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extrait de Calepin paisible d'une pâtresse de poules de Cathy Garcia Canalès, Nouveaux délits, 2018
La pâtresse poétesse observe, contemplative, ses poules, comme des amies, en tout cas plus que des animaux de compagnie, et l'environnement dans lequel elles évoluent. D'autres animaux, végétaux, personnes apparaissent et jouent des rôles essentiels dans ce recueil de pensées existentialistes que j'ai dévoré en une soirée et dont je me permets de reproduire ici un court extrait pour le promouvoir car il faut lire ce recueil pour connaître le Sublime, retrouver un bref instant l'essence même de ce que nous sommes en tant qu'êtres vivants sur cette Terre que nous négligeons, dans cette nature foisonnante que nous avons tout fait pour (essayer de) maîtriser à nos dépends. WR.
Oubliez-moi, oubliez mon personnage, il n'est rien d'autre que le vent quand rien ne bouge.
Je m'absente pour vivre pleinement, comprenez-vous? Et si je dois quitter mes mots pour cela ou plutôt ceux qui les lisent, je le ferai. Il y a un piège dans les personnages que nous créent les mots, ces personnages peuvent à chaque instant se refermer sur nous comme des vierges de fer. Ensuite, on ne nous entend plus, embrochés, pris au piège.
Aussi, je m'absente, afin que si mon personnage se referme, il ne se referme que sur le vide. Et je est ailleurs, je est nulle part, je est partout. Dans les nuages en transhumance, dans la langue infatigable de mon enfant, dans le chant du coucou, dans l'avion qui troue le ciel, dans les arbres en attente de l'orgasme printanier et le couple d'oiseaux qui se chamaille; dans le trésor des buis agités par le vent, la mousse qui veloute les murets, dans ce morceau sec de genévrier, dans la crête rouge vif de Cerridwen, dans le jaune d'or du grain de maïs qu'elle vient de gober, dans les pelures de mandarine qui tranche sur le délavé des pelouses sèches, dans la croix du corbeau à l'aplomb de ma tête.
*****
[NDLR] Ce passage me fait penser à ces vers de Walt Whitman
I celebrate myself, and sing myself, And what I assume you shall assume, For every atom belonging to me as good belongs to you.
Walt Whitman “Songs of Myself”, Leaves of Grass
28 pages agrafées ISBN : 978-2-919162-05-5 tirage limité et numéroté sur papier 90g - couverture 250g 100 % recyclé
10 € +2 pour le port à commander à Association Nouveaux Délits
« Que c’est bon d’être assise là au soleil, pâtresse de poules au sein de toute cette beauté ! Un léger vent, un esprit bienveillant, pose sa main sur mon front. Le sourire est là, à portée de lèvres. Il affleure comme une source, il vient du cœur. Ce cœur à cajoler, à nicher dans la mousse.
L’hiver se meurt, je le sais, je le sens. Ne pas chercher.
Ne plus chercher. Simplement faire de la place pour accueillir. »
textes & photos de Cathy Garcia Canalès
En hommage à Madame Wong
emportée par le renard en juillet 2011
et à tous nos compagnons à poils et à plumes
sans qui la vie ne serait pas la vie
on laisse sortir poulets et chiens, ils dansent on laisse faire les enfants, ils s'amusent assis oisivement, à l'ombre des sophoras, le poitrail à l'air face au vent du soir le chanvre trempe dans l'eau de l'étang les dattes sèchent au soleil hommes et choses, quelle harmonie !
traduit de l’Anglais (Écosse) par Catherine Richard-Mas
Métailié, 23 août 2018
362 pages, 22 euros.
Dans Le bruit du dégel, la patte, ou plutôt la texture de l’auteur de L’été des noyés, se confirme. Cette même lumière intérieure, une sorte de douceur un peu étrange qui baigne le roman, qui en floute les contours, adoucit les angles, même les plus tranchants. On pourrait penser que John Burnside peint ses romans plus encore qu’il ne les écrit et ce n’est sans doute pas un hasard si l’art tient une grande place dans son écriture. Mais, si la peinture était omniprésente dans L’été des noyés, ici ce sont surtout le cinéma, la musique : images, ambiances, atmosphères…. Les sens du lecteur sont extrêmement sollicitées, y compris celui du goût et nous lisons le roman comme nous regarderions des morceaux de films, où les personnages s’appréhendent peu à peu dans leur complexité, leur solitude, leur histoire particulière, souvent dramatique. Et justement dans Le bruit du dégel, c’est de cela qu’il est question : d’histoires, des morceaux de vie racontés par Jean, une vieille dame qui vit en lisière d’une forêt, qui coupe son bois, fait des beignets aux pommes, concocte des tisanes et adore aller boire un café accompagné d’une délicieuse pâtisserie, au Territoire sacré.
Jean a passé un pacte avec Kate, jeune fille mordue de cinéma, plus ou moins étudiante dans ce domaine, mais surtout paumée et enchaînée à un deuil qu’elle n’arrive pas à faire. Jean accepte de raconter des histoires de sa vie à Kate, que le hasard d’improbables enquêtes cinématographiques a conduit jusque chez elle, à condition que cette dernière accepte de ne pas céder à son penchant morbide pour l’alcool durant tout ce temps.
Et c’est ainsi que des portes s’ouvrent à l’intérieur du roman pour accéder, comme dans une sorte de mise en abîme à un autre roman, où d’autres vies, d’autres temps, sont racontés pendant que la vie de Kate elle-même, personnage central et narrateur, se dévoile peu à peu.
Kate partage sa vie depuis quelques temps avec Laurits, jeune réalisateur de cinéma, exigeant, complexe, excessif, peut-être bien génial, mais désabusé, plus suicidaire encore qu’elle-même et par qui elle se laisse volontairement absorber. Avec qui, elle se laisse couler.
« Ses films étaient appréciés dans certains milieux, mais lui affirmait que finalement ils étaient tous merdiques. L’idée initiale n’était pas merdique, disait-il, mais le produit fini n’était jamais à la hauteur. Il soulignait toujours qu’il n’y avait pas d’histoire dans ces films maison (…) parce qu’il méprisait l’intrigue, détestait le suspense, le mensonge que ça impliquait, la maladresse de l’artifice, mais je ne crois pas que le public partageait ce point de vue. (…) Laurits disait que sa vie ne s’attachait pas aux événements, ni à cette sensation durable d’exister en tant qu’histoire que le processus de socialisation s’efforce de nous vendre. Il disait que les relations impliquant une quelconque complexité ne l’intéressaient pas, qu’il recherchait juste ces textures et gradations insaisissables d’ombre et de lumière, les nuances, l’atmosphère. Il y était question de l’étoffe du monde — ou plutôt de ces instants et lieux où l’étoffe du monde était effilochée ou déchirée. »
Le lecteur ne pourra peut-être pas s’empêcher de faire le lien entre ces deux dernières phrases et l’écriture de John Burnside lui-même, car il y a vraiment de ça dans ses romans, ce qui peut plaire comme agacer, parce qu’on peut avoir l’impression de ne pas avoir de prises, de glisser sur cette écriture comme sur une vitre. Tout en étant absolument touché par le paysage qu’on peut voir au travers, il demeure toujours pourtant comme une distance, une part inaccessible. On pourrait dire qu’il y a une sorte de pudeur dans l’écriture, une distance, même si l’auteur nous offre d’aller au plus près de ses personnages, notamment au travers de ce que raconte cette étonnante vieille dame.
Jean porte en elle, en plus de la sienne, l’histoire de ses proches et un pan de l’histoire contemporaine américaine est étroitement tissé à toutes ces existences: le mirage du rêve de liberté et de justice, le Vietnam, les mouvements contestataires des années 60-70, la guerre froide, les idéaux déçus ou poussés jusqu’au non-retour. Il y a donc dans ce roman, un évident fond politique, mais qui apparaît par contraste, toujours avec cette écriture qui semble fondre l’ensemble dans une même matière, tout en nous faisant percevoir que, par endroits justement, l’étoffe du monde peut se déchirer et on peut alors voir au-delà, quelque chose que les mots n’atteignent pas. Et dans Le bruit du dégel, cet endroit pourrait se trouver dans cette maison si accueillante à la lisière de la forêt.
La lisière : la frontière fragile entre le réel et le rêve, la frontière fragile entre les personnes, entre le passé et le présent, la vie et la mort et sans aucun doute certaines personnes — et les chouettes rayées — ont connaissance de passages secrets.
Cathy Garcia
John Burnside a reçu le Forward Poetry Prize 2011, principale récompense destinée aux poètes en Grande-Bretagne. John Burnside est né le 19 mars 1955 dans le Fife, en Écosse, où il vit actuellement. Il a étudié au collège des Arts et Technologies de Cambridge. Membre honoraire de l’Université de Dundee, il enseigne aujourd’hui la littérature à l’université de Saint Andrews. Poète reconnu, il a reçu en 2000 le prix Whitbread de poésie. Il est l’auteur des romans La Maison muette, Une vie nulle part, Les Empreintes du diable et d'un récit autobiographique, Un mensonge sur mon père. John Burnside est lauréat de The Petrarca Awards 2011, l'un des plus prestigieux prix littéraires en Allemagne.
j'ai la joie de vous annoncer - et cette fois pour de bon et dans de bonnes conditions chez un éditeur de confiance, la parution d'Aujourd'hui est habitable, accompagné de trois de mes photos.
Ce sera donc mon quatrième bébé à voir le jour chez Cardère éd.
Une souscription est lancée, jusqu'à parution en septembre
à 10 euros au lieu de 12 euros prix public, port gratuit :
Il y a des jours où on a l’impression de commettre des gestes d’un autre temps. Dans un monde qui promet les canicules, les tornades, les inondations, la fonte des glaciers, l’étendue du désert, la disparition des abeilles, les vagues de réfugiés climatiques qui marcheront par centaines de milliers, nous vivrons bien jeunes des dernières fois. Il y a quelques jours, je suis allée faire réparer mes chaussures. Je ne suis pas fétichiste. Mais il est certains objets qui deviennent des compagnons de route. Ces chaussures m’accompagnent depuis 19 ans. Elles m’ont portées dans les montagnes de France et les hivers canadiens, elles ont eu entre leurs crampons la terre rouge du Maroc. Elles m’ont empêché de glisser sur les graviers secs et sur la roche des grottes sombres. Je peux dire sans rire que je leur fais confiance. Alors quand un coin de tissu se déchire, quand une fente s’annonce dans le cuir, je cours chez le cordonnier.
Le plus proche est à quarante minutes. L’annuaire qu’un numéro 0800. Je cherche, je trouve un fixe. Un vieil homme me répond. Ce n’est pas le commerçant, mais c’est la voix de quelqu’un qui a décroché comme s’il était chez lui. Je me dis que ce doit être son père. J’imagine le vieil homme passant ses journées dans la boutique de son fils à qui il tient compagnie.
11h du matin. La boutique ressemble à un garage. Le bonhomme discute dans la rue avec un gars du quartier. Il va faire ce qu’il peut, mais ne promet rien. Pour la fin de la semaine. Tant que ça ? Je ne pourrai pas aller marcher pendant trois jours. Je les lui confie. 15h30, le téléphone sonne : « C’est le cordonnier. Bon je m’y suis mis à 13h, je viens de finir. Il y avait du boulot ! Vous pouvez passer les prendre. Comme je voyais que ça vous embêtait, je vous ai fait passer en premier. Oui je peux vous attendre jusqu’à 18h30. Sinon je les laisse au marchand de vin en face, et vous le paierez. » Je refais quarante minutes pour aller les chercher.
« J’ai fait ce que j’ai pu, mais vous savez… Après ? Vous n’en trouverez plus des comme ça. Regardez ici, vous voyez, c’est un seul morceau. Aujourd’hui ils font ça avec deux matériaux. Ici ils mélangent avec de l’eau. Au bout de trois ou quatre ans l’eau s’évapore et ça casse. Et on ne peut pas réparer. C’est fait pour. Ah, vous avez appelé chez moi, mon père m’a dit ? Et oui le numéro de téléphone je ne peux pas le mettre dans l’annuaire car officiellement je suis à la retraite. Alors vous aimez voyager ? Et non moi je ne peux pas. Vous savez combien je gagne pour ma retraite ? »
100 euros par mois de retraite d’artisan, et 550 euros de minimum retraite. Pour bons et loyaux services six jours sur sept dans cette même boutique pendant trente ans. C’est le double de ce que je gagne. Je ne sais quelle aumône est la plus insultante. Je me souviens d’un homme à la cantine de mon école. Pendant dix années, c’est lui qui me servait tous les midis le repas. Il appelait toutes les filles Magali. Toujours le sourire sous sa toque. Quelques années plus tard je le retrouvais alors que j’étais pion dans cette école. C’était sa dernière année. Il venait de recevoir sa prime pour trente années de fidélité : 200 euros. Il va rentrer au Mali.
