objet, auquel tu ne prêtais guère attention, est un trésor, alors tu le caches, tu t'inquiètes, ou bien, pour vaincre l'inquiétude, tu te détaches de lui, tu penses à lui comme s'il ne t'appartenait pas de toute façon... L'homme est son propre trésor, il prend la mort pour un brigand, et il est inquiet.

- Acceptez-vous de me parler de la mort?

- C'est un très simple secret, c'est un long chemin. Combien de temps comptes-tu rester ici?

- Le temps qu'il faudra... Le temps... de mon permis de séjour.

Je ne savais pas à quoi je m'engageais. Cet homme m'inspirait confiance. C'est pour cette rencontre, que j'avais entrepris ce long voyage. Il poursuivit:

- Qui t'a envoyé vers moi?

- Dieu sur toute chose n'est-il pas tout puissant.

Il ne dit rien pendant un long moment.

- Qui connaît la mort n'a plus peur de rien, sauf de lui-même... et de cela il ne peut pas se cacher, ni fuir.

"D'abord il te faudra du courage; du courage pour cesser de fuir, ensuite tu n'en auras plus besoin, Allâh t'aidera... s'il Lui plaît de t'aider. C'est Lui le chercheur. Dieu guide vers sa lumière qui Il veut . C'est Lui le Guide spirituel de l'univers.

Il m'annonça qu'il me recevrait tous les deux jours, un peu avant le coucher du soleil, et après la prière du soir, puis il me renvoya. C'est ainsi que je reçus la parole de ce pîr pendant plusieurs mois.

Je logeais chez un habitant dont on m'avait dit au marché, qu'il avait une chambre inoccupée. C'était une pièce aux murs bombés au bout d'une maison de pierres et de planche, dont le sol en terre durcie n'était pas plat non-plus. Elle s'ouvrait sur une cours intérieure protégée par des murets de cailloux liés par de la terre. Un palais de simplicité et de paix. Je prenais mes repas avec le propriétaire et ses enfants, en silence car nous n'avions aucune langue commune. Sa femme nous servait. Nous étions assis sur des tapis dans la plus grande pièce juste à côté de la cuisine. Elle officiait devant un four de boue dans lequel elle introduisait des morceaux de branches et de bouses sèches dont elle conservait la cendre qu'elle utilisait comme poudre à récurer la vaisselle. Des jarres gardaient l'eau et les réserves de grains tandis que des niches dans le mur servaient au rangement des ustensiles.

Une image en couleur de la Mecque vue du ciel présidait sur l'assemblée.

... Deux jours plus tard.

- Salam alekom Cheikh, dis-je en me penchant en avant, la main sur le coeur.

- Alekom salam, répondit Cheikh Assam gravement et calmement. Il me tendit la main, je lui donnais la mienne, il la garda longuement entre ses paumes.

Je m'assis à la même place que la première fois. Il me dit de m'approcher.

-Plus près, plus près.

J'étais à moins d'un mètre de lui.

Nous demeurâmes longuement silencieux. Puis il dit:

- Tu peux tout connaître par toi-même, en t'interrogeant longtemps, immobile à l'extérieur comme à l'intérieur, ou en interrogeant Dieu, ou en priant, ou en ne priant pas. Tu peux ainsi connaître toutes choses, et la mort aussi. Les sages nous ont transmis leurs méthodes de recherche et ils ont décrit pour nous les fruits que produisent ces méthodes. Lorsque nous lisons ce qu'ils ont écrit, ou ce que d'autres ont écrit sur eux, nous ne cueillons de leur méthode que la description d'un chemin et son but, mais nous ne connaissons pas le fruit. Nous chercherons le fruit.

Il parlait aussi lentement que lors de notre première rencontre, laissant de l'espace entre les mots et les phrases. Il se tut un moment. Je risquais une question:

- Y a-t-il vraiment un Dieu?

Il tiqua, comme si ma question était stupide ou plutôt grossière. En vérité j'avais voulu évaluer le maître à la qualité de sa réponse. J'étais satisfait par ce silence presque abrasif. Il poursuivit:

- Que nous apprennent les religions sur la nature de Dieu, sur l'Homme et la Création? Toutes donnent à ces questions presque les mêmes réponses, chacune grâce à ses prophètes, dans ses caractères, ses métaphores, son langage.

Il emprunta un ton plus personnel.

- On dit qu'un principe est créateur. Tout en est issue: la création et les créatures, le tangible et l'intangible, l'Homme et l'Ame. On dit d'abord de ce principe qu'on ne peut rien dire de lui. On peut le connaître, on ne peut pas le décrire, et l'on éprouve de la difficulté à parler de lui. On dit pourtant qu'il est le Potentiel, le Permanent, le tout, l'Un, l'Ineffable, le Seigneur. On dit Dieu, l'Esprit, l'âme. C'est le Pîr, le Guide spirituel de l'univers.

Il se tut longuement, puis ajouta:

- Va, regarde en toi ce que tu peux trouver qui ressemble à cela.

Et il me renvoya. Je m'étais attendu à un long discours, comme ceux de rabbi Isaac. Notre rencontre n'avait pas durée une demi-heure. Et j'avais maintenant deux jours à passer dans ce désert de montagne.

Je parcourais les rues du village en me répétant ce que le maître m'avait dit, cherchant Dieu en tout, le tout en chaque chose, traquant l'immuable, tâchant de sentir l'ineffable. Je ne trouvais pas grand chose, seulement ce que je souhaitais trouver, rien de permanent, quelques impressions vagues, évanescentes, désirées! je ne trouvais que moi. Fallait-il pratiquer les méditations que lama Shérab m'avait enseignées? Je rentrai dans ma chambre, et m'obligeai à ne rien faire, ni bouger, ni penser; je cherchai en moi un au-delà du dicible, éternellement potentiel, j'observai, autant que cela se peut, une sorte de vide mais qui était encore ma quête du vide.

...

J'étais assis à ma place devenue habituelle, j'avais fait les salutations d'usages. Cheikh Assam avait encore gardé ma main dans la sienne, puis pendant longtemps, nous n'avons pas échangé un seul mot. Par le silence, Cheikh Assam m'obligeait à l'imiter aussi impérativement que s'il m'en eût donné l'ordre. J'apprenais quelque chose sans pouvoir dire ce que ce pouvait être. Je crois que, en quelque sorte, il m'inspirait sa connaissance. Enfin, il dit:

- Ce n'est pas le créateur qu'il faut haïr, c'est la créature. Il faut aimer Dieu. Allalou Akbar, Dieu est plus grand, tout est inclus en Lui. Tout. Il est le tout-incluant, le plus grand. Va, cherche cela en toi.

