Washington de notre correspondant
«Il vaut mieux pour tout le monde qu'au lieu d'avoir à exécuter un jour des criminels enfantés par des dégénérés, ou de les voir mourir de faim en raison de leur débilité, la société empêche de procréer ceux qui sont manifestement incapables d'y fonctionner"» Par ce jugement de 1927, la Cour suprême des Etats-Unis avait rejeté la plainte déposée au nom de Carrie Buck, une «pauvre Blanche», adolescente de 18 ans, contre la direction de l'asile de Virginie où elle avait été placée et stérilisée de force après avoir été jugée (à tort) «débile». Le mouvement eugéniste était alors à son apogée, et les Etats-Unis, bien avant l'Allemagne nazie, en étaient le centre.
«Indésirables». Selon le docteur Philip Reilly, auteur d'une Histoire de la stérilisation involontaire aux Etats-Unis publiée par l'université John Hopkins de Baltimore, plus de 60 000 stérilisations ont été ordonnées par la justice et pratiquées dans les hôpitaux publics américains entre 1907 et 1960, dans le cadre d'une politique d'élimination des «indésirables» (handicapés mentaux, alcooliques, criminels violents, mais aussi délinquants sexuels, «dégénérés» ou tout simplement membres de groupes ethniques perçus comme une menace pour la suprématie de la race blanche). De 1907 à 1932, trente-deux Etats américains ont promulgué des lois autorisant la stérilisation forcée. Ce n'est que depuis 1973 que le département de la Santé a interdit cette pratique.
Noirs et pauvres. Cette année-là (1973), un couple de Montgomery (Alabama), M. et Mme Reif, avait porté plainte. Leurs deux filles, Minnie Lee, 14 ans et Mary Alice, 12 ans, avaient été stérilisées sans leur consentement par l'hôpital. Leur fille aînée, Katie, 17 ans, n'avait échappé à l'opération qu'en prenant la fuite. Les Reif étaient Noirs et pauvres. Ils vivaient de l'aide publique. La publicité donnée à l'affaire par une organisation de défense des droits civiques, le Southern Poverty Law Center, entraîna un torrent d'autres révélations. A l'hôpital d'Aiken (Caroline du Sud), la moitié des accouchements pratiqués en 1972 sur des femmes vivant de l'aide publique avaient été suivis de leur stérilisation. Une commission sénatoriale d'enquête, présidée par Ted Kennedy, révéla que, dans la seule année 1972, 16 000 hommes et 8 000 femmes au moins avaient été stérilisés dans le cadre de programmes fédéraux. Les travaux de la commission amenèrent le département de la Santé à agir en septembre 1973. Mais, note le professeur Barry Mehler, qui enseigne l'histoire à Ferris State University (Michigan) et dirige l'Institute for the Study of Academic Racism, «aucun Etat, ni la nation dans son ensemble, n'a jamais reconnu qu'un crime horrible avait été commis contre ces gens. Aucune des victimes n'a jamais été indemnisée». Des propositions de lois ont même été faites ces dernières années dans divers Etats qui suggèrent de proposer aux criminels la stérilisation en échange de réductions de peine (Colorado), ou aux pauvres de s'y soumettre en échange d'aides financières (Dakota du Sud).
Biologiquement inférieur. Le professeur Mehler a attaqué de front une des principales organisations médicales américaines, l'American Psychological Association, qui devait décerner cette semaine à Chicago une des ses plus hautes récompenses au docteur Raymond Cattell, un psychologue très réputé. Le professeur Mehler a révélé que le docteur Cattell prône l'eugénisme comme «une alternative humaine à la sélection naturelle» dans le cadre d'une pseudo-religion (le beyondism) qui ne rejette pas toute référence à l'hitlérisme et dit vouloir oeuvrer à «l'élimination volontaire et consciente de ceux qui sont incapables d'une vie normale et heureuse». (La remise de la récompense a été gelée en raison de la polémique.) L'eugénisme, rappelle le Pr Mehler, a dominé la vie intellectuelle et scientifique américaine du début du siècle jusqu'à la Seconde Guerre mondiale. Il a eu des avocats aussi prestigieux que le président Teddy Roosevelt. Il a inspiré des lois de restriction de l'immigration (en 1924) qui visaient les races «biologiquement inférieures», tout comme les lois contre les mariages interraciaux, en vigueur jusqu'en 1967. La Société américaine d'eugénisme, fondée en 1921 (et devenue la Société d'étude de la biologie sociale), s'était donné pour programme la stérilisation de 10% de la population américaine dans le but d'éviter un «suicide de la race blanche», celle-ci étant, selon elle, menacée par une natalité en déclin, l'immigration et le fertilité des races dites de couleur.
«QI ethnique». «Les idées eugéniques n'ont jamais complètement disparu aux États-Unis», affirme le professeur Mehler. Il en voit la résurgence dans la polémique et le succès qui a entouré en 1995 la publication de l'ouvrage de Murray et Hernstein, The Bell Curve, qui prétend établir des bases génétiques pour les différences de quotient intellectuel entre les groupes ethniques. «De livre en livre, de proposition de loi en proposition de loi, nous sommes entrés dans une période où ces idées refont surface. Un jour ou l'autre, un État adoptera de nouveau une loi autorisant la stérilisation forcée"», prédit-il sombrement.