Le cordonnier qui me dit en ajustant sa limeuse : « Que voulez-vous, cordonnier, c’est fini. » Un peu plus de trente ans me séparent de lui, et pourtant, j’aurais envie de l’appeler Camarade. Car moi aussi je me sens faire partie d’une espèce en voie de disparition. Celle qui cherche des rencontres qui se creusent et se déplient, celle qui ne s’habitue pas aux messages laissés sans réponse, celle qui voudrait que l’on paye l’artiste comme on paye le vendeur de bière ou de café, celle qui répare plutôt que de jeter. Même pas par conscience écologique. Simplement pour creuser un autre rapport au monde, qui nous nourrit au lieu de nous gaver.
Lui et moi sommes d’un autre temps. De celui qui fait durer le cuir de la chaussure ou celui de la rencontre. De celui qui se plie à d’autres priorités que celle des horaires. Enfant de ce siècle et pourtant orpheline, je dois vivre dans un monde du one-shot, du clic, du commentaire, du smiley et du « J’te fais signe ! ». Un monde où les gens n’ont le temps de rien mais bien du temps à perdre. Où on ne sait quel est le bon moment, entre le J’étais très occupé, dans le rush et le Je me déconnecte, je suis en vacances. Où les amis ne sont plus que des likes et des smileys sur Facebook. Où les rendez-vous sont des aumônes que l’autre nous fait entre deux urgences. Où des ententes et les projets s’annulent aussi facilement qu’un rendez-vous. Je sais, on fait ce qu’on peut. Mais y’a la manière.[1]
J’arrache des bulles de rencontres au tourbillon des gens : des veillées, des spectacles, des cinémas d’oreille, des ateliers. Sitôt fini, il faut passer à autre chose, et ne pas espérer de lendemain. Une lettre fait un buzz, un livre sort, une autre lettre, un autre livre. Deux mois après c’est fini. Et moi je marche avec l’espoir en bandoulière de cuir qui va bientôt casser et qu’on ne répare pas. Celui d’une proposition artistique qui réintègre le quotidien, qui devienne rendez-vous régulier, un prétexte pour construire du commun. Ce n’est pas un rêve éthéré. Je n’ai pas rêvé, je l’ai bien vu, ce tremblement., Nous avons soif de raconter notre monde autrement. « Il y a un besoin, mais pas de demande », m’a dit un jour un marionnettiste. J’ai la faiblesse de croire que c’est dans ce genre de proposition que se révèle la vraie diversité. Que c’est dans la collaboration d’artistes et de publics qui se connaissent, s’apprivoisent, se jaugent, et non dans l’accumulation de one-shots. Ceux qui explorent depuis plusieurs années la même vallée, le même bord de mer, la même ville, savent de quoi je parle.
Je cherche des recoins de l’humanité où il serait encore possible de creuser, de déplier une proposition, pour que de divertissement elle devienne citoyenne, geste à part entière de notre vie, prétexte à envisager autrement notre société. Car un texte c’est comme une chaussure : il faut lui laisser le temps de se faire à notre pas.
Je repars avec mes chaussures convalescentes. Elle me porteront encore un petit bout de chemin. Après, il sera l’heure de marcher différemment.
Préface Jo Pacini couverture et illustrations Pierre Cayol 152 pages, format 16,5 x 24 prix public 18€ port compris
Le climat aride a toujours été une contrainte forte en Arizona. Enclavé dans le territoire navajo, le peuple hopi a su adapter la culture du maïs – sa nourriture de base – pour survivre. De cette exigence pédoclimatique est née toute la philosophie hopi. À travers le quotidien de Masayestewa, ses paroles de sagesse et les expériences que Marie et Pierre Cayol partagent à ses côtés au cours des séjours nombreux depuis 1981, Marie nous guide dans l’univers hopi qui forme un monde à part et perdure depuis plus de mille ans. Le travail d’agriculteur de Masayestewa, réglé sur le cycle des saisons, est inséparable de sa fonction de chef spirituel qui organise des rituels au cours desquels interviennent les Katsinas – danseurs masqués représentant les esprits de la nature – pour demander la pluie. Ce livre témoigne de l’attachement des Hopis à vivre, se perpétuer et prospérer à l’endroit où ils se trouvent dans une relation forte, intime, pure, brute, à leur environnement, et dans le respect des traditions et des autres cultures. Il clôt une tétralogie concernant les quatre populations les plus connues des Natifs du sud-ouest de l’Amérique septentrionale : • Apaches – Le Peuple de la Femme peinte en Blanc a paru en 2006 aux Éditions le Rocher (coll. Nuage rouge) • Navajo Mountain – La Tête de la Terre-mère – Naatsis’ààn est publié en 2010 chez Cardère éditeur • Chez les Pueblos du Nouveau-Mexique est sorti en 2015 chez OD Éditions (coll. Indiens de tous pays).
Figure de proue d'Occupy Wall Street, l'agitateur anarchiste David Graeber a dû s'exiler au Royaume-Uni. Dans son dernier essai, il s'en prend à la bureaucratie, ce fléau du... capitalisme. Cet entretien vous est proposé ici dans une version plus longue que celle déjà parue dans “Télérama” magazine.
Anthropologue. Anarchiste. Une double casquette que l'Américain David Graeber, un des penseurs les plus lucides de notre époque, garde vissée sur la tête dans la bourrasque. Pilier du mouvement Occupy Wall Street, il a rendu criant, en 2011, le scandale d'une finance avide, immorale et irresponsable. Plus personne, aujourd'hui, n'ignore qui sont les « 99 % ». Mais l'engagement a un prix. Fin 2011, les camarades de Graeber ont été expulsés manu militari du petit parc new-yorkais qu'ils occupaient depuis deux mois ; l'anthropologue avait, lui, déjà été exclu de l'université Yale, où il enseignait, en 2007. Et il n'a jamais retrouvé de poste dans une université américaine. Auteur en 2011 d'un essai remarquable, Dette : 5 000 ans d'histoire, Graeber a finalement trouvé refuge à la prestigieuse London School of Economics (LSE). C'est là, dans un bureau tranquille, que cet agitateur non violent (mais au débit de mitraillette) nous a reçu. Pour évoquer son dernier livre, Bureaucratie, et plonger avec une folle vivacité dans le grand tournis du monde.
Nous vivons, dites-vous, dans une société extrêmement bureaucratique. Sur quoi repose cette affirmation ?
Le mieux est de partir d'un exemple concret. J'ai appelé ma banque l'autre jour, pour lui demander de lever une fonction de sécurité qui m'empêche d'accéder à mes comptes depuis l'étranger. J'ai passé quarante minutes au téléphone avec différents interlocuteurs pour résoudre le problème — en vain. Imbroglio bureaucratique classique, mais cette fois dans le cadre d'une entreprise privée ! Quand j'ai demandé : « Comment est-il possible qu'un simple changement d'adresse puisse dévorer quarante minutes de ma journée — et de la vôtre — sans trouver de solution ? », on m'a répondu que c'était la faute des régulations imposées par le gouvernement. Mais la séparation entre le « public » et le « privé » est-elle si tranchée aujourd'hui ? D'une part, le public est de plus en plus organisé comme un business et, d'autre part, le marché privé se réfère à des règles émises par les gouvernements. Mais surtout, aux Etats-Unis, les lois définissant les règles du marché sont toutes le résultat d'un lobbying exercé par les entreprises sur les députés. Mon banquier a donc tort de se plaindre : il est coresponsable de mes problèmes de bureaucratie.
Le capitalisme ne ferait pas mieux que le socialisme en matière de règlements et de paperasse — fût-elle électronique ?
L'objection la plus commune adressée au modèle socialiste, c'est sa dimension utopique. Les marxistes imaginent une version idéalisée de la vie et demandent aux êtres humains d'être à la hauteur de cet idéal... impossible à atteindre ! Obstinés, les régimes socialistes imposent des règles de conduite à la population. Quand des individus y dérogent, plutôt que de reconnaître que les règles sont mauvaises, le régime déclare que tout le mal vient des hommes et les envoie au goulag. Méchant défaut dans la cuirasse du projet socialiste... Mais voyez à quel point, dans le système capitaliste, l'hiatus n'est pas si différent : la dernière fois que j'ai regardé les résultats de la première banque du monde (ou presque), J.P. Morgan, j'ai découvert que 75 à 80 % de leurs profits venaient des frais de gestion de compte et des agios imposés aux clients endettés. Ces banques émettent elles aussi des règles « idéales » ; et à chaque fois que nous sommes pris en défaut, elles nous ponctionnent.
Comment se fait-il que personne ne réagisse ?
Quelqu'un a réussi à faire croire à tout le monde que la bureaucratie était un fléau du secteur public, alors que c'est un modèle qui transcende la séparation public/privé. Au début du siècle dernier, tout le monde savait que la bureaucratie de l'administration et celle des entreprises, c'était pareil.
"A chaque fois que des règles existantes créent une situation ubuesque, le système capitaliste promet une solution... en inventant de nouvelles règles !"
Mais instaurer des règles claires ne profite-t-il pas à tous ? Chacun les connaît, les choses sont transparentes...
Pour que nous adhérions comme un seul homme au projet bureaucratique, il faut qu'il soit attirant. Le système capitaliste l'a très bien compris. A chaque fois que des règles existantes créent une situation ubuesque, il promet une solution... en inventant de nouvelles règles ! Peu importe que le problème ne soit jamais résolu et que le système se transforme en machine à fabriquer des règlements, la « transparence » est sauve. Au nom de ce nouvel idéal, l'effort pour se libérer du pouvoir arbitraire produit encore plus de pouvoir arbitraire : les réglementations nous étouffent, des caméras de surveillance apparaissent partout, la science et la créativité sont étranglées et nous passons tous une part croissante de nos journées à remplir des formulaires.
Depuis 2008, on a plutôt entendu beaucoup de critiques contre la dérégulation de la finance...
La dérégulation ne nous débarrasse pas des règles : elle en crée d'autres, différentes. Dire qu'on dérégule est toujours une promesse idéologique — l'objectif réel est d'émettre ses propres règles et d'être le premier à bord.
Une « règle » domine tous les débats aujourd'hui : il faut payer ses dettes. Qu'on soit gouvernement ou simple particulier...
Oui, et cette question est directement liée à l'expansion de la bureaucratie : aujourd'hui, pour payer ses dettes, le foyer américain moyen se voit amputer chaque mois de 15 à 40 % de ses revenus (étrangement, il est impossible d'obtenir des statistiques exactes sur cette question !). Encore une fois, n'oublions pas que l'essentiel des profits de Wall Street provient de dettes individuelles ou collectives — souvenez-vous de la crise des subprimes. Les politiciens auxquels s'adressent les lobbyistes sont tout à fait d'accord pour garantir un certain taux de profit aux banques. Ils n'ont d'ailleurs jamais prétendu agir autrement : leur première réaction après le krach de 2008 ne fut-elle pas de déclarer qu'ils ne laisseraient jamais tomber la finance ?
Vous en parlez quasiment comme d'un complot...
Parce que c'en est un. Ces hommes et femmes politiques votent des lois mille fois plus favorables aux banques qu'à leurs clients — au point que les Américains reversent plus d'argent, aujourd'hui, à Wall Street qu'au fisc. On n'est pas si loin de l'époque où la mafia faisait voter par les députés des lois sur l'ouverture des casinos... Le mouvement Occupy Wall Street l'a d'ailleurs tout de suite compris. Les jeunes gens qui l'ont lancé, en 2011, s'étaient rendu compte qu'ils avaient suivi les règles — fait des études poussées comme on le leur avait demandé, accumulé des dettes pour des décennies (et promis de les rembourser), décroché leur diplôme... Pour découvrir quoi ? Que les mêmes institutions auxquelles ils allaient devoir rembourser des intérêts toute leur vie n'avaient pas respecté les règles, elles ; qu'elles avaient détruit l'économie par leurs combines spéculatives et s'en sortaient sans une égratignure !
Barack Obama avait promis de changer les choses...
C'est un immense gâchis. Combien de fois, dans l'histoire américaine, un président élu sur la promesse de s'attaquer aux inégalités a-t-il eu une aussi belle occasion de modifier le système en profondeur ? La crise de 2008 a eu l'effet d'un séisme, le peuple américain était vraiment en colère, si Obama avait dit « je nationalise les banques », les gens auraient dit « ok » ! Mais il n'a pas bougé : il a protégé le système de santé privé (après avoir promis de créer une forme de Sécurité sociale) ; et il a sauvé la finance. Quand on pense qu'il a remporté les présidentielles de 2008 grâce aux jeunes, trois fois plus nombreux à voter en 2008 qu'en 2004... Etonnez-vous que sa popularité ait déjà chuté de 50 % chez ces mêmes jeunes quatre ans plus tard.
Ces jeunes sont-ils toujours demandeurs de changement ?
Un sondage m’a beaucoup frappé ces dernières années. On demandait aux Américains : « Quel système économique préférez-vous, le socialisme ou le capitalisme ? ». Bien entendu, le capitalisme l'emportait sur l’ensemble des sondés, mais les jeunes étaient partagés — 35% pro-capitalisme, 32% pro-socialisme et le reste sans opinion. Ce qui veut dire que la moitié des 15-25 ans ayant une opinion politique aux Etats-Unis sont prêts à considérer la possibilité d'un changement radical de modèle économique – dans une société où personne n'a dit quoi que ce soit de positif sur le socialisme, à la télévision, depuis plusieurs décennies !
Pourquoi les Démocrates américains – et la plupart des sociaux-démocrates au pouvoir en Europe – semblent-ils si réticents à changer de politique ?