Et il me fit signe de partir.

Le soir, la nuit, pendant la journée j'éprouvais le monde aux propositions du maître et m'observais en elles. Je regardais ce qui changeait du monde et en moi à travers elles. Aimer Dieu était aimer le plus grand, un plus grand inaccessible, impensable. Sans doute fallait-il le ressentir. Par la pensée, je faisais une poche et j'y plaçai tout ce que j'étais, puis je me plaçai à l'extérieur. Qu'était alors cette impression qui naissait en moi d'un au-delà du tout?... J'y demeurais.

...

Le feu était allumé; parfois avant un moment de silence, Cheikh Assam jouait à remuer les braises. On n'avait pas ici découvert la cheminée. Un trou entre le mur et le toit servait à évacuer la fumée, mais avant qu'elle n'en trouve le chemin, elle faisait, elle aussi, son détour initiatique et me suffoquait un peu.

- L'absolu est tout. Allâh est grand. Allâh est plus grand. Le tout de l'absolu est le plus grand, plus grand que l'addition de tout. Plus grand que la quantité, il y a la qualité; le plus d'Allâh est un plus qualitatif au-delà de toute qualité, qui appelle en chaque fidèle un changement qualitatif. Ce plus est la révélation elle-même, la révélation de la qualité ultime, au-delà de toute description, au-delà de toute qualité, au-delà du monde et de ce qui fait le monde. Tu dois chercher ce mode sans qualité.

"Le Dieu que tu peux connaître est aussi impeccable que toi dans l'instant où tu l'appelles, conclut-il. Il murmura ensuite quelques mots en ouvrant les mains devant lui.

Je cherchais un plus qualitatif dans la privation de toute qualité. La transcendance est une soustraction et non une aspiration. Le monde existe en moi avec mes propres limites. Lorsque je me définis, je me limite. L'infini est ce plus que soi sans qualité. Allâh est plus grand que la somme de tout. Infini, il est sans qualité.

Je cherchais un regard sans qualité, sans a priori sur le monde, ni jugement. Sans choix. Une indécision sans sujet ni objet, qui révélerait l'indéterminé qui précède toute qualité... toute qualification. Je tâchais de m'y suspendre.

...

- Lâ ilâha Illal-lâh. Il n'y a aucun de Dieu, que Dieu.

Il répéta la formule de nombreuses fois, très lentement. En arabe comme en anglais, il la brisait, en deux temps distincts.

"Lâ ilâha. Illal-lâh. Non, aucun Dieu. Que Dieu. Aucun Dieu. Que Dieu. Que Dieu.

Il ajouta:

"Il est vivant, immuable, unique, infini, transcendant toute limite.

Il demeura silencieux pendant longtemps avant de me renvoyer.

Immuable, quel mot vertigineux! Que pouvais-je trouver d'immuable en moi? Qu'est-ce qu'un je au-delà du temps, du contraste, de la conscience du partiel et du spécifique; de l'identité? Un plan général, au-delà de tout. Unique, donc central, unifiant. Infini, sans limite, sans mouvement. Illal-lâh, Que Dieu! avait répété Cheikh Assam en appuyant sur chacun des mots comme s'il souhaitait que j'entendisse quelque chose qu'il ne voulait pas dire autrement. Me suggérait-il d'abandonner tout autre rapport au monde et à moi-même que ceux que cette série d'adjectifs suggéraient et d'entrer dans le monde de Dieu avec lui; que Dieu! Il n'y a pas d'autre réalité que Dieu. Ou y en a-t-il? Non, Que Dieu!. Vivant et immuable offraient une contradiction insoluble, ou alors proposaient un mode de vie, un mode de relation: Que Dieu encore. Je tâchais de demeurer dans cette attitude, et même d'y agir. Qu'était ce Dieu? Une sacralisation intensive?

 

Le village était propice au mode d'existence contemplatif; austère comme un cloître, rien n'y était agressif. Ni les hommes ni le choses n'adhéraient. Les images qu'il offrait de lui-même semblaient brumeuses, comme un peu liquides dans le flou de l'air chaud. Ses habitants parlaient fort peu entre-eux et s'ils parlaient, ils chuchotaient. On se saluait en se croisant, on s'arrêtait rarement. Souvent les rues étaient désertes. Le silence privait la réalité de toute convention, ainsi elle était plus vide, moins solide. Le silence ici s'élevait comme une prière et il protégeait plus sûrement qu'une muraille.

C'est à ce moment que je décidai d'adopter le costume local. Dans ma nouvelle robe blanche, j'essayais de me dissoudre dans la poussière des chemins rocailleux et des maisons de glaise.

...

Je m'étais déchaussé puis assis tout proche. Ce jour-là c'est moi qui garda sa main. Nous demeurâmes longtemps sans rien dire.

- YHVH est l'être nécessaire et potentiel. Regarde en toi ce qui correspond à cela, me dit Cheikh Assam, il est à la fois vivant, immuable, nécessaire et potentiel.

Longuement, silencieusement, il considéra avec moi ce qu'il venait de dire, puis il me congédia.

Nécessaire, il n'y en a pas d'autre; potentiel, Il est toute chose; potentiel, Il est sans fin, l'infini des activités possibles; nécessaire Il est toute pensée; potentiel, Il rassemble tout en Lui; nécessaire, toute chose en émerge; potentiel, Il est avant, pendant et après tout ce qui se manifeste, donc au-delà du manifeste; nécessaire, Il existe en lui-même. Vivant et immuable, vivant mais immuable.

Cheikh Assam introduisait la religion racine de l'Islam dans son enseignement, cela n'avait pas manqué de me surprendre, mais aussi de me plaire. Rabbi Isaac n'était pas très loin...

Je n'avais personne à qui parler, mais je ne souffrais pas trop de la solitude. Grâce au silence, j'étais plus concentré sur les regards et les recherches que mon pîr me prescrivait de pratiquer. Peu à peu, ils m'habitèrent. La méthode et le silence étaient efficaces: j'avais l'impression continue de ne pas pénétrer le monde mais seulement de glisser dessus.

...

- Il n'y a qu'un seul être. Rien n'est en dehors de lui. Cet être est Brahman, disent les upanishads, Cela, le Soi sans qualité de chaque chose. Il est éternel et pur, incréé et absolu. Existant en soi.

Va, cherche en toi ce qui correspond à cela.

