Arsenic, uranium 238, thorium 232, mercure, cadmium, titane, soude, plomb, chrome, vanadium, nickel : voilà quelques composants des « boues rouges » déversées chaque jour par centaines de tonnes dans la mer Méditerranée. Une canalisation construite en 1966 rejette ces déchets à sept kilomètres des côtes, au cœur d’un site remarquable par sa biodiversité, devenu en avril 2012 le parc national des Calanques. En un demi-siècle, près de trente millions de tonnes ont été répandues à deux cent cinquante mètres de profondeur. Elles dispersent leurs éléments toxiques du golfe de Fos à la rade de Toulon, s’ajoutant aux eaux polluées du Rhône.
Ces boues émanent de l’industrie de l’aluminium. Une histoire ancienne dans cette région : la bauxite, le minerai d’aluminium, fut découverte aux Baux-de-Provence en 1821. Le procédé Bayer, mis au point à Gardanne à partir de 1893, consiste à dissoudre l’alumine qu’elle contient avec de la soude, ce qui génère une grande quantité de résidus toxiques à forte coloration rouge. L’usine appartient aujourd’hui à la société Alteo, premier producteur mondial d’« alumines de spécialité », qui exporte chaque jour plus de mille deux cents tonnes de produits finis, en particulier pour la confection d’écrans plats à cristaux liquides et de tablettes tactiles. Sur un territoire où le travail devient rare, Alteo représente près de quatre cents emplois directs et plus d’un millier en comptant la sous-traitance.
De Marseille à Cassis, les marins remontent des filets teintés de rouge et des poissons chargés en métaux lourds. Certaines espèces ont totalement disparu. Le « crime » a pourtant été dénoncé dès 1963, au moment du projet de canalisation, par le célèbre biologiste Alain Bombard. Océanographe à la retraite, Gérard Rivoire s’inquiète aussi de l’exposition radiologique : « La radioactivité naturelle de la Méditerranée est de 12 becquerels par litre ; celle des boues à la sortie du tuyau dépasse les 750 Bq/l. C’est un risque majeur pour la faune marine et pour la chaîne alimentaire. »
Alteo conteste cette analyse. Certaines études — financées par l’entreprise — permettraient de conclure à une « absence d’impact notable des résidus sur les animaux aquatiques, y compris à forte profondeur (1) ». Les batailles d’experts et l’identité de leurs commanditaires mettent en évidence la difficulté de faire valoir l’intérêt public en matière d’environnement et de santé.
Visite chez Emmanuel Macron
« Cela fait vingt ans qu’ils auraient dû se mettre aux normes », s’insurge Mme Corinne Lepage. Ministre de l’environnement en 1995, elle avait donné à l’exploitant jusqu’au 31 décembre 2015 pour cesser les rejets. Elle ne faisait là qu’honorer la signature par la France de la Convention pour la protection de la mer Méditerranée contre les pollutions, adoptée à Barcelone en 1976 et renforcée en 1995.
Jouant sur un compte à rebours désormais serré, l’exploitant espère aujourd’hui imposer sa solution : séparer les éléments solides et liquides de ces boues grâce à un système de filtres-presse qui permet la valorisation de ces déchets. Miracle de l’« économie circulaire », les boues rouges deviennent alors de la Bauxaline, une matière première étanche utilisée comme remblai. En mai 2014, la société Aluminium Pechiney, propriétaire de la canalisation, demande à la préfecture une nouvelle concession de trente ans pour l’ouvrage, tandis qu’Alteo réclame une modification des conditions d’exploitation de son usine de Gardanne : plutôt qu’un arrêt total de tout rejet, elle souhaite obtenir l’autorisation de déverser en mer quatre-vingt-quatre tonnes par an d’effluents liquides.
Le 8 septembre 2014, le conseil d’administration du parc national des Calanques suscite un vif émoi en donnant son feu vert par trente voix contre seize. Son avis est assorti de réserves : il demande notamment un contrôle continu des rejets par un comité indépendant et le suivi de l’état de la canalisation. Un avis non conforme aurait probablement conduit à la fermeture de l’usine, ce que les élus locaux redoutaient, mais sans s’être inquiétés lorsqu’il était encore temps ni des conséquences sanitaires ni des risques de délocalisation. Devant le tollé, la ministre de l’écologie Ségolène Royal commande trois expertises et, dans un communiqué du 19 septembre, rappelle qu’« il faut viser un objectif de zéro rejet d’arsenic et de métaux lourds en mer ».
Premier à rendre ses travaux, le Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM) reconnaît que les effluents résiduels ne respecteraient pas, pour sept paramètres, les valeurs limites fixées en 1998 par l’arrêté ministériel sur les rejets liquides dans le milieu naturel des installations classées (2). Evoquant des solutions combinées qui réduiraient très fortement les rejets mais « nécessiteraient plusieurs années pour être mises en place », il conclut au sujet de la proposition d’Alteo : « C’est la seule solution opérationnelle à la fin 2015, qui ne remet pas en cause la continuité de l’activité industrielle. »
« On n’en attendait pas moins du BRGM », lance Mme Michèle Rivasi, eurodéputée du groupe Europe Ecologie - Les Verts (EELV), qui se mobilise depuis 2010 avec son collègue José Bové pour exiger l’arrêt des rejets. Le BRGM peut difficilement passer pour indépendant : il figure comme partenaire d’Alteo pour la commercialisation de la Bauxaline dans le cadre d’un projet européen baptisé « Bravo » (3) — ce que Mme Royal pouvait difficilement ignorer.