Longtemps, les socio-démocrates ont espéré pouvoir changer le monde de l'intérieur, quand ils arriveraient au pouvoir. Mais dès qu'on leur confie les rênes, quelque chose les arrête. La peur, peut-être. Quand Occupy Wall Street a démarré, des milliers de personnes ont découvert que la désobéissance civile pouvait être efficace, qu’on pouvait se faire entendre sans se faire agresser par la police. Certains médias ont même décidé de s'intéresser à nos motivations, et la gauche modérée s'est réveillée. Notre plus grande erreur, à Occupy, a été de penser que nous pourrions parvenir à une alliance avec les Démocrates. En 2011, ils n'avaient pas besoin de nous. Quand ils ont compris que nous n'avions pas l'intention de devenir un Tea Party de gauche – qui aurait menacé leur périmètre politique — ils ont regardé ailleurs. Notamment quand, après deux mois d'occupation, la police nous a attaqués pour vider Zuccotti Park.
Si on avait dit aux spectateurs du premier alunissage qu'Internet serait l'invention majeure du demi-siècle à venir, croyez-moi, ils auraient fait la moue."
L'Amérique a laissé passer sa chance ?
La société américaine est redevenue fondamentalement conservatrice. Regardons les trois arguments clés du « meilleur des systèmes possibles ». Grand un : « Le capitalisme crée des inégalités, mais les revenus des plus pauvres augmentent toujours sur le long terme. »Ce n'est manifestement plus le cas. Deux : « Le capitalisme assure une certaine stabilité politique. » Il faudrait être aveugle pour ne pas voir que les crises politiques se multiplient sur tous les continents. Et trois : « Les progrès technologiques sont un moteur extraordinaire pour un monde meilleur. » Il ne reste plus qu'à prouver que le monde s'est amélioré moralement. Joli bulletin de notes !
Les technologies n'ont-elles pas rendu notre vie plus facile ?
Ça dépend du curseur que vous choisissez. Je me souviens des images de Neil Armstrong marchant sur la Lune — j'avais 8 ans — et des rêves que l'on faisait à l'époque sur ce que l'humanité serait capable de faire trente, quarante ans plus tard. Le réveil est brutal ! En 1969, les connaisseurs pensaient qu'on irait sur Jupiter, que les voitures voleraient et que des robots nettoieraient nos appartements. Qu'a-t-on à la place ? Des téléphones capables d'envoyer et recevoir des vidéos... Super, surtout quand on sait que le premier essai concluant de vidéo-téléphone date des années 1930 ! Et Internet, direz-vous ? C'est vrai, nous disposons tous à domicile d'un bureau de poste géant et immédiat... Mais si on avait dit aux spectateurs du premier alunissage qu'Internet serait l'invention majeure du demi-siècle à venir, croyez-moi, ils auraient fait la moue. Quand aura-t-on le courage de reconnaître que nous n'avons pas été capables de réaliser nos rêves, alors que nous les savions à notre portée ?
A qui la faute ?
Le débat est ouvert. Aux Etats-Unis, dans les années 1970, certains penseurs affirmaient que l'évolution trop rapide des technologies était responsable des problèmes sociaux qui se multipliaient dans le pays depuis les années 1960, et qu'il fallait freiner le progrès. Mais ce ne sont pas les investissements privés qui ont manqué, ce sont les investissements publics. Car la recherche fondamentale aux Etats-Unis reste largement financée par le gouvernement, qui a décidé de lui-même de réorienter ses crédits vers les technologies médicales et celles de l'information. Voilà comment, quarante-cinq ans après Apollo 11, on n'est toujours pas fichus de créer un robot avec qui discuter, ou au moins capable de faire tout ce qui pourrait améliorer le quotidien d'une personne physiquement dépendante.
"Pourquoi répète-t-on en boucle qu'il n'existe qu'une façon efficace d'organiser l'économie alors que l'histoire en a fabriqué des dizaines ?"
Un changement politique peut-il modifier le cours de la révolution technologique ?
Toute l'histoire le montre : toute correction politique change la trajectoire des progrès technologiques. Mais permettez à l'anthropologue que je suis de poser une question simple : pourquoi répète-t-on en boucle qu'il n'existe qu'une façon efficace d'organiser l'économie alors que l'histoire en a fabriqué des dizaines, suivant les lieux et les époques ? On va me rétorquer que ces modèles ont existé longtemps avant l'industrialisation et sont aujourd'hui inopérants. Moi qui pensais que les technologies devaient nous donner plus d'options dans la vie ! Au Moyen Age, il y aurait mille façons d'organiser l'économie, mais dès qu'on s'équipe d'un ordinateur, il n'y en a plus qu'une ?
Le capitalisme est au bord de l'effondrement, suggérez-vous. Qu'en est-il de l'après-capitalisme ?
La question, pour moi, est moins de savoir comment on peut l'aider dans sa chute que de s'assurer que ce qui le remplacera sera préférable. Mais il faut d'abord faire un diagnostic juste sur l'époque présente. Et ce n'est pas si simple. Dans les années 1980, avec des marxistes de tout poil, on s'étripait autour du problème suivant : sachant que la date de naissance du capitalisme est plus ou moins fixée à l'an 1500, avec l'urbanisation et le développement du commerce, mais que l'industrialisation et le travail salarié ne sont pas vraiment apparus avant 1750, qu'a-t-on vécu exactement entre ces deux dates ? La réponse me paraît évidente : pendant deux cent cinquante ans (50 % de la vie du capitalisme !), les gens ne savaient pas qu'ils avaient changé de modèle. Si l'on suit cette logique, nous pourrions bien, aujourd'hui, être déjà sortis du capitalisme sans nous en rendre compte. Déjà en train de construire un nouveau modèle, sans savoir de quoi il s'agit.
Quel bilan faites-vous d'Occupy Wall Street ?
Les gens sont déçus qu'Occupy n'ait pas bouleversé le monde du jour au lendemain. Mais quel mouvement social y est jamais parvenu ? Une action comme celle-ci ouvre des champs de possibilités, ce n'est que dix, vingt ou quarante ans plus tard qu'on voit lesquelles se sont réalisées. En 1848, des révolutions se sont produites partout et pas une seule n'a pris le pouvoir. Mais qui pourrait dire qu'elles n'ont pas préparé les révolutions russes de 1917 ? Mon sentiment personnel, c'est que nous avons énormément accompli dans le très court temps qui nous a été offert — entre six mois et un an. Nous avons changé le discours politique sur les inégalités. Avant nous, plus personne aux Etats-Unis n'osait parler de « classes sociales ». Aujourd'hui, même les républicains reconnaissent que les inégalités sont un sérieux problème — et qu'ils n'ont pas la solution. Les conséquences d'Occupy ne se sont peut-être pas manifestées là où on les attendait. Beaucoup de sympathisants d'Occupy espéraient qu'émerge une ribambelle de mouvements similaires : ça n'a pas été le cas. Mais qui oserait nier l'impact international des Indignés, de l'Afrique du Nord au Moyen-Orient ?
La désobéissance civile, oui, la violence, non : vous restez ferme sur ce principe ?
La seule façon de traiter avec les politiciens est de les menacer de faire... sans eux ! Avec le recul, je pense même que c’était la seule stratégie qui aurait pu marcher pendant Occupy. Elle a bien marché en Argentine ! En 2001, une succession de gouvernements et de Présidents incapables ont mis le pays à genoux. Les gens ont alors créé leur propre assemblée populaire, occupé leur usine et developpé une économie alternative, jusqu'à ce qu'ils parviennent à cette conclusion terrible pour les politiciens argentins : « Tous comptes faits, on ne sent plus la nécessité d’un gouvernement ». Soudain, c'était aux politiques de prouver qu'il restait de bonnes raisons de les prendre au sérieux. Quand il arrive au pouvoir, Nestor Kirchner est un social démocrate tout doux, la dernière personne dont on attendrait des solutions radicales. Il s'est trouvé forcé de jouer la déflation. En quelques mois, la dette avait chuté de 95 % !
"Je ne pense pas que tous les universitaires devraient se transformer en activistes, le monde deviendrait affreux !"
Vous êtes un intellectuel anarchiste scruté par tous les activistes de la planète. Comment le vivez-vous ?
Désormais, je suis bien placé pour savoir que l'engagement a un prix. La seule chose que j'ai possédée dans ma vie, par exemple, était l'appartement où j'ai grandi à New York et dont j'ai hérité. Je sais, de source sûre, que les services de police ont parlé au syndic de mon immeuble pour me faire débarrasser le plancher (la plupart des gens qui ont participé de près à Occupy Wall Street ont subi ce type de mésaventure). Quand j'ai été viré de l'université Yale, personne, dans les facs américaines, ne m'a proposé de poste ; et c'est pour cela que je suis un Américain en exil, ici, à la London School of Economics, où j'ai été très bien accueilli. L'université américaine est devenue terriblement conservatrice. S'ajoute peut-être aussi, dans ce rejet, la mauvaise conscience de certains professeurs de sciences humaines, radicaux dans l'âme mais lucides sur le fait qu'ils participent eux aussi d'un système qui exploite éhontément les étudiants en les criblant de dettes. Je les renvoie à quelque chose qu'ils préfèrent ne pas voir, je suis leur vilain miroir. Je ne juge pourtant personne ! Et je ne pense pas que tous les universitaires devraient se transformer en activistes, le monde deviendrait affreux !
Vous trouvez le temps d'écrire malgré les sollicitations ?
J’ai choisi un chemin qui maximise ma liberté plutôt que mes revenus. Après mon livre sur la dette, par exemple, j’ai été invité par de grosses institutions un peu partout dans le monde – certaines directement concernées par les critiques que je formulais dans mon livre. J’aurais pu leur demander 10 000 euros par conférence et gagner beaucoup d’argent. Mais j’ai compris depuis longtemps que si vous écrivez un essai, disons, original, le monde entier se liguera pour que vous ne puissiez plus jamais rééditer votre exploit ! On vous trimballera partout pour en parler, vous ne ferez rien d'autre. J’ai décidé que cela ne m’arriverait pas, et j’en assume les conséquences. C'est comme cela que j’ai pu commencer mes recherches sur la bureaucratie.
Comment vous organisez-vous, entre les travaux de recherche et le militantisme ?
J’ai trois boulots, entre l’université, l’activisme et la rédaction de mes livres. Mais conjuguer plusieurs vies entraîne un sentiment de culpabilité permanent, celui de laisser tomber des projets et les gens qui comptent sur vous. La clef de ma productivité, si vous voulez tout savoir, c'est ma capacité à transformer mon penchant à la procrastination en méthode infaillible pour travailler beaucoup ! Ayez toujours deux ou trois projets à mener de front : en travaillant sur le premier, vous évitez de faire le second, et en bossant sur le second vous évitez de vous mettre au troisième. Au final, vous devenez très efficace ! Aujourd'hui, il faut impérativement que je finisse un papier sur la dette pour le Journal du parlement allemand ; à la place, je mène un travail de réflexion sur le sens des « anthologies »... que je reporte au profit d’un essai sur les enfants de pirates qui ont créé, en 1720, sur l'île de Madagascar, une des expériences démocratiques les plus précoces de l'Histoire. Voilà ma technique ! Mais mon prochain grand projet reste un livre sur les origines de l’inégalité, dans lequel je me suis lancé avec un archéologue.
De quoi s'agit-il ?
Depuis les années 60, les archéologues ne nous apprennent plus grand-chose sur les origines de l'inégalité. Or, ce qu’il en disaient auparavant était faux. Ils affirmaient que lors les premiers regroupements humains, la plupart des hommes vivaient dans de petites communautés de 30 ou 40 personnes partageant ce qu'ils possédaient sur un mode à peu près égalitaire ; bientôt, les villes se forment, un début de civilisation apparaît, des surplus s'accumulent – du coup il faut des gens pour administrer ces surplus — l’écriture, la comptabilité sont inventées et avec elles surgit l’inégalité. Joli scénario... mais complètement faux. D’abord, même quand les hommes vivaient en petits groupes, le rapport social à l’égalité à l’intérieur de ces groupes n’a jamais cessé de varier. Pour ce qui est des villes, les premières d’entre elles étaient organisées sur un mode plus égalitaire que les petites communautés qui les avaient précédées : les maisons avaient à peu près toutes la même taille, il existait des bains publics efficaces et ouverts à tous, etc. Tout le monde semble croire, pourtant, que dans une petite communauté la démocratie directe est possible, mais que lorsqu'on met beaucoup de gens ensemble, une classe dirigeante s'impose, pour éviter la pagaille. L’Histoire montre exactement le contraire : organiser une ville sur un mode égalitaire est facile. Ce qui est vraiment compliqué, c’est de construire l’égalité entre les membres d’une même famille ! Pour moi, la question n’est d'ailleurs pas de savoir comment la hiérarchie a évolué, mais plutôt : « Pourquoi, à un moment donné, ces oscillations ont cessé ? Pourquoi est-on resté bloqué sur le modèle inégalitaire que nous connaissons aujourd'hui » ?