Je liais vivant et immuable à sans qualité et pur. C'est dans un rapport impersonnel avec la création que je cherchais Brahman. Ce qui n'a pas de qualité est infini. Ainsi qu'indescriptible. Le monde sans description s'ouvrait devant moi et m'échappait pourtant.

Le monde devenait beaucoup plus large, et moi beaucoup moins présent à mesure que je domptais le silence.

- Quel est la religion de ton père? m'avait demandé le cheikh lors de notre première conversation. J'avais refusé de lui répondre, je n'avais pas voulu choisir. Ne sachant pas dans quelle voie traiter ma question, le pîr n'avait sans doute pas choisi non plus, il m'enseignait l'hindouisme après l'islam et le judaïsme...

 

...

Tous responsables ?

Comment éviter le chaos climatique ?

L’exploitation des ressources fossiles a provoqué l’avènement d’une nouvelle ère géologique. Une prouesse des nations industrialisées et de leurs élites, qui ont bâti leur suprématie sur des échanges écologiques inégaux.

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Isaac Cordal. – « Résistance », 2013
cementeclipses.com — L’artiste expose à la galerie COA à Montréal jusqu’au 28 novembre.

Anthropocène : ce mot désigne une nouvelle époque de l’âge de la Terre, ouverte par une humanité devenue force tellurique (1). Le point de déclenchement de ce nouvel âge géohistorique reste sujet à controverse : la conquête et l’ethnocide de l’Amérique ? la naissance du capitalisme industriel, fondé sur les énergies fossiles ? la bombe atomique et la « grande accélération » d’après 1945 ? Mais il y a du moins un constat sur lequel les scientifiques s’accordent : bien plus qu’une crise environnementale, nous vivons un basculement géologique, dont les précédents — la cinquième crise d’extinction, il y a 65 millions d’années, ou l’optimum climatique du miocène, il y a 15 millions d’années — remontent à des temps antérieurs à l’apparition du genre humain. D’où une situation radicalement nouvelle : l’humanité va devoir faire face dans les prochaines décennies à des états du système Terre auxquels elle n’a jamais été confrontée.

L’anthropocène marque aussi l’échec d’une des promesses de la modernité, qui prétendait arracher l’histoire à la nature, libérer le devenir humain de tout déterminisme naturel. A cet égard, les dérèglements infligés à la Terre représentent un coup de tonnerre dans nos vies. Ils nous ramènent à la réalité des mille liens d’appartenance et de rétroaction attachant nos sociétés aux processus complexes d’une planète qui n’est ni stable, ni extérieure à nous, ni infinie (2). En violentant et en jetant sur les routes des dizaines de millions de réfugiés (22 millions aujourd’hui, 250 millions annoncés par l’Organisation des Nations unies en 2050), en attisant injustices et tensions géopolitiques (3), le dérèglement climatique obère toute perspective d’un monde plus juste et solidaire, d’une vie meilleure pour le plus grand nombre. Les fragiles conquêtes de la démocratie et des droits humains et sociaux pourraient ainsi être annihilées.

Cette logique d’accumulation a tiré toute la dynamique de transformation de la terre

Mais qui est cet anthropos à l’origine de l’anthropocène, ce véritable déraillement de la trajectoire géologique de la Terre ? Une « espèce humaine » indifférenciée, unifiée par la biologie et le carbone, et donc uniformément responsable de la crise ? Le prétendre reviendrait à effacer l’extrême différenciation des impacts, des pouvoirs et des responsabilités entre les peuples, les classes et les genres. Il y a eu des victimes et des dissidents de l’« anthropocénéisation » de la Terre, et c’est peut-être d’eux qu’il s’agit d’hériter.

A dire vrai, jusqu’à une période récente, l’anthropocène a été un occidentalocène ! En 1900, l’Amérique du Nord et l’Europe de l’Ouest avaient émis plus des quatre cinquièmes des gaz à effet de serre depuis 1750. Si la population humaine a grimpé d’un facteur 10 depuis trois siècles, que de disparités d’impact entre les différents groupes d’humains ! Les peuples de chasseurs-cueilleurs aujourd’hui menacés de disparition ne peuvent guère être tenus responsables du basculement. Un Américain du Nord aisé émet dans sa vie mille fois plus de gaz à effet de serre qu’un Africain pauvre (4).

Pendant que la population décuplait, le capital centuplait. En dépit de guerres destructrices, il a crû d’un facteur 134 entre 1700 et 2008 (5). N’est-ce pas cette logique d’accumulation qui a tiré toute la dynamique de transformation de la Terre ? L’anthropocène mériterait alors la qualification plus juste de « capitalocène ». C’est d’ailleurs la thèse des récents ouvrages du sociologue Jason W. Moore et de l’historien Andreas Malm (6).

Depuis deux siècles, un modèle de développement industriel fondé sur les ressources fossiles a dans le même temps dérouté la trajectoire géologique de notre planète et accentué les inégalités. Les 20 % les plus pauvres détenaient 4,7 % du revenu mondial en 1820, mais seulement 2,2 % en 1992 (7). Existe-t-il un lien entre l’histoire des inégalités et l’histoire des dégradations écologiques globales de l’anthropocène ? Non, répondent les tenants du « capitalisme vert », qui reprennent le vieux discours du « gagnant-gagnant » entre marché, croissance, équité sociale et environnement. Pourtant, de nombreux travaux récents, à la croisée de l’histoire et des sciences du système Terre, mettent en évidence un ressort commun aux dominations économiques et sociales, aux injustices environnementales et aux dérèglements écologiques désormais d’une ampleur géologique.

Si toute activité humaine transforme l’environnement, les impacts sont inégalement distribués. Quatre-vingt-dix entreprises sont ainsi responsables à elles seules de plus de 63 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre depuis 1850 (8). Les nations qui en ont émis le plus sont historiquement les pays du « centre », ceux qui dominent l’économie-monde (voir la carte « Pollueurs d’hier et d’aujourd’hui »). Ce fut d’abord le Royaume-Uni, qui, à l’époque victorienne, au XIXe siècle, produisait la moitié du CO2 total et colonisait le monde. Ce furent ensuite, au milieu du XXe siècle, les Etats-Unis, en concurrence frontale avec les pays sous influence soviétique, dont le système n’était pas moins destructeur. C’est de plus en plus la Chine, qui émet aujourd’hui plus de gaz à effet de serre que les Etats-Unis et l’Europe réunis. Pékin est engagé dans une compétition économique avec les Etats-Unis qui passe, à court terme, par une ruée sur les ressources fossiles et, à moyen terme, par le numérique, la finance et les technologies « vertes ». Au vu de cette réalité historique, peut-on limiter les dérèglements globaux sans remettre en question cette course à la puissance économique et militaire ?