Pour sa part, l’Institut français de recherche pour l’exploitation de la mer (Ifremer) indique que la Méditerranée « semble contaminée par le mercure avec la même amplitude que le reste des océans (4) », ni plus ni moins. L’étude note toutefois que le canyon sous-marin de Cassidaigne, où débouche la canalisation, présente des concentrations en mercure de « deux à huit fois la valeur de référence géologique » et recommande le recueil d’informations complémentaires dans la zone de rejet.
Alors que l’industriel se retranche derrière les enquêtes qu’il finance pour affirmer « l’innocuité générale des résidus collectés en mer », les conclusions de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses) apparaissent bien plus critiques à son égard. Selon elle, le nombre très limité de données fournies par Alteo rend les interprétations « très difficiles » (5). Les experts sanitaires recommandent de réaliser de nouvelles campagnes de pêche, de déterminer la composition réelle de l’effluent futur et de caractériser les concentrations en contaminants associés à la transformation de la bauxite. Le 7 avril dernier, au vu de ce rapport, Mme Royal a stoppé net l’enquête publique sur les projets d’Alteo et demandé de nouvelles analyses, cette fois sous le contrôle de l’Anses. Alarmée par les conditions d’entreposage des résidus miniers, la ministre demande aussi au préfet d’intervenir sur le site de production.
Car la mer, les baigneurs, les poissons et ceux qui les mangent ne sont pas les seuls concernés par les dangers de contamination. L’inquiétude monte aux abords du site de Mange-Garri, situé sur une commune voisine de Gardanne. Depuis des décennies, des déchets de fabrication viennent y échouer. Selon une autorisation préfectorale du 16 novembre 2012, la Bauxaline peut y être déposée jusqu’en 2021. En janvier dernier, coup de théâtre : le maire de Bouc-Bel-Air interdit aux riverains du site de boire l’eau de leur puits, ainsi que de l’utiliser pour l’arrosage ou même pour remplir leur piscine. Alteo vient de signaler une résurgence polluée, afin de « prévenir tout risque sanitaire éventuel ».
Faute d’expertise fiable, Le Monde diplomatique a fait analyser des prélèvements par le laboratoire de toxicologie biologique et pharmacologie de l’hôpital Lariboisière à Paris. L’eau a été recueillie le 31 janvier 2015 en trois points : au niveau de la résurgence, dans un puits privé et à la sortie du tuyau où l’usine déverse ses eaux pluviales dans la Luynes, la rivière la plus proche. On y retrouve les mêmes éléments que dans les boues rouges, y compris de l’uranium 238. Les analyses que nous avons commandées montrent des concentrations en aluminium bien supérieures à celles admises par la réglementation. Les taux mesurés se révèlent supérieurs à ceux d’un document provisoire concernant les prélèvements effectués les 3 et 4 février 2015 par Antea Group pour le compte d’Alteo. Les eaux pluviales charrient également de grandes quantités d’arsenic (6). Ce qui démontre l’absence d’étanchéité du dépôt de Mange-Garri.
Autre préoccupation : la radioactivité du site se révèle trois à cinq fois plus élevée que la radioactivité naturelle. En 2006, l’industriel avait missionné la société Algade pour étudier l’impact sur l’environnement (7). L’enquête avait conclu que l’exposition du public à cette radioactivité ne pouvait dépasser le dixième de la valeur admise par la réglementation française. Pour Alteo, ces résidus ne sont pas plus radioactifs que certaines roches comme le granit. Mais les effets sur la santé peuvent être très différents en cas d’inhalation de radionucléides via les poussières de boues rouges.
En novembre 2014, des prélèvements avaient été étudiés par un laboratoire indépendant, la Commission de recherche et d’information indépendantes sur la radioactivité (Criirad), qui indiquait (8) : « Dans les déchets analysés, on constate des teneurs nettement supérieures à la moyenne de l’écorce terrestre pour l’uranium 238 et ses descendants (environ 140 Bq/kg) ; le thorium 232 et ses descendants (environ 340 Bq/kg). » Certes, ces résultats ne sont guère éloignés des mesures faites par Algade. Mais la Criirad en tire des conclusions très différentes. Compte tenu des insuffisances méthodologiques concernant le type de radioéléments détectés et la non-prise en compte des ingestions de poussière, il n’y aurait aucune certitude sur l’innocuité de l’exposition des habitants : l’effet peut se combiner avec la contamination chimique, et l’on sous-estime les impacts à long terme. D’autre part, l’étude de l’Algade ne démontre pas l’absence de radon 222 dissous, ni de plomb et de polonium 210, très radiotoxiques en cas d’ingestion.