Je suis écouté et surveillé. Mais je me tiens à carreau et on ne m'embête pas plus que cela : en exil, personne n'a besoin de vous censurer, vous le faites tout seul. J'ai un permis de travail : participer à une action radicale signifierait la fin de mon visa. Et puis je me sens bien à Londres. J'ai même été invité à parler au Parlement anglais à plusieurs reprises. Les députés m'ont écouté attentivement, et à la fin... ils ont applaudi !
DAVID GRAEBER EN QUELQUES DATES 1961 Naissance aux Etats-Unis. 1989 Part vingt mois à Madagascar comme ethnologue. 2002 Participation à la protestation contre le Forum économique mondial à New York. 2011 Figure de proue du mouvement Occupy Wall Street. 2013 Publication de Dette : 5 000 ans d'histoire. Depuis 2013 Professeur d'anthropologie à la London School of Economics.
Lorsque nous mourons, nous n'avons en Belgique, que deux options pour notre corps: l'enterrement et l'incinération.
Or, l'une et l'autre sont très polluantes.
Mais il existe une troisième solution, que nous appelons l'Humusation:
il s'agit d'un processus contrôlé de transformation des corps par les micro-organismes dans un compost composé de broyats de bois d'élagage, qui transforme, en 12 mois, les dépouilles mortelles en Humus sain et fertile.
La transformation se fera hors sol, le corps étant déposé dans un compost et recouvert d’une couche de matières végétales broyées que les Humusateurs ajusteront pour en faire une sorte de "monument vivant".
En une année, l'humusation du défunt, réalisée sur un terrain réservé et sécurisé qui aura pour nom “Jardin-Forêt de la Métamorphose”, produira +/- 1,5 m³ de "super-compost".
Suivez ce lien pour comprendre comment cela se déroulera en détail.
Pourquoi choisir l'Humusation? L'Humusation, contrairement à l'enterrement ne nécessite:
pas de cercueil pas de frais de concession dans un cimetière pendant 5, 10, ou 25 ans pas de frais de pierre tombale, ni de caveau pas de frais d'embaumement, ni l'ajout de produits chimiques nocifs pas de charge d'entretien régulier de la tombe pour les proches et ne provoque pas de pollution des nappes phréatiques par la cadavérine, la putrescine, les résidus de médicaments, les pesticides, les perturbateurs endocriniens,.... L'Humusation, contrairement à l'incinération ne génère:
pas de rejets toxiques dans l'atmosphère, ni dans les égouts pas de consommation déraisonnée d'énergie fossile (+/- 200 l d'équivalent mazout/personne) pas de location de colombarium pas de détérioration des couches superficielles du sol lors la dispersion des cendres Au contraire, l'Humusation crée un humus riche, utilisable pour améliorer les terres.
Un processus de remise à la terre doux, respectueux de la personne et durable.
à lire : le livre "Plaidoyer pour l'Humusation".
Pour le recevoir par la poste, contactez-nous.
Ou consultez la liste des ambassadrices et ambassadeurs de proximité chez qui vous pouvez le trouver.
Walter Ruhlmann ressuscite et récidive sa revue DATURA, et m'a fait la belle surprise de me mettre au menu du numéro zéro, en bonne compagnie d'autres auteurs de l'ex-Datura !
"J'attends d'un texte qu'il me traumatise, me martyrise ou me fasse rire, me dérange surtout. Rien n'est plus désolant qu'un texte stérile qui ne laissera en toi aucune trace, à part l'envie de lire autre chose." W.R.
« Pour étouffer par avance toute révolte, il ne faut pas s’y prendre de manière violente. Les méthodes du genre de celles d’Hitler sont dépassées. Il suffit de créer un conditionnement collectif si puissant que l’idée même de révolte ne viendra même plus à l’esprit des hommes.
L’idéal serait de formater les individus dès la naissance en limitant leurs aptitudes biologiques innées. Ensuite, on poursuivrait le conditionnement en réduisant de manière drastique l’éducation, pour la ramener à une forme d’insertion professionnelle. Un individu inculte n’a qu’un horizon de pensée limité et plus sa pensée est bornée à des préoccupations médiocres, moins il peut se révolter. Il faut faire en sorte que l’accès au savoir devienne de plus en plus difficile et élitiste. Que le fossé se creuse entre le peuple et la science, que l’information destinée au grand public soit anesthésiée de tout contenu à caractère subversif.
Surtout pas de philosophie. Là encore, il faut user de persuasion et non de violence directe : on diffusera massivement, via la télévision, des divertissements flattant toujours l’émotionnel ou l’instinctif. On occupera les esprits avec ce qui est futile et ludique. Il est bon, dans un bavardage et une musique incessante, d’empêcher l’esprit de penser. On mettra la sexualité au premier rang des intérêts humains. Comme tranquillisant social, il n’y a rien de mieux.
En général, on fera en sorte de bannir le sérieux de l’existence, de tourner en dérision tout ce qui a une valeur élevée, d’entretenir une constante apologie de la légèreté ; de sorte que l’euphorie de la publicité devienne le standard du bonheur humain et le modèle de la liberté. Le conditionnement produira ainsi de lui-même une telle intégration, que la seule peur – qu’il faudra entretenir – sera celle d’être exclus du système et donc de ne plus pouvoir accéder aux conditions nécessaires au bonheur.
L’homme de masse, ainsi produit, doit être traité comme ce qu’il est : un veau, et il doit être surveillé comme doit l’être un troupeau. Tout ce qui permet d’endormir sa lucidité est bon socialement, ce qui menacerait de l’éveiller doit être ridiculisé, étouffé, combattu. Toute doctrine mettant en cause le système doit d’abord être désignée comme subversive et terroriste et ceux qui la soutiennent devront ensuite être traités comme tels. »
in L’Obsolescence de l’homme, 1956
"L'humanité est périmée. Date de péremption : 1945, quand se conjuguent la découverte d'Auschwitz et les bombes d'Hiroshima et de Nagasaki. Sont alors devenus désuets, pêle-mêle : l'avenir, l'histoire, les valeurs, l'espérance et l'idée même de ce qu'on appelait, auparavant, "homme".
Cette "obsolescence de l'homme" - titre de deux recueils d'études de Günther Anders constituant son oeuvre majeure - est au coeur d'une pensée dont l'actualité est surprenante, en dépit d'un demi-siècle passé. C'est en effet dans les années 1950-1970 que cet auteur atypique explique, thème par thème, comment et pourquoi tout, à présent, se trouve frappé d'une caducité essentielle. Vraiment tout : le travail comme les produits, les machines comme les idéologies, la sphère privée comme le sérieux, la méchanceté comme...
En lisant ces études rédigées au fil du temps, on est frappé d'abord par leur cohérence. Bien qu'Anders se refuse à construire un véritable système, la radicalité de sa critique tous azimuts de l'actuelle modernité soude cette collection de points de vue pour élaborer une véritable philosophie de la technique. Car son leitmotiv est que nous ne maîtrisons plus rien : le monde autosuffisant de la technique décide dorénavant de toutes les facettes de ce qui nous reste d'existence. Bien avant Guy Debord, Enzo Traverso et quelques autres, Günther Anders avait mis en lumière la déréalisation du monde, la déshumanisation du quotidien, la marchandisation générale. Le principal étonnement du lecteur, c'est finalement de constater combien, sur quantité de points, Anders a vu juste avant tout le monde.
Drôle de type, ce Günther Anders. De son vrai nom Günther Stern, il est né en 1902 à Breslau, dans une famille de psychologues. Elève de Heidegger, il fut le premier mari de la philosophe Hannah Arendt - ils se marient en 1929, divorcent en 1937 -, l'ami de Bertolt Brecht, de Walter Benjamin, de Theodor Adorno. Il a choisi pour pseudonyme Anders ("autrement", en allemand) par provocation autant que par hasard. Il gagnait sa vie comme journaliste, mais signait trop d'articles dans le même journal. Son rédacteur en chef lui suggéra : "Appelez-vous autrement"... et c'est ce qu'il fit. Mais ce choix fortuit finit par en dire long.
Autrement, c'est sa façon d'agir : ce philosophe n'a jamais voulu être reconnu pour tel, il a refusé systématiquement les chaires d'université qu'on lui a plusieurs fois proposées, persistant à gagner sa vie, aux Etats-Unis, puis en Autriche, comme écrivain et journaliste. Cet inclassable a déserté longuement sa propre oeuvre pour militer activement contre l'industrie nucléaire, la guerre du Vietnam (il fut notamment membre du tribunal Russell). Il meurt à Vienne en 1992, à 90 ans.
Autrement, c'est évidemment sa façon de penser. A partir de choses vues, de gens croisés, d'une kyrielle de faits en apparence microscopiques, Anders établit son diagnostic implacable. Sa méthode : l'exagération. A ses yeux, c'est une qualité. Cette exagération se révèle indispensable, selon lui, pour faire voir ce qui n'existe éventuellement qu'à l'état d'ébauche ou de trace, ou bien ce qui est dénié, négligé, voilé. Ou pour faire entendre ce qui semble d'abord inaudible. Car bien des thèses d'Anders semblent sidérantes : l'humanité est dénaturée, l'essence de l'homme a perdu tout contenu et toute signification, l'histoire est devenue sans lendemain... A première vue, tant de certitude semble dépourvue de réel fondement.
Pourtant, à mesure qu'on avance dans la lecture, il devient difficile de ne pas reconnaître, dans la loupe d'Anders, notre monde tel qu'il est. Par exemple : "La tâche de la science actuelle ne consiste (...) plus à découvrir l'essence secrète et donc cachée du monde ou des choses, ou encore les lois auxquelles elles obéissent, mais à découvrir le possible usage qu'ils dissimulent. L'hypothèse métaphysique (elle-même habituellement tenue secrète) des recherches actuelles est donc qu'il n'y a rien qui ne soit exploitable." Le fond du débat, évidemment, porte moins sur la justesse de tels constats que sur ce qu'on en fait. Anders les voit sous une lumière noire, comme autant de catastrophes sans issue. Personne n'est obligé d'en faire autant.
Mais l'ignorer est impossible. C'est vrai qu'il aura fallu du temps. Le premier tome de L'Obsolescence de l'homme, paru en 1956, ne fut traduit en français qu'en 2002 (aux éditions de l'Encyclopédie des nuisances). Ce second tome, qui regroupe des textes rédigés entre 1955 et 1979, est paru en 1980. Le lire aujourd'hui en français, à l'initiative d'un petit éditeur, est vraiment une expérience à ne pas manquer. Car dans ce regard d'un pessimisme extraordinaire, habité par le désespoir et le combat, la flamme qui résiste est d'une rare puissance. Anders agace, amuse, intéresse, il ne lasse pas. Penser autrement que lui, c'est encore en être proche.
L'OBSOLESCENCE DE L'HOMME (DIE ANTIQUIERTHEIT DES MENSCHEN). TOME II. SUR LA DESTRUCTION DE LA VIE À L'ÉPOQUE DE LA TROISIÈME RÉVOLUTION INDUSTRIELLE de Günther Anders. Traduit de l'allemand par Christophe David. Ed. Fario, 430 p., 30 €.
LE MONDE DES LIVRES | 09.06.2011 Par Roger-Pol Droit
Günther Anders : l’obsolescence de l’homme et la question du nihilisme moderne
Depuis peu de temps, le lecteur français peut découvrir les textes philosophiques et littéraires d’un écrivain atypique, qui n’appartient à aucune école, à savoir Günther Anders.
Si le premier tome de son opus magnum, L’Obsolescence de l’homme, publié en 1956, est traduit depuis le début des années 2000, le tome II, qui regroupe des textes de 1955 à 1979, publié en 1980, n’est accessible que depuis 2012.
Ces deux tomes sont littéralement des phares qui éclairent la modernité dans sa spécificité et explicitent, avec une puissance singulière, la question de la technique, de l’individu, la question du sens ainsi que celle du nihilisme.
Anders se présente comme un philosophe de l’occasion contre les philosophes du système, philosophe des catastrophes, Hiroshima et Auschwitz comme condensés, prismes, « moment époqual », qui marque la nécessité d’une époque, celle de la modernité.
De même, les fulgurances et les audaces spéculatives de Nous, fils d’Eichmann(Rivages, 2003) montrent non seulement qu’Hiroshima et la Shoah ne sont pas des accidents de la modernité, mais que quelque chose du domaine de l’immonde, de la désintégration du monde, est à l’œuvre, depuis Hiroshima et la Shoah, qui perdure comme forme même de notre époque. Bien avant Imre Kertész, Günther Anders considère que ces « catastrophes » ne sont pas des accidents de l’Occident, mais expriment une perversion de la raison dans la rationalisation des moyens, en l’occurrence ici des moyens de destruction. L’holocauste comme culture, dira Imre Kertész, dans le titre d’une de ses conférences.
Le titre de L’Obsolescence de l’homme indique déjà qu’il y a quelque chose de périmé en l’homme, quelque chose hors sujet, à savoir son humanité. L’homme perd ses caractéristiques qui constituaient en propre son humanité : la liberté, la responsabilité, la capacité d’agir, la capacité à se faire être. En utilisant ces concepts, nous parlons le langage et la réalité d’un autre temps. Tout se passe comme si l’être de l’homme relevait aujourd’hui d’une nature morte. Pourquoi ? Comment ?
n Les révolutions industrielles comme obsolescence de l’homme
Anders identifie plusieurs moments du renversement hiérarchique du rapport de l’homme à l’objet, moments marqués par trois révolutions.