Plus profondément, la conquête de l’hégémonie économique par les Etats-nations du centre (9) a permis la suprématie de son élite capitaliste, ainsi que l’achat de la paix sociale domestique grâce à l’entrée des classes dominées dans la société de consommation. Mais elle a été possible qu’au prix d’un endettement écologique, c’est-à-dire d’un échange écologique inégal avec les autres régions du monde. Tandis que la notion marxiste d’« échange inégal » désignait une dégradation des termes de l’échange (en substance, le montant des importations que financent les exportations) entre périphérie et centre mesurée en quantité de travail, on entend par « échange écologique inégal » l’asymétrie qui se crée lorsque des territoires périphériques ou dominés du système économique mondial exportent des produits à forte valeur d’usage écologique et reçoivent des produits d’une valeur moindre, voire générateurs de nuisances (déchets, gaz à effet de serre...). Cette valeur écologique peut se mesurer en hectares nécessaires à la production des biens et des services, au moyen de l’indicateur d’« empreinte écologique » (10), en quantité d’énergie de haute qualité ou de matière (biomasse, minerais, eau, etc.) incorporée dans les échanges internationaux, ou encore en déchets et nuisances inégalement distribués.

Ce mode d’analyse des échanges économiques mondiaux apporte depuis quelques années un regard nouveau sur les métabolismes de nos sociétés, et sur la succession historique d’autant d’« écologies-monde » (Jason W. Moore) que d’« économies-monde », selon la définition de l’historien Fernand Braudel. Chacune se caractérise, selon les périodes, par une certaine organisation (asymétrique) des flux de matière, d’énergie et de bienfaits ou méfaits écologiques.

La gloutonnerie énergétique des « trente glorieuses »

L’historien Kenneth Pomeranz a montré le rôle d’un échange écologique inégal lors de l’entrée du Royaume-Uni dans l’ère industrielle (11). La conquête de l’Amérique et le contrôle du commerce triangulaire permirent une accumulation primitive européenne ; accumulation dont les Britanniques profitaient au premier chef au XVIIIe siècle grâce à leur supériorité navale. Cela leur offrit un accès aux ressources du reste du monde indispensables à leur développement industriel : la main-d’œuvre esclave cultivant le sucre (4 % de l’apport énergétique alimentaire de leur population en 1800) ou le coton pour leurs manufactures, la laine, le bois, puis le guano, le blé et la viande. Au milieu du XIXe siècle, les hectares de la périphérie de l’empire mobilisés équivalaient à bien plus que la surface agricole utile britannique. L’échange était inégal puisque, en 1850, en échangeant 1 000 livres de textile manufacturé à Manchester contre 1 000 livres de coton brut américain, le Royaume-Uni était gagnant à 46 % en termes de travail incorporé (échange inégal) et à 6 000 % en termes d’hectares incorporés (échange écologiquement inégal) (12). Il libérait ainsi son espace domestique d’une charge environnementale, et cette appropriation des bras et des écosystèmes de la périphérie rendait possible son entrée dans une économie industrielle.

De même, au XXe siècle, la croissance forte des soi-disant « trente glorieuses » de l’après-guerre se caractérise par sa gloutonnerie énergétique et son empreinte carbone. Alors qu’il avait suffi de + 1,7 % par an de consommation d’énergie fossile pour une croissance mondiale de 2,1 % par an dans la première moitié du XXe siècle, il en faut + 4,5 % entre 1945 et 1973 pour une croissance annuelle de 4,18 %. Cette perte d’efficacité touche aussi les autres matières premières minérales : alors qu’entre 1950 et 1970 le produit intérieur brut (PIB) mondial est multiplié par 2,6, la consommation de minerais et de produits miniers pour l’industrie, elle, est multipliée par 3, et celle des matériaux de construction, quasiment par 3 aussi. C’est ainsi que l’empreinte écologique humaine globale bondit de l’équivalent de 63 % de la capacité bioproductive terrestre en 1961 à plus de 100 % à la fin des années 1970. Autrement dit, nous dépassons depuis cette époque la capacité de la planète à produire les ressources dont nous avons besoin et à absorber les déchets que nous laissons.

La course aux armements, à l’espace, à la production, mais aussi à la consommation, à laquelle se sont livrés le bloc de l’Ouest et le bloc de l’Est durant la guerre froide a nécessité une gigantesque exploitation des ressources naturelles et humaines. Mais avec une différence notable : le camp communiste exploitait et dégradait surtout son propre environnement (échanges de matières premières avec l’extérieur proches de l’équilibre et nombreux désastres écologiques domestiques), tandis que les pays industriels occidentaux construisaient leur croissance grâce à un drainage massif des ressources minérales et renouvelables (avec des importations de matières premières dépassant les exportations de 299 milliards de tonnes par an en 1950 à plus de 1 282 milliards en 1970 (13)). Ces ressources provenaient du reste du monde non communiste, qui, lui, se vidait de sa matière et de son énergie de haute qualité.

Ce drainage fut économiquement inégal, avec une dégradation des termes de l’échange de 20% pour les pays « en voie de développement » exportateurs de produits primaires entre 1950 à 1972. Mais il fut aussi écologiquement inégal. Vers 1973, tandis que la Chine et l’URSS atteignaient une empreinte écologique équivalant à 100 % de leur biocapacité domestique, l’empreinte américaine était déjà de 176 %, celle du Royaume-Uni de 377 %, celle de la France de 141 %, celle de l’Allemagne fédérale de 292 % et celle du Japon de 576 %, tandis que nombre de pays d’Afrique, d’Asie et d’Amérique latine restaient sous un ratio de 50 % (14).

On comprend que le moteur de « la grande accélération » de cette période fut le formidable endettement écologique des pays industriels occidentaux, qui l’emportent sur le système communiste et entrent dans un modèle de développement profondément insoutenable, tandis que leurs émissions massives de polluants et de gaz à effet de serre impliquent une appropriation des fonctionnements écosystémiques réparateurs du reste de la planète. Cette appropriation creuse un écart entre des économies nationales qui génèrent beaucoup de richesses sans soumettre leur territoire à des impacts excessifs et d’autres dont l’économie pèse lourdement sur le territoire.