Concernant le recyclage de la Bauxaline, il faudra tenir compte de la nouvelle directive européenne, en cours de transposition (9), qui oblige notamment à calculer les concentrations en thorium et en uranium. La Commission européenne autorise la commercialisation pour des concentrations ne dépassant pas un indice inférieur ou égal à 1. Selon la Criirad, l’indice de la Bauxaline serait compris entre 2 et 4. Pour la vendre à des constructeurs de routes ou d’ouvrages d’art, Alteo devra impérativement faire baisser la radioactivité en la mélangeant à d’autres substrats. Si l’on ajoute le coût du transport, le projet est-il seulement viable ?
En apprenant, début avril, la demande d’études complémentaires et le report de l’enquête publique — probablement à l’automne —, les dirigeants d’Alteo sont immédiatement allés plaider leur cause auprès du ministre de l’économie Emmanuel Macron. Au sortir de cette rencontre, M. Eric Duchenne, numéro deux de l’entreprise, affirmait que la fermeture de l’usine n’était pas à l’ordre du jour.
La Bauxaline séduit en tout cas les élus locaux. Quel que soit leur bord, ils se contentent généralement des études fournies par l’exploitant, pourtant dénoncées depuis des années par les associations écologistes ou les pêcheurs. L’un des élus les plus coopératifs se nomme François-Michel Lambert, député EELV des Bouches-du-Rhône. Le recyclage des boues en matériaux de construction devient une solution emblématique pour l’Institut de l’économie circulaire, qu’il préside. Et qu’a naturellement rejoint l’établissement de Gardanne, aux côtés de nombreuses autres entreprises comme EDF, Vinci ou Veolia.
« Au total, nous avons investi une trentaine de millions d’euros », souligne M. Duchenne. L’investissement dans les trois filtres-presse rassure aussi les syndicats, même si l’ambiance au sein de l’entreprise « n’est pas excellente », selon Mme Brigitte Secret, déléguée syndicale CFE-CGC : « Aujourd’hui, les gens de l’usine en ont un petit peu ras le bol de tout ça. C’est la meilleure technique connue actuellement sur le marché. L’usine a investi des sommes colossales pour réduire son impact environnemental. Alteo s’est équipé de nouvelles machines pour ramasser les poussières et on pratique des arrosages systématiques de nos produits pour qu’il n’y ait pas d’envolement. »
Ristourne sur la redevance de l’eau
Un salarié qui a souhaité rester anonyme se montre plus circonspect : « C’est très difficile de connaître la vérité. En tant qu’employés d’Alteo, on ne veut ni se mettre en danger ni devenir des pollueurs professionnels, c’est une évidence. Mais je pense que les salariés prennent le risque de ne pas connaître toute la vérité pour continuer à bosser. Ils n’ont pas envie qu’on dise qu’il faut fermer l’usine parce qu’il y aurait un danger pour notre santé. Parce que si on ferme l’usine, ça fait mille personnes au chômage, là, d’un seul coup ! »
En réalité, les trois filtres-presse destinés à déshydrater les boues ont été financés pour moitié par l’Agence de l’eau Rhône-Méditerranée-Corse. Un joli cadeau auquel s’ajoute une ristourne sur la redevance de l’eau, passée de 13 millions d’euros à seulement 2, 6 millions en 2014. Lorsqu’il était encore député, en 2012, l’actuel maire de Bouc-Bel-Air, M. Richard Mallié (UMP), a été à l’origine d’un amendement sur mesure permettant ce rabais dans la loi de finances rectificative. « Il fallait bien sauver l’usine », justifie-t-il aujourd’hui.
L’entreprise qui a su s’attirer tant de faveurs appartenait à l’origine à Aluminium Pechiney, qui est resté propriétaire des infrastructures. Après le rachat en 2003 de Pechiney par Alcan, lui-même racheté quatre ans plus tard par Rio Tinto, elle est tombée en 2012 dans l’escarcelle de l’américain HIG Capital. Celui-ci fait partie de la galaxie des fonds de placement qui ont activement soutenu la campagne du républicain Willard (« Mitt ») Romney contre M. Barack Obama lors de l’élection présidentielle américaine de 2012 (10).
En attendant les compléments d’enquête sur l’environnement demandés par la ministre de l’écologie, les questions de santé publique restent les plus difficiles à éclaircir. Les envols d’éléments toxiques inquiètent les riverains, qui suffoquent littéralement quand le mistral se lève. En visitant leurs maisons, on peut voir les traces de cette poussière rouge qui s’infiltre partout. D’après notre décompte, sur la vingtaine d’habitants vivant au plus près du dépôt de boue, huit souffrent de cancers, une de la maladie de Charcot et cinq ont des problèmes de thyroïde. Pressé par ses administrés depuis des mois, le maire de Bouc-Bel-Air vient de demander une enquête au ministère de la santé. L’Agence régionale de santé (ARS), quant à elle, refuse de livrer ses chiffres de morbidité par cancer pour les communes de Gardanne et de Bouc-Bel-Air. Et le médecin du travail qui s’occupe des salariés de l’usine n’est guère plus loquace…