La première révolution, qui part de la révolution industrielle, se caractérise par la supériorité ontologique de l’objet fini, produit pour une fonction déterminée qui laisse l’homme dans une indifférenciation métaphysique, laquelle engendre la honte métaphysique, « prométhéenne » de l’homme. Si nous voulons comprendre la modernité, il faut comprendre que les objets ont plus de valeur que les hommes. L’objet parfait, abouti, correspond parfaitement à sa fonction. A l’antipode, l’homme n’est qu’un projet, un être indéfini, dont le dessin repose sur de la contingence, sur son existence. Il est un être qui a à se faire.
L’objet a plus de valeur que l’être humain parce que sa fonction est plus déterminée et plus parfaite. Seul l’homme qui tend à devenir une chose est reconnue dans son humanité, alors que – paradoxe aigu – il l’a abandonnée, pour devenir image-pour, spectacle :
« Il est on ne peut plus logique que ceux d’entre nous qui réussissent de la façon la plus spectaculaire à avoir de multiples existences (et à être vus par plus de gens que nous, le commun des mortels), c’est-à-dire les stars de cinéma, soient des modèles que nous envions. La couronne que nous leur tressons célèbre leur entrée victorieuse dans la sphère des produits en série que nous reconnaissons comme « ontologiquement supérieurs ». C’est parce qu’ils réalisent triomphalement notre rêve d’être pareils aux choses, c’est parce qu’ils sont des parvenus qui ont réussi à s’intégrer au monde des produits, que nous en faisons des divinités. »
Réussir sa vie, pour les gamins de la cour de l’école comme pour l’adulte raisonnable, c’est être connu, c’est être une chose. La puissance des réseaux sociaux est de faire image. Peu importe si tu fêtes ton anniversaire, l’important est de dire et de montrer que tu le fêtes. Identiquement, on juge la valeur d’un homme dans son rapport aux choses. Prosaïquement, l’idéal est de devenir un VIP ou de faire le buzz, à défaut acheter une voiture de grosse cylindrée pour montrer sa grosse envergure.
La seconde révolution apparaît avec la proximité de la destruction de l’homme par l’homme comme possible perpétuel, symbolisé par Hiroshima et Auschwitz. La technique comme technique de destruction s’impose comme un fond, de sorte qu’elle met l’individu à son service, le transforme comme moyen pur, chose, instrument, marchandise. L’infini de la technique, qui rend possible l’immonde, remplace l’infini de la religion qui avait rendu possible l’idée d’un monde.
C’est à partir de la possibilité de destruction de l’homme par l’homme qu’Anders remet en cause la responsabilité matérielle de l’homme, ce que j’ai appelé dans philosophie de la Shoah la dématérialisation de la responsabilité. Eatherly, qui donna l’ordre de bombarder Hiroshima, ne se rend pas compte des conséquences de son acte. Il ne pense pas que sa décision va faire disparaître des millions de personnes. Il fait son travail, son job, dit Anders.
La modernité, dans la manière dont elle rattache toute activité au travail, indépendamment de la fin poursuivie, de sorte que le moyen devient lui-même fin, se manifeste par le renversement de la morale. Eatherly estime qu’il a fait son devoir parce qu’il a obéi aux ordres. Ce mode de raisonnement est à peu de choses près celui d’Eichmann. En sorte que si le nazisme dit quelque chose de la modernité, ce que le nazisme dit de la modernité ne finit pas avec le nazisme.
« Aussi horribles que soient les crimes que cette attitude a rendus possibles, qui les regarderait avec étonnement comme des blocs erratiques égarés dans notre époque s’interdirait par là même de comprendre, parce que ces crimes perdent toute réalité, du moins toute réalité compréhensible, dès lors qu’on les considere comme des faits isolés. »
Telle est la grande leçon des deux tomes de l’Obsolescence et des autres essais comme Le Temps de la fin ou Nous, fils d’Eichmann. La modernité, qui dissocie décision et action, fonctionne sur la même structure discursive que ce qui a rendu possible le pire. Nul besoin d’être méchant pour devenir bourreau, il suffit d’obéir aux ordres :
« la quantité de méchanceté requise pour accomplir l’ultime forfait, un forfait démesuré, sera égale à zéro ».
n La question du nihilisme comme conséquence du totalitarisme technique
La troisième révolution s’effectue à partir de l’idée selon laquelle l’homme travaille constamment à sa disparition. Le monde moderne s’instaure et s’impose comme système, de sorte que je n’arrive plus à le changer. Ce point, pour Anders, conduit au nihilisme. Le nihilisme s’éprouve quand tout le monde est d’accord pour dire que le système est intenable, mais qu’il n’y a personne pour pouvoir le changer parce qu’il n’y en a pas d’autre.
Il n’y a aucune alternative parce que la réalité sociale n’est pas politique, mais technique. Or, Anders montre que la technique, dans son essence, est d’ordre métaphysique, de sorte qu’elle doit être repensée pour être reconnue pour ce qu’elle est.
Puisque je ne peux plus devenir un être humain, me réaliser en tant qu’homme, puisque je ne peux plus pas vivre ma vie, elle devient dépourvue de valeur. C’est par ce qui se joue de la technique, et par « se jouer », il faut entendre ce qui se déroule tout en nous dupant, que le nihilisme se déploie comme « totalitarisme technique ».
Parce que nous ne sommes plus capables d’être des hommes, nous ne sommes plus capables de produire du sens. C’est ce qui rend l’homme moderne si absent à lui-même, si conforme, si remplaçable. Ce point serait davantage une fin de l’histoire qu’un début d’une nouvelle civilisation, au sens où il dépossède l’homme de son rôle d’agent :
« Agis de telle façon que la maxime de ton action puisse être celle de l’appareil dont tu es ou tu vas être une pièce.»
n Les remèdes contre le nihilisme et la disparition de l’homme
Afin de mettre en exergue le nihilisme moderne, Anders pense une théorie du conformisme qui explique comment le pire a pu et peut de nouveau avoir lieu. Loin de réduire à la question de l’obéissance à l’autorité à une question d’ordre psychologique, il en fait une question philosophique majeure :
« L’ instrumentalisation » et le conformisme dominant aujourd’hui plus que jamais, on ne voit pas ce qui pourrait s’opposer à ce que l’horreur se répète. »
S’il n’y a pas de solution collective, c’est-à-dire technique, à la question du nihilisme et du totalitarisme technique, Anders explicite des zones de résistance, de refus de collaboration contre un ordre qui reproduit toutes les structures matérielles et discursives des plus grands massacres du vingtième siècle. Anders appelle situation eichmannienne toute situation où l’on éprouve un écart entre l’action et la décision.
Si la disjonction entre la décision et l’action a rendu caduques les morales traditionnelles, y compris l’universalité de la morale kantienne et de son impératif catégorique, il faut la remplacer par une nouvelle maxime de résistance individuelle, qui ne changera pas le totalitarisme technique, mais sauvegardera mon humanité, qui ne désintégrera pas mon pouvoir d’individu :
« Je ne peux imaginer l’effet de cette action, dit-il Donc, c’est un effet monstrueux. Donc, je ne peux l’assumer. Donc, je dois réexaminer l’action projetée, ou bien la refuser, ou bien la combattre. »
On peut imaginer l’application possible de cette maxime, entre autres dans le monde du travail en passant par nos modes de consommation. L’omniprésence de l’idée de protocole a généralisé la disjonction entre la décision et l’action dans le monde du travail à partir de l’idée du Management moderne. Nous, fils d’Eichmann.
Ce qu’Anders a énoncé et dénoncé, nous le vivons au quotidien. Somme toute, Anders interroge le statut de la raison, dont la rationalité technique détruit l’autre sens de la raison, celui qui n’est plus moyen, mais fin, la raison comme relationnel.
Depuis l’année 1918, où je fus admis à la Résidence des Étudiants de Madrid, jusqu'à 1928 où je la quittai une fois terminées mes études de Lettres et Philosophie, j’ai entendu, dans ce salon raffiné, où accourait pour estomper sa frivolité de plage française la vieille aristocratie espagnole, près d’un millier de conférences.
Avec ma soif de vent et de soleil, je me suis tellement ennuyé qu’à la sortie, je me suis senti recouvert d’une cendre légère qui tournait quasiment au poil à gratter.
Non. Je ne veux pas voir entrer dans la salle ce terrible bourdon de l’ennui qui relie toutes les têtes par un fil ténu de sommeil, et met dans les yeux des auditeurs ses minuscules pelotons de pointes d’aiguilles.
Simplement, sur le registre qui dans ma voix poétique, ne connaît ni la lumière du bois, ni les détours de la ciguë, ni les agneaux qui, d’un seul coup, deviennent des couteaux d’ironie, je vais tenter de vous donner une leçon simple sur l’esprit secret de l’Espagne meurtrie.
Celui qui se trouve sur la peau de taureau étendue entre le Jucar, le Guadalete, le Sil ou le Pisuerga (je ne veux pas mêler à leur débit les flots couleur crinière de lion agités par le Plata), entend dire fréquemment : « là, il y a du duende ». Manuel Torres, grand artiste issu du peuple andalou, disait à quelqu’un qui chantait : « Tu as de la voix, tu connais les styles, mais tu ne réussiras jamais, car tu n’as pas de duende ».
Dans toute l’Andalousie, roche de Jaén et coquillage de Cadix, tout le monde parle constamment du duende et sait le découvrir dès qu’il apparaît, avec un instinct très sûr. Le Lebrijano, merveilleux chanteur, créateur de la Debla, disait : « Les jours où je chante avec du duende, je ne crains personne » ; et la vieille danseuse gitane La Maiena, un jour où elle entendait jouer un fragment de Bach par Braïlowsky, s’exclama : « Olé ! Là, il y a du duende ! ». Ensuite, elle s’ennuya avec Glück, avec Brahms et avec Darius Milhaud. Et Manuel Torres, – je n’ai connu aucun homme avec autant de culture dans le sang – dit, en écoutant Manuel de Falla jouer lui-même son Nocturne du Generalife, cette phrase splendide : « Tout ce qui a des sonorités noires a du duende ». Et il n’y a rien de plus vrai.
Ces sonorités noires sont le mystère, les racines qui s’enfoncent dans le limon que nous connaissons tous, que nous ignorons tous, mais d’où nous parvient ce qui est la substance de l’art. Sonorités noires, a dit l’homme du peuple espagnol, et là, il rejoint Goethe qui donne la définition du duende à propos de Paganini : « Pouvoir mystérieux que chacun ressent et qu’aucun philosophe ne peut expliquer ».
Ainsi donc, le duende est un pouvoir et non un faire, c’est une lutte et non une pensée. J’ai entendu un vieux maître guitariste affirmer : « le duende n’est pas dans la gorge ; le duende monte en dedans depuis la plante des pieds ». C’est-à-dire qu’il n’est pas question de moyens, mais de véritable style de vie ; c’est-à-dire de sang ; c’est-à-dire de très vieille culture, de création active.
Ce « pouvoir mystérieux que chacun ressent et qu’aucun philosophe ne peut expliquer » est, en somme, l’esprit de la terre, ce même duende embrassant le cœur de Nietzsche qui le cherchait sans le trouver dans ses formes extérieures sur le pont du Rialto ou dans la musique de Bizet, parce qu’il ne savait pas que le duende qu’il poursuivait, avait sauté des Grecs mystérieux pour venir chez les danseuses de Cadix, ou dans le cri dégorgé, dionysiaque, de la séguidilla de Silverio.
Ainsi, il ne faut pas confondre le duende avec le démon théologique du doute, auquel Luther, dans un sentiment bachique, jeta un flacon d’encre à Nuremberg, ni avec le diable catholique stupide et destructeur, qui se déguise en chienne pour entrer dans les couvents, ni avec le singe parlant que porte le roublard de Cervantès, dans la comédie de la jalousie et les forêts andalouses.
Non. Le duende dont je parle, obscur et frissonnant, est l’héritier du très allègre démon de Socrate, marbre et sel, qui sous le coup de l’indignation, le griffa le jour où il prit la ciguë ; et de cet autre diablotin mélancolique de Descartes, petit comme une amande verte qui, las des cercles et des lignes, sortit par les canaux pour écouter chanter les marins ivres.
Ainsi, Nietzsche disait que toute marche gravie par un homme ou un artiste dans sa propre tour de perfection, l’est au prix de la lutte qu’il mène contre un duende et non pas avec un ange, comme on l’a dit, ni avec la muse. Il faut établir cette distinction fondamentale pour la racine de l’œuvre.
L’ange guide et offre comme Saint Raphaël, défend et préserve comme Saint Michel ou annonce, comme Saint Gabriel.
L’ange éblouit, mais il vole au-dessus de la tête de l’homme, il est au-dessus, il répand sa grâce et l’homme, sans aucun effort, réalise son œuvre, ou sa sympathie, ou sa danse. L’ange du chemin de Damas, ou celui qu’un rai de lumière fit entrer par la petite fenêtre d’Assise, ou celui qui suit les pas d’Enrique Susson, ordonne et rien ne peut s’opposer à ses lumières, parce qu’il agite ses ailes d’acier dans l’atmosphère du prédestiné.