Aujourd’hui, un échange écologique inégal se poursuit entre ceux — Etats et oligarchie des 5 % les plus riches de la planète — qui entendent asseoir leur puissance économique et leur paix sociale sur des émissions de gaz à effet de serre par personne nettement supérieures à la moyenne mondiale (voir la carte « Pollueurs d’hier et d’aujourd’hui ») et, d’autre part, les régions (insulaires, tropicales et côtières, principalement) et les populations (essentiellement les plus pauvres) qui seront les plus durement touchées par les dérèglements climatiques. Ces régions et populations sont aussi celles dont les écosystèmes — leurs forêts — sont les plus mis à contribution pour atténuer les émissions excessives de déchets des régions et populations riches ; et ce à titre gratuit — une dette écologique incommensurablement plus élevée que les dettes souveraines — ou contre une faible rémunération, via des mécanismes tels que Reducing Emissions from Deforestation and Forest Degradation (REDD) et autres marchés des biens et services environnementaux, qui constituent une nouvelle forme d’échange inégal.

Il incombe à notre génération, et il est de la responsabilité des dirigeants du monde, de rompre avec cette trajectoire destructrice et injuste. Il en va, à long terme, d’un basculement majeur de la géologie planétaire et, à court terme, de la vie et de la sécurité de centaines de millions de femmes et d’hommes, des zones côtières au Sahel, de l’Amazonie au Bangladesh. Que ces violences frappent déjà durement les populations les plus pauvres et les moins responsables des émissions passées est un héritage du capitalocène. Mais le choix d’ajouter ou non à ce bilan des dizaines de millions de déportés climatiques supplémentaires, de nouvelles violences, souffrances et injustices, relève de notre responsabilité.

Toute démarche qui retarderait le gel d’une partie des réserves fossiles et toute émission nous amenant à dépasser le seuil des + 2 °C (voire + 1,5 °C, selon certains climatologues — lire « Deux degrés de plus, deux degrés de trop »), doivent désormais être prises pour ce qu’elles sont : des actes qui attentent à la sûreté de notre planète, lourds de victimes et de souffrances humaines (15). Même si les causalités et les calculs sont complexes, on sait déjà qu’à chaque gigatonne de CO2 émise en sus du « budget + 2 ° » correspondront plusieurs millions de déplacés et de victimes supplémentaires. Comme Condorcet ou l’abbé Raynal surent le faire à propos de l’esclavage, osons donc l’affirmer : ces émissions incontrôlées de gaz à effet de serre méritent la qualification de « crimes ».

Après les crimes esclavagistes, coloniaux et totalitaires, voici donc l’idée de la valeur intangible de la vie humaine à nouveau menacée. Dès lors, comme le note l’archevêque sud-africain Desmond Tutu, autrefois engagé dans la lutte contre l’apartheid, réduire notre empreinte carbone n’est pas une simple nécessité environnementale ; c’est « le plus grand chantier de défense des droits de l’homme de notre époque (16) ». Il est désormais inacceptable que des individus et des entreprises s’enrichissent par des activités climatiquement criminelles. M. Tutu appelle à s’attaquer aux causes et aux fauteurs du réchauffement climatique comme on a combattu l’apartheid : par les armes de la réprobation morale, du boycott, de la désobéissance civile, du désinvestissement économique et de la répression par le droit international.

Mettre hors d’état de nuire les négriers du carbone

A-t-on vaincu l’esclavage, il y a deux siècles, en demandant aux dirigeants des colonies et territoires esclavagistes de proposer eux-mêmes une baisse du nombre d’êtres humains importés ? Aurait-on accordé aux négriers des quotas échangeables d’esclaves ? De même, aujourd’hui, peut-on espérer avancer en comptant sur des engagements purement volontaires d’Etats pris dans une guerre économique effrénée, ou en confiant l’avenir climatique à la main invisible d’un marché du carbone à travers une monétisation et une privatisation de l’atmosphère, des sols et des forêts ?

Ne faut-il pas rechercher plutôt les forces capables d’arrêter le dérèglement climatique dans l’insurrection des victimes du capitalisme fossile (Pacific climate warriors océaniens, militants anti-extractivistes, précaires énergétiques, réfugiés climatiques) et dans le sursaut moral de ceux qui, dans les pays riches, ne veulent plus être complices et le manifestent par diverses actions — solutions pour vivre autrement et mieux avec moins, campagnes pour contraindre les banques à se désinvestir des entreprises climaticides, pressions sur les gouvernements pour qu’ils passent des paroles aux actes en matière de réduction des émissions (17), résistance aux grands projets inutiles, etc. ?

Il faut également espérer un retour du courage politique. Nul doute que si Bartolomé de Las Casas, Condorcet, Jaurès, Gandhi ou Rosa Parks vivaient aujourd’hui, l’abolition des crimes climatiques, la mise hors d’état de nuire des quatre-vingt-dix négriers du carbone et la sortie du capitalocène seraient leur grand combat (18).

Christophe Bonneuil

Historien, coauteur de L’Evénement Anthropocène. La Terre, l’histoire et nous, Seuil, Paris, 2013, et de Crime climatique stop ! L’appel de la société civile, Seuil, 2015.

Source : « Le Monde diplomatique »

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(1) Paul J. Crutzen, « Geology of mankind », Nature, vol. 415, n° 23, Londres, 3 janvier 2002.

(2) Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz, L’Evénement anthropocène. La Terre, l’histoire et nous, Seuil, Paris, 2013 ; Bruno Latour, Face à Gaïa. Huit conférences sur le nouveau régime climatique, La Découverte, coll. « Les Empêcheurs de penser en rond », Paris, 2015.

(3) Lire Agnès Sinaï, « Aux origines climatiques des conflits », Le Monde diplomatique, août 2015.

(4) David Satterthwaite, « The implications of population growth and urbanization for climate change », Environment & Urbanization, vol. 21, n° 2, Thousand Oaks (Californie), octobre 2009.

(5) Calcul effectué en dollars 1990 constants à partir des données de Thomas Piketty, Le Capital au XXIe siècle, Seuil, 2013.

(6) Jason W. Moore, Capitalism in the Web of Life : Ecology and the Accumulation of Capital, Verso, Londres, 2015 ; Andreas Malm, Fossil Capital. The Rise of Steam Power and the Roots of Global Warming, Verso, janvier 2016.

(7) François Bourguignon et Christian Morrisson, « Inequality among world citizens : 1820-1992 » (PDF), The American Economic Review, Nashville, vol. 92, n° 4, septembre 2002.