La muse dicte et, quelquefois même, elle souffle. Elle n’a pas un grand pouvoir, parce que. si lointaine et si fatiguée (je l’ai vue à deux reprises), que je dus même lui refaire une moitié de son cœur en marbre.
Les poètes de la muse entendent des voix, sans savoir d’où elles viennent, mais ces voix sont celles de la muse qui les anime et qui, parfois, les croque. C’est le cas d’Apollinaire, grand poète détruit par l’horrible muse auprès de laquelle l’a peint l’angélique et divin Rousseau. La muse éveille l’intelligence, apporte des paysages de colonnes et une fausse saveur de lauriers ; et l’intelligence est souvent l’ennemie de la poésie, parce qu’elle imite trop, parce qu’elle place le poète sur un trône aux arêtes vives et lui fait oublier que soudain, les fourmis peuvent le dévorer ou qu’une grande langouste d’arsenic peut lui tomber sur la tête ; et contre tout cela, les muses des monocles et des roses de laque tiède des petits salons ne peuvent rien.
L’ange et la muse viennent du dehors ; l’ange apporte les lumières et la muse les formes (Hésiode l’a compris). Pain d’or ou plis de tuniques, le poète reçoit des conventions dans son petit bois de lauriers. En revanche, le duende, il faut le réveiller dans les dernières demeures du sang.
Et repousser l’ange, donner un coup de pied à la muse, et cesser de redouter ce parfum de violettes qu’exhale la poésie du XVIIIe, et le grand télescope dans les lentilles duquel dort la muse malade de ses limites.
Le véritable combat est avec le duende.
On connaît les chemins pour chercher Dieu, depuis l’attitude barbare de l’ermite jusqu’à la manière subtile du mystique. Une tour pour Sainte Thérèse, pour Saint Jean de la Croix trois chemins. Et même si nous devons clamer, avec la voix d’Isaïe : « Vraiment, tu es le Dieu caché », en fin de compte, c’est Dieu qui envoie à celui qui le cherche ses premières épines de feu.
Pour chercher le duende, pas de carte, ni d’exercice. On sait seulement qu’il brûle le sang comme un topique de verre qui épuise, qui écarte toute la douce géométrie apprise, qui brise les styles, qui amène un Goya, maître dans les gris, les argents et les roses de la meilleure peinture anglaise, à peindre avec les genoux et les poings en utilisant d’horribles noirs de cirage ; ou qui met à nu Mosen Cinto Verdaguer dans le froid des Pyrénées, ou emmène Jorge Manrique dans le désert d’Ocaña pour y attendre la mort, ou bien habille le corps délicat de Rimbaud d’un costume vert de saltimbanque, ou encore donne des yeux de poisson mort au Comte de Lautréamont, dans le petit jour du boulevard.
Les grands artistes du sud de l’Espagne, gitans ou flamencos, quand ils chantent, quand ils dansent, quand ils jouent, savent qu’aucune émotion n’est possible avant l’arrivée du duende. Ils peuvent donner l’impression du duende alors qu’il n’est pas là et abuser les gens, comme vous abusent, tous les jours, des auteurs, des peintures et des faiseurs de modes littéraires dépourvus de duende ; mais il suffit de prêter un peu d’attention et de ne pas se laisser porter par l’indifférence, pour découvrir la tricherie et dissiper l’artifice grossier.
Un jour, la chanteuse andalouse Pastora Pavon, la Niña de los Peines, sombre génie hispanique, égale de Goya ou de Raphaël el Gallo pour les capacités d’invention, chantait dans une petite taverne de Cadix. Elle jouait de sa voix d’ombre, de sa voix d’étain fondu, de sa voix couverte de mousse, l’enroulait dans sa chevelure, la mouillait dans la manzanilla, ou l’égarait sur des landes obscures et très lointaines. Mais rien ; c’était inutile. Les auditeurs restaient silencieux.
Il y avait là Ignacio Espeleta, beau comme une tortue romaine, à qui, un jour, on avait demandé : « Tu ne travailles pas ? » ; et lui, avec un sourire digne d’Argantonio : « Comment veux-tu que je travaille ? Je suis de Cadix ! »
Il y avait là Héloïse, la chaude aristocrate, prostituée de Séville, descendante directe de Soledad Vargas qui, dans les années 30, refusa d’épouser un Rothschild parce qu’il était de sang moins noble. Il y avait là les Floridas que tout le monde croit bouchers, mais qui sont, en réalité, des prêtres millénaires qui sacrifient sans cesse des taureaux à Gerion, et dans un coin, l’imposant éleveur Don Pablo Murube avec son air de masque crétois. Au milieu du silence, Pastora Pav6n s’arrêta de chanter. Seul, sarcastique, un homme tout petit, de ces petits danseurs qui surgissent soudain des bouteilles d’eau-de-vie, dit tout bas : « Vive Paris ! », comme pour dire : « Ici, nous nous moquons des dons, de la technique, comme du savoir-faire. Nous cherchons autre chose. »
Alors, la Niña de los Peines se leva comme une folle, cassée en deux telle une pleureuse médiévale, elle but d’un seul trait le feu d’un grand verre d’eau-de-vie, et se rassit pour chanter, sans voix, sans souffle, sans nuances, la gorge embrasée, mais… avec duende. Elle était parvenue à détruire tout l’échafaudage de la chanson pour laisser passer un duende furieux et incendiaire, ami des vents chargés de sable, qui poussait les auditeurs à lacérer leurs vêtements comme les déchirent les noirs antillais, et presque sur le même rythme, lorsque dans leur rite, ils s’entassent devant l’image de Sainte Barbara.
La Niña de los Peines dut déchirer sa voix parce qu’elle se savait écoutée par une élite qui ne demandait pas les formes, mais la moelle des formes, une musique pure avec un corps ténu qui pouvait se maintenir dans l’espace. Elle dut appauvrir ses talents et son assurance, c’est-à-dire qu’elle dut éloigner sa muse, et attendre, désemparée, que son duende soit présent et veuille bien lutter au corps à corps avec elle. Et comme elle chanta ! Sa voix ne jouait plus, sa voix était comme un flot de sang, imposant sa douleur et sa sincérité, et elle s’ouvrait comme cette main de dix doigts que forment les pieds cloués, mais secoués de bourrasques, d’un Christ de Juan de Juni.
L’arrivée du duende suppose toujours un changement radical des formes sur de vieux schémas, elle apporte des sensations de fraîcheur totalement inédites, comme la qualité d’une rose soudain créée, par miracle, produit d’un enthousiasme presque religieux.
Dans toute la musique arabe, danse, chanson ou élégie, l’arrivée du duende est saluée par d’énergiques « Allah ! Allah ! » : « Dieu ! Dieu ! », si proches du « Olé ! » des corridas qu’il s’agit peut-être du même cri ; et dans tous les chants du sud de l’Espagne, l’apparition du duende est saluée par des cris sincères : « Vive Dieu ! », témoins profonds, humains, tendres, d’une communication avec Dieu à travers les cinq sens, grâce au duende qui agite la voix et le corps de la danseuse, évasion réelle et poétique de ce monde, aussi pure que celle que rencontra, à travers sept jardins, l’étrange poète du XVIIe Pedro Soto de Rojas, ou Juan de Calimaco sur une tremblante échelle de pleurs.
Naturellement, lorsque l’évasion est réussie, tous en ressentent les effets : l’initié découvrant comment un style peut vaincre une matière pauvre, et l’ignorant dans le je ne sais quoi d’une émotion authentique. Voici des années, dans un concours de danse à Jerez de la Frontera, une vieille de quatre-vingts ans, confrontée à de belles femmes et à des jeunes filles à la taille ondoyante, remporta le premier prix par le seul fait de lever les bras, dresser la tête. et frapper du talon sur l’estrade ; mais dans cette assemblée de muses et d’anges de Jerez, beautés de formes et beautés de sourires, elle devait triompher et c’est ce duende moribond qui triompha, en traînant sur le sol ses ailes de couteaux oxydés.
On peut rencontrer le duende dans tous les arts, mais c’est, naturellement, dans la musique, dans la danse et la poésie parlée qu’il trouve son champ le plus vaste, puisque ces arts appellent un corps vivant pour s’exprimer et parce qu’il s’agit de formes qui naissent et meurent indéfiniment, dressant leurs contours sur un présent exact.
Souvent, le duende du compositeur passe au duende de l’interprète et, à d’autres moments, lorsque le musicien ou le poète ne sont pas en phase, le duende de l’interprète, – et ceci est intéressant, -créée une nouvelle merveille qui n’a plus que l’apparence de la forme primitive. Tel est le cas pour Eleonora Duse, riche de duende, qui recherchait les œuvres ratées pour les faire triompher grâce à sa propre invention ou, pour Paganini, selon Goethe, qui produisait des mélodies profondes à partir de véritables vulgarités, ou encore pour une délicieuse jeune fille de Puerto de Santa Maria que je vis chanter et danser cet horrible couplet italien « 0 Mari ! » avec un sens des rythmes et des silences qui transformaient la pacotille italienne en un dur serpent d’or ascendant. Ils révélaient quelque chose de neuf qui n’avait rien à voir avec le point de départ, et apportaient ainsi une science et un sang nouveau à des corps vides d’expression.
Tous les arts, tous les pays sont capables de produire le duende, l’ange et la muse ; ainsi, l’Allemagne a quelquefois des muses, l’Italie est en permanence habitée par l’ange et l’Espagne est mue par le duende à tous moments, en tant que, depuis des millénaires, pays de la musique et de la danse, où le duende exprime le citron du petit jour et, en tant que pays de mort, comme pays ouvert à la mort.
Dans tout pays, la mort est une fin. Elle arrive et on ferme les rideaux. En Espagne, non. En Espagne, on les ouvre. Beaucoup vivent là-bas entre quatre murs jusqu’au jour de leur mort, où on les sort au soleil. En Espagne, un mort est plus vivant comme mort qu’en nul autre point du globe ; son profil blesse comme le fil d’un rasoir. Les railleries sur la mort et sa contemplation silencieuse sont familières aux Espagnols. Du « Songe des Têtes de Mort » de Quevedo à « L’Evêque Pourri » de Valdes-Leal, depuis la Marbella du XVIIIe, morte en couches sur le chemin, et qui dit :
C’est du sang de mes entrailles
Que le cheval est couvert.
Les pattes de ton cheval
Jettent des feux de goudron.
Jusqu’au garçon de Salamanque, tué par le taureau, et qui crie :
Mes amis, je suis mourant ;
Mes amis, je suis très mal.
J’ai trois mouchoirs dans le corps
Et j’y mets le quatrième.
Un peuple de contemplateurs se penche sur une haie de fleurs de nitres, avec des versets de Jérémie du côté le plus âpre et un cyprès odorant du côté le plus lyrique ; c’est un pays où l’essentiel a une valeur métallique et ultime de mort.
Le tranchoir et la roue du chariot, et le couteau et les barbes piquantes des bergers, et la lune pelée et les mouches, et les placards humides et les décombres, et les saints couverts de dentelle, et la chaux, et la ligne blessante d’avant-toits et de miradors, portent, en Espagne, de minuscules herbes de mort, des allusions et des voix perceptibles pour un esprit lucide, qui réveillent notre mémoire avec l’apparence inerte de notre propre passage.
Ce n’est pas un accident si l’art espagnol est issu de notre terre couverte de chardons et de pierres définitives ; la lamentation isolée de Pleberio, ou les danses du Maître Josef Maria de Valdivielso ne sont pas fortuites ; et ce n’est pas un hasard, si parmi toutes les ballades européennes, se détache celle-ci, espagnole et que nous aimons :
Si tu es ma belle amie,
Pourquoi fuir mon regard, dis ?
Ces yeux qui te regardaient
A l’ombre je les offris.
Si tu es ma belle amie,
Pourquoi fuir mon baiser, dis ?
Les lèvres qui t’ont baisé
A la terre les offris.
Si tu es ma belle amie,
Pourquoi fermer tes bras, dis ?
Ces bras qui t’ont embrassé
De vermine les couvris.
Rien d’étonnant non plus, si à l’aube de notre poésie lyrique, résonne cette chanson :
Dedans le verger
Je mourrai,
Dedans le rosier
On doit me tuer.
Je m’en allais, mère,
Les roses cueillir
Pour trouver la mort
Dedans le verger.
Je m’en allais, mère,
Les roses couper
Pour trouver la mort
Dedans le rosier.
Dedans le verger
Je mourrai,
Dedans le rosier,
On doit me tuer.
Les têtes glacées par la lune que peignit Zurbaran, les jaunes gras et les jaunes éclairs du Greco, le récit du Père Siguenza, l’œuvre intégrale de Goya, l’abside de l’église de l’Escurial, toute la sculpture polychrome, la crypte de la maison des ducs d’Osuna, la mort à la guitare de la chapelle des Benavente à Médina de Rio seco, sont des formes culturelles qui égalent les pèlerinages de San Andrés de Teixido où les morts ont leur place dans la procession, les prières funéraires chantées par les Asturiennes avec leurs lanternes pleines de flammes dans la nuit de novembre, le chant et la danse de la Sibylle dans les cathédrales de Majorque et de Tolède, l’obscur In recort de Tortosa, et les rites innombrables du Vendredi Saint qui, avec la richesse symbolique de la corrida, forment le triomphe populaire de la mort espagnole. Dans le monde entier, seul le Mexique peut rejoindre mon pays sur ce terrain.