(8) Richard Heede, « Tracing anthropogenic carbon dioxide and methane emissions to fossil fuel and cement producers, 1854-2010 » (PDF), Climatic Change, vol. 122, n° 1, Berlin, janvier 2014.

(9) Immanuel Wallerstein, Comprendre le monde. Introduction à l’analyse des systèmes-monde, La Découverte, 2006.

(10) Pour la méthode et les résultats récents, cf. www.footprintnetwork.org

(11) Kenneth Pomeranz, Une grande divergence. La Chine, l’Europe et la construction de l’économie mondiale, Albin Michel, coll. « L’évolution de l’humanité », Paris, 2010.

(12) Alf Hornborg, Global Ecology and Unequal Exchange. Fetishism in a Zero-Sum World, Routledge, Londres, 2011.

(13) Anke Schaffartzik et al., « The global metabolic transition : Regional patterns and trends of global material flows, 1950-2010 », Global Environmental Change, vol. 26, mai 2014.

(14) « National footprint accounts 1961-2010, 2012 edition », Global Footprint Network, 2014.

(15) Laurent Neyret (sous la dir. de), Des écocrimes à l’écocide. Le droit pénal au secours de l’environnement, Bruylant, coll. « Droit(s) et développement durable », Bruxelles, 2015 ; Valérie Cabanes, « Crime climatique et écocide : réformer le droit pénal international », dans Crime climatique stop ! L’appel de la société civile, Seuil, 2015.

(16) Desmond Tutu, « Nous avons combattu l’apartheid. Aujourd’hui, le changement climatique est notre ennemi à tous », dans Crime climatique stop !, op. cit.

24/03/2016

Quand des investisseurs spéculent sur les conflits commerciaux entre multinationales et Etats

 

par Adriana Homolova , Eva Schram , Frank Mulder

On connaissait la spéculation financière sur les denrées alimentaires, les ressources naturelles, l’immobilier, les produits financiers, et même sur les émissions de CO2. Voici venu le temps de la spéculation sur les plaintes que déposent des investisseurs contre des Etats en cas de conflit commercial ou fiscal. C’est le nouveau business que permet la multiplication des procédures intentées par des multinationales, qui se disent lésées, contre des Etats pour leur faire payer de lourdes amendes. Un business qui dispose d’une plaque tournante, les Pays-Bas, et qui pose, encore une fois, la question des conflits d’intérêt.

Épisode 4, suite de notre série sur les procédures d’arbitrages entre investisseurs et États (voir l’épisode précédent).

À mesure que les arbitres étendent leur juridiction et que le nombre de procédures ISDS (Investor-state dispute settlement, « mécanisme de règlement des différents entre Etats et investisseurs ») augmente, de nouveaux acteurs font leur entrée sur le marché : des investisseurs appelés third party funders (« financeurs tiers »). Mick Smith travaillait auparavant dans l’équipe dédiée aux marchés de capitaux de Freshfields, la grande firme anglo-allemande présente dans le monde entier. Puis, identifiant une opportunité commerciale, il décida de créer sa propre firme. Désormais, il apporte de l’argent à des entreprises qui souhaitent poursuivre un État, mais ne peuvent pas payer les frais légaux elles-mêmes. Sa firme Calunius Capital dispose aujourd’hui d’un fonds de 90 millions de livres sterling à cet effet.

Sa méthode est simple, nous explique-t-il après une conférence sur l’arbitrage à Rome. « Nous payons les frais légaux d’une entreprise qui souhaite poursuivre un État. Cela peut être un million de dollars, mais cela peut aussi être plus de dix millions de dollars. En échange, nous recevons une partie de l’amende que cet État est condamné à verser. » Cette part peut s’élever jusqu’à une fourchette allant de 10 et 40 % de l’amende totale. Si l’arbitrage est perdu, Calunius reçoit un montant fixe.

Selon Smith, il s’agit souvent d’histoires de David contre Goliath. « Imaginez une entreprise minière avec seulement un actif, une mine. Et cette mine est confisquée par un État. Les États ont souvent des ressources inépuisables à leur disposition, tandis que l’investisseur se retrouve démuni. » Que peut-il faire ? Calunius apporte son aide afin de permettre à David de lutter à armes égales contre le méchant Goliath. L’un des David que Smith aide actuellement est une entreprise minière canadienne, qui veut obtenir 400 millions de dollars du Venezuela. Les critiques caractérisent les activités de Smith d’une manière un peu différente : selon eux, il ne fait, au fond, que spéculer sur des procédures d’arbitrage contre des États.

Et si l’arbitre lui-même était lié à l’investisseur ?

On ne sait pas combien de procédures sont ainsi financées par des tierces parties. Celles-ci ne se font généralement pas connaître. Mais il est clair que même certains arbitres et avocats s’inquiètent de ce phénomène. Après tout, la justification fondamentale de l’arbitrage s’effondre s’il s’avère que les arbitres sont en conflit d’intérêts. Qu’adviendrait-il si un financeur entretenait des relations amicales avec un cabinet juridique qui fournirait un arbitre pour trancher un cas dans lequel il aurait investi ? Et si l’arbitre lui-même était lié à l’investisseur ? Vannin Capital, une firme britannique enregistrée à Jersey (île Anglo-Normande) et qui finance des procédures ISDS, a annoncé en 2015 s’être assurée les services de Bernard Hanotiau. Un peu comme si un arbitre acceptait de travailler pour un casino. Hanotiau nous a déclaré que la nouvelle avait été rendue publique trop rapidement et qu’il avait finalement refusé la proposition en raison des conflits d’intérêts potentiels.

Pour Eduardo Marcenaro, avocat italien travaillant pour un important consortium de BTP, le problème va cependant bien au-delà des conflits d’intérêts. Il doit gérer quotidiennement des procédures d’arbitrage l’opposant à d’autres firmes. « C’est la réalité : il y a des litiges. Mais à quoi sert l’arbitrage ? Pour nous, c’est une manière de trouver un compromis afin de mettre le différend derrière nous. » Or c’est exactement ce que le financement extérieur des procédures ISDS vient remettre en cause. « Je le vois régulièrement : s’il y a un financeur derrière une procédure, cela entraîne toujours davantage d’agressivité. Il ne s’agit plus de trouver un terrain d’entente, il ne s’agit plus que de gagner, à tout prix, et parfois en poussant à la limite de ce qui peut être considéré comme des moyens légaux. En vérité, c’est dégoûtant, ce à quoi ce type de financement mène en pratique. »

Le « sandwich » hollandais

Si l’on examine la liste des pays d’où ont été lancées le plus grand nombre de procédures depuis 2012, on découvre qu’un petit pays y figure en tête : les Pays-Bas. C’est là qu’ont été initiés le plus d’arbitrages en 2014, davantage même qu’aux États-Unis. Les Pays-Bas constituent un carrefour important dans le monde de l’ISDS.

Cet état de fait est le résultat d’une politique active du gouvernement néerlandais pour promouvoir le pays comme une destination attractive pour les multinationales. L’un des aspects clés de cette politique a été la construction d’un vaste réseau de traités bilatéraux d’investissement. Avec 95 traités bilatéraux d’investissement en vigueur, les Pays-Bas atteignent presque le niveau maximal de couverture possible. En outre, le modèle de traité d’investissement privilégié par les Pays-Bas figure parmi les plus larges possible, du point de vue des investisseurs. Par exemple, il n’y a pas besoin de montrer que vous exercez une quelconque activité économique substantielle dans le pays pour pouvoir prétendre au statut d’investisseur néerlandais.

Selon le gouvernement, qui se base sur les informations d’une enquête des Nations unies, 47% des procédures ISDS lancées aux Pays-Bas sont le fait de filiales de convenance n’existant que comme boîtes aux lettres. Mais une simple requête dans la base de données de la Chambre de commerce des Pays-Bas montre que ce chiffre est d’au moins 68%. Seulement 16% des plaintes sont déposées par une véritable entreprise néerlandaise. C’est ce que l’on appelle le « sandwich hollandais » : il suffit de créer une holding aux Pays-Bas entre vous et votre investissement pour devenir néerlandais.

Cela ne signifie évidemment pas que les Pays-Bas forcent les autres pays à signer des traités d’investissement. C’est un choix que ces pays font délibérément, car ils espèrent attirer ainsi les investisseurs. En ce moment même, l’Irak et l’Azerbaïdjan ont tous les deux demandé à signer un traité bilatéral d’investissement avec les Pays-Bas, où nombre de compagnies pétrolières sont présentes.

« Si tout était vraiment si injuste, les pays n’auraient jamais signé »

Dans nos discussions avec des hauts fonctionnaires néerlandais, lesquels souhaitent rester anonymes, c’est la même vision apolitique et quasi technique déjà rencontrée parmi les arbitres qui prévaut : « Nous faisons simplement notre travail. Il faut protéger les investisseurs, non ? Parfois il y a des conséquences indésirables, mais si tout était vraiment si injuste, les pays n’auraient jamais signé, n’est-ce pas ? »

Les Pays-Bas ont-ils délibérément cherché à atteindre la position qu’ils occupent dans le monde de l’ISDS ? Impossible de le prouver. Mais il est frappant de constater à quel point le gouvernement néerlandais a toujours activement défendu ses traités bilatéraux d’investissement, y compris ceux négociés avec d’autres pays de l’Union, et qui vont à l’encontre du droit européen. Détail révélateur : le haut fonctionnaire chargé de négocier les traités bilatéraux d’investissement pour le compte des Pays-Bas ces dernières années, Nikos Lavranos, a quitté ses fonctions en 2014 pour prendre la tête de l’EFILA, le lobby européen des avocats spécialisés en droit de l’investissement. Gerard Meijer est enregistré comme lobbyiste auprès des institutions européennes à Bruxelles pour cette même organisation. Jusqu’en 2014, Lavranos s’est posé en défenseur acharné du système des traités néerlandais ; désormais, sa nouvelle mission implique de rédiger des tribunes pour exiger des droits très étendus pour les investisseurs et un cadre robuste de protection des investissements dans le nouveau traité de libre-échange négocié entre l’Europe et les États-Unis (le TAFTA, aussi appelé TTIP). Il a refusé de nous parler.

À travers sa propre firme de consulting, Global Investment Protections, il aide des entreprises à s’enregistrer comme néerlandaises. Ce qu’il désigne comme une « restructuration de la propriété pour bénéficier du cadre le plus solide disponible de protection par des traités d’investissement bilatéraux ». Mais, bon, c’est un argument publicitaire mis en avant par tous les cabinets d’avocats.

Frank Mulder, Eva Schram and Adriana Homolova
Traduction de l’anglais : Olivier Petitjean

Photo : CC Rafael Matsunaga

- Voir l’épisode 1 : Plongez dans la guerre invisible que les multinationales livrent aux États
- Voir l’épisode 2 : Quand les Etats, même démocratiques, doivent payer de gigantesques amendes aux actionnaires des multinationales
- Voir l’épisode 3 : Ce petit milieu d’avocats d’affaires qui gagne des millions grâce aux traités de libre-échange

À propos de cet article

Cette enquête a été publiée initialement en néerlandais par les magazines De Groene Amsterdammer et Oneworld. Elle est publiée en exclusivité en français par Basta ! et, le même jour, en allemand par le Spiegel online. [L’article original a été légèrement modifié et abrégé pour la présente publication. Une traduction intégrale est disponible sur le site de l’Observatoire des multinationales.

Voir aussi, des mêmes auteurs, cet autre article traduit par l’Observatoire des multinationales : « Pétrole ougandais : Total cherche à échapper à l’impôt grâce à un traité de libre-échange ».

Le texte ci-dessous présente la recherche qui sous-tend l’enquête :

Les critiques du TAFTA, le traité de commerce en discussion entre l’Union européenne et les États-Unis, ont pour cible prioritaire les mécanismes de résolution des litiges État-investisseurs, ou ISDS (pour Investor-State Dispute Settlement, en anglais). Il s’agit d’un mécanisme grâce auquel les investisseurs peuvent poursuivre un État s’ils estiment avoir été traités de manière inéquitable. Selon ces critiques, les multinationales se voient ainsi donner le pouvoir sans précédent d’échapper aux lois, à travers une sorte de système de justice privatisée contre lequel aucun appel n’est possible.

En réalité, l’ISDS n’est pas un phénomène si nouveau. Les plaintes ne sont pas simplement déposées contre nous, pays européens ; au contraire, c’est plus souvent de nous qu’elles proviennent. En 2014, pas mois de 52 % de toutes les plaintes connues avaient pour origine l’Europe occidentale.

Le nombre total de cas est impossible à connaître. Les données sont difficiles à obtenir. C’est pourquoi des journalistes de De Groene Amsterdammer et Oneworld ont entrepris quatre mois de recherches, avec le soutien d’EU Journalism Grants.