Lorsque la muse voit arriver la mort, elle ferme la porte, élève une stèle, promène une urne, ou écrit une épitaphe d’une main de cire, mais très vite, elle revient gratter son laurier dans un silence .qui vacille entre deux brises. Sous l’arc tronqué de l’ode, elle assemble, dans un style funèbre, les mêmes fleurs que celles que peignirent les Italiens du XVe, et elle appelle le fiable coq de Lucrèce afin qu’il épouvante les ombres imprévues.
Quand il voit arriver la mort, l’ange plane en un vol circulaire et lent, et tisse, avec des larmes de gel et de narcisse, l’élégie que nous avons vue trembler dans les mains de Keats, dans celles de Villasandino et dans celles de Herrera et dans celles de Becquer et dans celles de Juan Ramon Jimenez. Mais quelle terreur s’empare de l’ange, s’il sent une araignée, même minuscule, sur son pied tendre et rosé !
En revanche, le duende n’arrive que s’il voit la possibilité de la mort, s’il est certain d’errer dans la maison, s’il est assuré de bercer ces branches que nous portons tous et qui n’apportent pas, qui, n’apporteront jamais de consolation.
Avec l’idée, le son ou le geste, le duende aime mener, sur ces bords du puits, un combat loyal avec le créateur. L’ange et la muse s’échappent avec des violons ou du rythme et le duende blesse, et dans la guérison de cette blessure qui ne se referme jamais, réside l’insolite, l’invention à l’intérieur de l’œuvre de l’homme.
La magique vertu du poème, c’est de se trouver toujours sous l’emprise du duende pour baptiser d’une eau obscure tous ceux qui s’en imprègnent, car avec le duende, il est plus facile d’aimer, de comprendre, et l’on est sûr d’être aimé, d’être compris ; et cette lutte pour l’expression et l’acte de la transmettre produit parfois, en poésie, des caractères mortelsRappelez-vous le cas de Sainte-Thérése, si flamenca et douée de duende, flamenca non parce qu’elle a attaché un taureau furieux et lui a infligé trois passes magnifiques, ce qu’elle fit effectivement ; non pour avoir fait la belle devant Fray Luis de la Miséricorde, ni pour avoir giflé le nonce de Sa Sainteté, mais parce qu’elle est une de ces rares créatures que le duende (pas l’ange, car l’ange n’attaque jamais), transperce d’un dard, afin de la tuer, parce qu’elle lui a arraché son dernier secret, ce pont subtil qui unit les cinq sens avec ce centre de chair vivante, de nuage vivant, de mer vivante qu’est l’Amour Libéré du Temps.
Victoire vaillantissime contre le duende ; au contraire, Philippe d’Autriche qui cherchait désespérément muse et ange dans la théologie, se retrouva prisonnier du duende des ardeurs froides dans l’enceinte de l’Escurial, dont la géométrie confine au rêve et où le duende revêt le masque de la muse pour châtier le roi pendant l’éternité.
En Espagne (comme dans les peuples d’Orient où la danse est expression religieuse), le duende a une puissance illimitée sur le corps des danseuses de Cadix – louées par Martial -, les poitrines de ceux qui chantent, – louées par Juvénal, – et dans toute la liturgie tauromachique, drame religieux authentique où, ainsi qu’à la messe, on adore et sacrifie un Dieu.
Il semble que tout le duende du monde classique se retrouve à cette fête parfaite, manifestation de la culture et de la grande sensibilité d’un peuple qui découvre dans l’homme ses meilleures colères, ses meilleurs accès de bile et ses larmes les meilleures. Dans la corrida comme dans la danse espagnole, personne ne se divertit ; le duende se charge à travers le drame de faire souffrir des formes vivantes, et il prépare les échelles pour permettre à la réalité de s’évader.
Le duende opère sur le corps de la danseuse comme le vent avec le sable. Son pouvoir magique peut transformer une jeune fille en paralytique de la lune, ou colorer de rougeurs adolescentes une vieille guenille qui demande l’aumône dans les bistros à vin ; à partir d’une chevelure, il fait naître un parfum de port nocturne et, à tout moment, il agit sur les bras de la danseuse grâce à des expressions qui sont les sources de la danse depuis le début des temps.
Mais impossible de se répéter jamais, – ceci, il est intéressant de le souligner. Le duende ne se répète pas plus que les formes de la mer ne se répètent dans la bourrasque.
Dans la tauromachie, il trouve ses accents les plus impressionnants, parce qu’il doit lutter d’un côté avec la mort qui peut le détruire et, de l’autre avec la géométrie, mesure fondamentale de la fête.
Le taureau a son orbite, le torero la sienne et, entre orbite et orbite, un point de danger, sommet de ce jeu terrible.
Avec la muleta, on peut avoir la muse, l’ange avec les banderilles et passer pour un bon torero, mais dans le jeu de cape, lorsque le taureau est encore intact de toute blessure et au moment de tuer, seule l’aide du duende peut rendre évidente la vérité artistique.
Le torero qui effraie par sa témérité le public de l’arène ne torée pas, il se couvre du ridicule de risquer sa vie, ce qui est à la portée de n’importe qui ; en revanche, le torero mordu par le duende donne une leçon de musique pythagoricienne et fait oublier qu’il jette sans cesse son cœur vers les cornes du taureau.
Largartijo, avec son duende romain, Joselito avec son duende juif, Belmonte avec son duende baroque et Cagancho avec son duende gitan, désignent, dans le crépuscule de l’arène, quatre grandes voies de la tradition espagnole aux poètes, aux peintres et aux musiciens.
L’Espagne est l’unique pays où la mort soit le spectacle national, où la mort fait longuement sonner ses clarines à l’entrée des printemps, et son art est toujours régi par un duende incisif, qui a créé sa différence et sa qualité d’invention.
Le duende qui couvre de sang, pour la première fois dans l’histoire de la sculpture, les joues des saints de Maître Mateo de Compostelle, est celui qui fait gémir Saint Jean de la Croix ou qui brûle les nymphes nues dans les sonnets religieux de Lope.
Le duende qui élève la tour de Sahagun ou qui façonne des briques chaudes à Calatayud ou à Teruel est celui qui déchire les nuages du Greco, et envoie rouler, à coups de pieds, les alguazils de Quevedo et les chimères de Goya.
Quand il pleut, le duende présente en secret un Velasquez possédé derrière ses gris monarchiques ; quand il neige, il montre Herrera dévêtu afin de prouver que le froid ne tue pas ; quand l’air s’embrase, il jette Berruguete dans les flammes et le pousse à inventer un nouvel espace pour la sculpture.
La muse de Gongora et l’ange de Garcilaso doivent abandonner leur guirlande de laurier lorsque passe le duende de Saint Jean de la Croix, quand Sur le flanc du côteau Voici le cerf blessé.
La muse de Gonzalo de Berceo et l’ange de l’Archiprêtre de Hita doivent s’écarter et céder le pas à Jorge Manrique lorsqu’il arrive, blessé à mort, aux portes du château de Belmonte. La muse de Gregorio Hernandez et l’ange de José de Mora doivent s’effacer pour laisser passer le duende de Mena qui pleure des larmes de sang et le duende à tête de taureau assyrien de Martinez Montañés ; de même, la mélancolique muse de Catalogne et l’ange trempé de Galice doivent regarder, avec une stupeur amoureuse, le duende de Castille, si loin du pain chaud et de la très douce vache destinée à paître sous un ciel balayé et sur une terre sèche.
Duende de Quevedo et duende de Cervantès, véritables anémones de phosphore chez l’un et fleurs de plâtre de Ruidera chez l’autre, couronnent ce retable du duende en Espagne.
Naturellement, tout art possède son duende spécifique ; mais tous s’enracinent en un point d’où coulent les sonorités noires de Manuel Torres, matière ultime, fond commun incontrôlable et frémissant de bois, de sons, de toiles et de mots.
Mesdames et Messieurs : j’ai élevé trois arcs et d’une main maladroite, je les ai armés avec la muse, avec l’ange et avec le duende.
La muse reste impassible ; elle peut avoir la tunique à petits plis, ou encore des yeux de vache qui regardent vers Pompéi, ou le grand nez à quatre faces que lui a peint son grand ami Picasso. L’ange peut agiter les cheveux d’Antonello de Messine, la tunique de Lippi et le violon de Massolino ou de Rousseau. Le duende … Où est le duende ? A travers l’arc vide, passe une brise mentale, qui souffle avec insistance sur la tête des morts, en quête de nouveaux paysages et d’accents ignorés, une brise à l’odeur de salive d’enfant, d’herbe foulée et de voiles de méduse qui annonce le baptême sans cesse renouvelé des choses qui viennent de naître.
Vous pouvez retrouver huit de mes œuvres et quelques-uns de mes livres du du 14 juillet au 19 août à l'exposition "Artistes d'ici" au Fournil, 18 rue Clémenceau à Castelnau-Montratier (Lot) avec cinq autres artistes dont Soline Pla, Mireï Esnol, Darina Raskova....
Vernissage le dimanche 15 juillet à midi.
Ouvert vendredi, samedi, de 10 h 00 à 12 h 00 et 16 h 00 à 19 h 00 et dimanche matin.
Quelle est cette manie de vouloir coller une bio ? les poèmes se
suffisent, non ? Pour les bios je préfère l'intime à deux, dans un canapé
moelleux, prêts à se défenestrer l'ego et le corps, dans le duel de la
parade séductrice.... (non je rigole)
Mais, faut se méfier des chats acculés dans les coins de murs, balancent
toujours de foutus coups de pattes, enfin... je suis aux aguets des
pulsions de révoltes comme autant de petits espoirs de cette humanité
déchue.
Ce regard entrouvre la porte d'un désir
que nous n'aurons pas le temps de franchir
c'est le cambriolage d'une caresse
qui restera là, dérobée, sans adresse.
… mais, avec le recul, y a de quoi pondre quelques belles foutues
phrases sur le tapis savonneux de l'existence.
Mon rire délivre insolent et joyeux l'impertinence de vivre.
Tom
Ouvrier mécanicien pour la raison sociale, poète essentiellement
chercheur de vie et d’étonnement, chercheur de musicos chanteurs & enchanteurs aussi pour que les mots puissent vaincre les lois de la
gravité.
Bio recomposée par petits prélèvements dans l’œuvre
et les échanges épistolaires avec « le malgré tout poète ».
illustrations originales de Jean-Louis Millet
Grand spécialiste en rien mais curieux de tout : dessin, peinture, sculpture, photo, écriture, vidéos, édition virtuelle, chasse aux connivences & alternatives… Ensemble de ‘’propos’’ mis en actes dans l'animation de blogs et de sites dont "Zen-évasion", site cave-grenier aux malles ego-mystérieuses : http://www.zen-evasion.com/. Il a déjà maintes fois illustré la revue ainsi que d’autres publications Nouveaux Délits comme Ailleurs simple ; Claques & boxons ; Guerres et autres gâchis (textes de Cathy Garcia) et ses encres sont à l’origine du livr’art : États du Big Bang. Il a illustré Le poulpe et la pulpe de Cathy Garcia également (Cardère éd., 2010) et Des brins et des bribes (éd. Du Cygne, 2011) de Werner Lambersy et Cheval rouge de Fanny Sheper, 2017 (thebookedition.com). Il a exposé ses travaux artistiques, notamment à Perros-Guirec, en Bretagne, sa terre évasion.
« Au retour dans la bagnole, intercalé dans la file des pressurés
l'humanité klaxonnait, gueulait, les bras au ciel, pressés
de se jeter corps et âmes dans d'autres emmerdements.
Le connard de derrière habillé en voiture dernier cri
gesticulait dans le rétro, le poing brandi.
Garde toujours le piaf des urgences dans ton cœur
Garde toujours le piaf des urgences dans ton cœur.
Abandon du projet d’aéroport à Notre-Dame-des-Landes, mouvement Me Too, cri d’alarme de 15 000 scientifiques sur le réchauffement climatique, crise des réfugiés, Brexit, crise en Catalogne, ratification du CETA, cris de colères dans les prisons et dans les maisons de retraite, 5COP21, grèves des cheminots, blocage des universités. Ces événements n’auraient-ils pas un air de famille ? Comme si quelque chose d’essentiel se jouait que nous n’arrivons pas à nommer. Derrière la complexité de chaque phénomène, la même question se pose, patiente et entêtée.
Réinventer son rapport au monde
L’individu contemporain est en quête d’un nouveau rapport au monde. Être autre chose qu’un consommateur voué à engraisser la machine qui l’aliène. Les manifestations de cette recherche sont variées. Le phénomène des voyages en solitaire du globetrotter est en pleine expansion partout dans le monde : des jeunes de vingt à trente ans partent en solitaire pour des mois arpenter les continents, sans autre but que la rencontre. Les artistes itinérants, les bibliothèques ambulantes, les camions-cinéma, réinventent le troubadour et permettent à l’art de réinvestir les espaces désertés par l’industrie culturelle. Les formations de développement personnel foisonnent et tentent de résoudre les angoisses liées à la perte de sens et à l’effritement des liens sociaux. De nouvelles formes de religiosités empruntant à différentes traditions se développent très vite dans les pays occidentaux, remplaçant Dieu par le Cosmos, le Grand Tout, la Nature, la Vie[1], où chacun se fabrique sa propre spiritualité.