Ce travail a notamment débouché sur une cartographie interactive unique en son genre de tous les cas d’ISDS, dont beaucoup n’ont jamais été cités dans la presse. Cartographie qui inclut, autant que possible, le nom des arbitres, les plaintes, les suites et, dans de nombreux cas, le résumé des différends. Pour la présente enquête, nous avons interrogé de nombreux arbitres, des avocats, des investisseurs, des chercheurs et des fonctionnaires, y compris des représentants de pays qui se sentent dupés par l’ISDS, comme le Venezuela, l’Afrique du Sud ou l’Indonésie.

La cartographie et les articles qui l’accompagnent sont disponibles sur le site www.aboutisds.org. Ils ont été publiés initialement en néerlandais à l’adresse www.oneworld.nl/isds.

 

 

 

23/03/2016

Noël Godin surnommé Georges Le Gloupier, l’entarteur

Petite citation qui accompagne depuis des années le bulletin de complicité de la revue Nouveaux Délits et un clin d'oeil appuyé.....

 

La force surprenante qui m’anime, c’est tout bêtement la volonté irréductible de refuser d’être complice du nouvel ordre autoritaire-marchand en cherchant à lui nuire joliment.

 

l'avantage de l'attentat pâtissier c'est que outre le fait qu'on est aussi bien vivant avant qu'après, s'il reste des munitions, on peut les manger...

 

 

7375_n.jpg

(Brigade activiste des clowns, République, Paris, 29/11/15)

 

 

19/03/2016

Noirs dans les camps nazis

Serge Bilé, journaliste a aussi publié un livre sur le même sujet, sous le même titre, au Serpent à Plumes en 2005, et qui parait le 24 mars, aux Ed. du Rocher dans la collection Poche :

Couv-Noirs.jpgAfricains, Antillais, Américains ont eux aussi été pris dans la tourmente, arrêtés et envoyés dans ces camps où ils étaient sujets à toutes les humiliations...

Outre les témoignages hallucinants collectés auprès des survivants ou de leurs compagnons d'infortune, ce livre révèle des faits méconnus : savait-on que les fameuses lois de Nuremberg concernaient également les Noirs installés à l'époque dans le pays ? Ces Afro-Allemands, stérilisés de force, formèrent d'ailleurs les premiers contingents de déportés expédiés par Hitler dans les camps, bien avant la guerre. Savait-on que ces camps de concentration n'étaient pas l'oeuvre des nazis, mais que les premiers avaient été construits dès 1904, en Namibie, pour éliminer le peuple herero opposé à la colonisation allemande et aux armées du chancelier Bismarck ? Autant de pages d'histoire inédites où l'on apprend aussi, au fil des chapitres, les faits d'armes de ceux qui deviendront par la suite les grands leaders de la cause noire : Nelson Mandela, Martin Luther King, Léopold Sédar Senghor ou encore Aimé Césaire.

 

Journaliste à Martinique 1ère, Serge Bilé est l'auteur d'une dizaine d'ouvrages, parmi lesquels des essais à succès tels La légende du sexe surdimensionné des Noirs, Et si Dieu n'aimait pas les Noirs : enquête sur le racisme au Vatican, Quand les Noirs avaient des esclaves blancs, et dernièrement Poilus nègres. Soldats créoles et africains en 14-18.

 

voir :  http://www.sergebile.com

 

 

Voir aussi : Namibie, le génocide du IIe Reich d'Anne Poiret
 la répétition générale a eu lieu en Namibie au début du XXe siècle.

http://www.africavivre.com/namibie/a-voir/documentaires/n...

 

 

 

 

 

 

 

 

 

14/03/2016

Edouard Cottin-Euziol : « Néolibéralisme versus État-providence »

 

COUV-NEOliberalismeOK-558x1024.jpgLe débat économique entre classiques et keynésiens

Comment tendre vers un système économique plus prospère, juste et durable ?

Comment se déterminent les salaires sur le marché du travail ? Quelles sont les principales causes du chômage ? L’offre crée-t-elle sa propre demande ? L’épargne peut-elle être trop abondante ? Quel est l’impact des politiques de relance budgétaires et du commerce international sur la croissance des économies ? Quelle est l’origine de l’inflation et comment la combattre ? Quelles politiques économiques conduire pour sortir les économies de la crise et bâtir un monde meilleur ?

Pour répondre à ces questions, Edouard Cottin-Euziol imagine un débat entre deux professeurs émérites, acquis à deux théories économiques opposées – les écoles (néo)classique et (post)keynésienne.

Leurs discussions offriront au public les éléments nécessaires pour mieux comprendre le fonctionnement de nos économies ainsi que les grands débats qui secouent actuellement la communauté des économistes et dont l’issue contribuera à façonner le monde de demain.

Une approche vivante et accessible des différences entre les théories (néo)classique et keynésienne.

L'auteur : Édouard Cottin-Euziol est titulaire d’un doctorat en économie portant sur les théories monétaires et la pensée keynésienne. En parallèle de sa thèse, il a enseigné l’économie pendant six ans à l’Université de Limoges. Il effectue actuellement un post-doctorat dans un institut de recherche en Allemagne, au sein d’une équipe qui réfléchit à l’avenir du système monétaire international.

>> Le blog de l'auteur

 

Sommaire :
Préface de Louis-Philippe Rochon
La controverse de Limages
L’organisation de la conférence
Lundi après-midi : Discours inauguraux
Deux siècles de progrès prodigieux
L’écart entre nos maux et nos savoirs
Mardi matin : La détermination des salaires
La productivité des travailleurs
Le pouvoir de négociation des entreprises
Mardi après-midi : L’origine du chômage
L’équilibre du marché du travail
La surproduction et le chômage involontaire
Mercredi matin : Les crises de surproduction
L’offre crée sa propre demande
La faiblesse chronique de la demande
Néolibéralisme versus État-providence
Mercredi après-midi : Les politiques budgétaires et fiscales
L’effet d’éviction
La relance de l’activité
par la dépense publique
Jeudi matin : L’inflation
Une émission excessive de monnaie
L’empreinte sociétale
Jeudi après-midi : Le commerce international
Les avantages absolus et comparatifs
La course au moins-disant social et fiscal
Vendredi matin : Quelles politiques économiques pour sortir
de la crise ?
Libérer les énergies
Relever le défi de l’abondance
Épilogue
Bibliographie

 

 

12 x 22 cm - Collection Économie - 200 pages

 Price: 12.00 €

http://www.yvesmichel.org/product-page/economie/neolibera...