Nous sommes les enfants d’un individualisme où chacun est tourné vers la satisfaction d’un désir privé. Nous ne pouvons envisager ce désir en dehors d’une consommation d’un bien, d’un paysage, d’un spectacle, d’un instant, d’un savoir, c’est à dire de la jouissance immédiate, facile et reproductible, qui nous satisfait sur le court-terme et que nous avons besoin de reproduire rapidement. Nous avons développé une étonnante capacité à passer rapidement d’une satisfaction à l’autre, et à retourner rapidement à notre condition, sans avoir donné à ce que nous venons de vivre la chance de faire germer quelque chose de nouveau en nous. Nous sacralisons des valeurs dans des fêtes que nous consommons dans un espace-temps bien délimité. Ainsi sommes-nous une nation le temps d’un 11 janvier, une famille le 24 décembre, des citoyens le temps d’une élection. La remise en question elle-même de la consommation s’arrête aux portes de l’histoire individuelle. On entend souvent cité le fameux Chacun fait sa part des Colibris pour dire que je fais ce que je peux, et tout ce que je peux, c’est agir dans mon périmètre d’action individuelle[2]. C’est oublier le sens même de la légende : la contagion de l’action du colibri.
(Être un colibri, qu’est-ce que c’est ?)
À quoi sert de savoir ? Il y a un besoin, mais pas de demande
Le livre de Stéphane Hessel Indignez-vous ! s’est vendu à quatre millions d’exemplaires en un an. Pourtant, aucun boycott généralisé, aucune révolution, aucune descente de milliers de citoyens dans la rue pour empêcher la signature du CETA ou du TAFTA, aucune réaction de masse au cri d’alarme des 15 00 scientifiques sur le réchauffement climatique. Nous descendons dans la rue pour réclamer le peu que le système nous laisse pour survivre, colmatant les brèches d’un monde en train de se fissurer. Mais jamais nous ne faisons appel à notre véritable arme : notre pouvoir de consommateur.
Il y a un besoin d’autre chose, mais il n’y a pas de demande. La demande supposerait de pouvoir formuler le besoin, de croire en l’action collective, et de retrouver la volonté de puissance de l’individu. Mais nous restons enfermés dans une dualité individu/collectivité, où les uns envisagent l’individu comme un électron isolé dont les choix et les aspirations naîtraient de lui-même, et où les autres, souhaitant retrouver du collectif, ne peut convoquer que les structures malades de la nation ou de la communauté religieuse.
Les informations ne manquent pas sur la mainmise des multinationales, la corruption des systèmes de grande consommation, les médicaments dangereux ou inutiles, les impasses de l’école, des services publics et de nos organisations politiques, les dérèglements de tous les systèmes vivants et du climat, la dévastation de notre santé par ce que nous mangeons et respirons. Jamais nous n’avons aussi bien su ce qu’il se passe autour de nous et partout sur la planète. Nous n’ignorons plus, mais nous pratiquons l’ignorance volontaire. Pas seulement pour survivre au flot d’informations, mais parce que en mesurer les conséquences remettrait en question notre mode de vie jusque dans ses plus petits gestes. L’idéal des Lumières est avorté : le savoir ne permet pas de lutter contre l’aliénation. Au contraire, il la rend plus monstrueuse, car consentie en pleine conscience. Le non savoir (das nichtwissen en allemand) a laissé place à l’ignorance volontaire (das totschweigen). Quelque chose nous empêche de passer du savoir à la conscience, c’est-à-dire d’une information enregistrée, à son intégration dans une démarche.
Changer nos représentations pour envisager d’autres possibles
Si Nuit Debout a révélé à beaucoup qu’ils n’étaient pas seuls à aspirer à une autre société, il a aussi révélé à quel point nous ne savons plus penser un commun. Dans les grandes villes, les assemblées générales étaient davantage des espaces de libération de paroles individuelles que des arènes de construction d’un projet commun. Chacun y venait avec sa frustration, son opinion, sa revendication, dans les sacro saintes trois minutes, puis laissait place à un autre témoignage. L’obsession de l’égalitarisme et le rejet de toute forme de représentation annulait toute possibilité d’échafauder un commun. Car dans toute construction collective, il y a une différenciation des individus en fonction de leurs capacités et de leurs savoir-faires.
Il doit être possible pour l’homme de ce millénaire de retrouver une individualité qui soit consciente de son intégration à quelque chose de plus grand, qu’il faudra sans doute redéfinir. Entre le repli sur son expérience singulière et l’incapacité à penser un nous, il faut trouver autre chose. C’est peut-être là que résidera notre plus belle individualité : celle qui s’intègre, qui est présente au paysage qu’elle traverse, aux autres qui sont à côté, au vivant que chacun de nos gestes impacte. Un individu qui serait incapable de parler fort au téléphone dans le métro parce qu’il sait que d’autres personnes sont à côté, qui s’éloignerait pour fumer en faisant la file d’attente, qui ne dévasterait pas un buisson de mûres ou de fleurs sauvages quand il se ballade, qui serait conscient à chaque fois qu’il achète quelque chose de ce qu’il encourage. Retrouver cette espèce de petite liberté dont parlait Brassens.
Cet équilibre à trouver entre individualité et commun se manifeste dans ces nouvelles formes de mise en commun qui sont expérimentées partout dans le monde. Certaines font à présent partie de notre quotidien : colocations, covoiturage, échanges de service, monnaies locales et virtuelles, cafés associatifs, concerts privés. Les particuliers se réapproprient des actions détenues par des entreprises ou des institutions. Et tant pis si beaucoup sont ravalées par l’économie de marché via des services en ligne qui font des millions. Les chantiers participatifs, les écovillages, les résidences intergénérationnelles, les écoles parentales, sont autant d’expérimentations collectives qui pourront servir de base pour inventer de nouvelles organisations sociales[3].
Mais nous sommes les enfants de l’individualisme. Tout commence par un petit rêve à soi et pour soi. Chacun dans son coin creuse. Certains tunnels finissent par se croiser et découvrent une galerie, qu’ils appellent vivre-ensemble ou collectif. Mais au moindre coup de grisou, ils se défont et chacun retourne dans son coin. Pour que ces initiatives ne restent pas une succession de bulles isolées, il nous faut retrouver un récit commun. Ce travail est celui de ceux qui racontent notre société : les médias, les artistes et les chercheurs, malheureusement soumis à l’économie de marché et au zapping. Notre responsabilité est grande pour encourager ceux qui en sortent. Ceux qui racontent notre monde construisent notre représentation du monde dans lequel nous vivons. Et cette représentation forge nos opinions, nos espoirs, et les possibles que nous envisageons. Si les médias nous montraient ceux qui préparent d’autres manières de cultiver, de manger, de se soigner, de fabriquer, d’éduquer, nos vies en seraient profondément changées. Il ne tient qu’à nous de nous réapproprier le pouvoir de les faire changer, en choisissant ceux que nous écoutons, que nous lisons, que nous regardons, et en laissant les autres à leur quête du sensationnel, de l’information et de l’exotique. Et de parler des semeurs du changement, sans en faire des personnages lointains, de manière à ce que chacun puisse se dire qu’il pourrait s’y mettre.
Cette quête est la nôtre, mais elle ne sera pas pour nous. Elle ne peut être que pour les générations à venir. Ceux qui se battent pour pouvoir planter des arbres sur une terre savent qu’ils n’en goûteront pas les fruits. Tout ce que peuvent les enfants de l’individualisme, c’est préparer les prochains à être les enfants d’une nouvelle manière d’être au monde. C’est notre fardeau, et c’est notre force.
Première partie de cet article ici, Troisième partie à suivre…
Abandon du projet d’aéroport à Notre-Dame-des-Landes, mouvement Me Too, cri d’alarme de 15 000 scientifiques sur le réchauffement climatique, crise des réfugiés, Brexit, crise en Catalogne, ratification du CETA, cris de colères dans les prisons et dans les maisons de retraite, 5COP21, grèves des cheminots, blocage des universités. Ces événements n’auraient-ils pas un air de famille ? Comme si quelque chose d’essentiel se jouait que nous n’arrivons pas à nommer. Derrière la complexité de chaque phénomène, la même question se pose, patiente et entêtée.
Nous savons ce que nous rejetons. Savons-nous ce que nous voulons ?
COP21 mais signature du CETA, abandon du projet de Notre Dame des Landes mais projet d’enfouissement de déchets radioactifs dans la Meuse[1], inquiétudes devant le Brexit mais incapacité à repenser un projet européen qui préserve les citoyens avant les intérêts des multinationales, débats sur la laïcité et la liberté d’expression réinterrogeant sans cesse ce qu’est notre nation, tâtonnements pour changer l’école sans interroger les fondements de l’éducation, cris mal entendus des personnes œuvrant dans les services publics, cris coincés dans la gorge des paysans qui se suicident… Notre modèle de société est continuellement mis en question dans des crises de plus en plus aigües.
Partout, ici et ailleurs, le modèle néolibéral s’essouffle, emportant sur son passage les rêves, le fruit d’années de travail et la dignité de ceux qu’il broie. Le rejet de ce modèle se fait de plus en plus entendre. Le spectre des réactions est large : expérimenter des modèles alternatifs à échelle locale, brandir le modèle nationaliste, rejeter les élites traditionnelles et les remplacer par des trompe-l’œil, attendre que le changement vienne d’en haut. De l’élection de Donald Trump à celle d’Emmanuel Macron, la question du changement de nos modèles de société se pose jusqu’au sommet de la hiérarchie : sommes-nous dans une rupture ou dans une continuité déguisée ? Comment retrouver notre puissance d’agir en tant que citoyens sans se donner le temps d’envisager un autre modèle de société ?
Nous savons ce que nous rejetons. Mais savons-nous seulement ce que nous voulons ? Face à la menace de leur désintégration, les sociétés ont toujours su se projeter, dans le réel et dans l’imaginaire, en édifiant des monuments, en inventant de nouveaux récits, en conquérant de nouveaux territoires géographiques et imaginaires. C’est quand il se sent en danger que l’être humain se met à inventer.
La culture néolibérale et son individualisme consommateur sont ébranlés dans leurs fondements par des menaces d’ordre environnemental, technologique et social. Le dérèglement climatique et disparition de la biodiversité, le développement opaque de l’intelligence artificielle, les démocratures et le terrorisme nous obligent à envisager le changement ou notre disparition.
Sommes-nous à la fin de notre civilisation ? Assistons-nous au grand effondrement ? Le sujet revient régulièrement dans la presse. La question de savoir si nous avons les outils pour penser et expérimenter d’autres modèles est réservée à la presse spécialisée et des courants qu’on appelle alternatifs.
Retrouver un récit à chaque étage de notre expérience
Nous vivons un moment schizophrénique où, tout en énonçant la possibilité de notre fin, nous continuons à vivre comme si notre culture était immortelle. Les changements s’envisagent par bribes et par secteurs, à coup de mesures médiatisées ou de petits gestes qui donnent bonne conscience. Nous nous mettons à recycler, mais pas les petits emballages, c’est trop compliqué. Nous nous mettons à acheter bio, mais continuons à manger des tomates en hiver, juste pour agrémenter la salade. Nous supprimons les sections L S et ES tout en continuant à propager l’idée que les voies professionnelles sont réservées aux perdants de l’école. Nous consommons du lait végétal de la même manière que du lait animal sans les diversifier. Nous critiquons à juste titre les conditions dans les maisons de retraite, sans remettre en question la segmentation de nos sociétés où les personnes âgées et les enfants sont maintenus dans un univers clos. Nous oublions d’interroger les fondements d’une société où l’économie, le social, le politique, l’éducation, l’information, l’art, la santé, l’information, sont interdépendants. Chaque sphère produit le récit de ce que nous sommes.
Comment envisager ce récit sans redéfinir notre rapport au monde ? Un rapport qu’il faudrait pouvoir articuler à chaque échelle de notre appartenance : territoriale, culturelle, historique, politique, linguistique, et notre appartenance plus large à l’humanité et au vivant.
Les grands mythes des années soixante et celui de l’homme providentiel ont disparu. Le capitalisme consumériste n’a pas tenu ses promesses. En pleine crise de la représentation, comment envisager un horizon commun sans personne pour l’incarner ? Le commun reste le grand absent des débats publics. Comment discuter de réformes de la SNCF si nous oublions de définir ce qu’est un service public ? Le transport, l’hôpital, l’université, sont aujourd’hui gérés comme des entreprises. Derrière chaque question de société – immigration, interventions armées, PMA – la question du commun se profile, mais n’est jamais abordée. Quelle société voulons-nous être ? C’est à dire comment voulons-nous que nos vies individuelles s’agencent avec ce qui nous entoure – espaces publics, voisins, enfants, environnement, villes, personnes âgées, technologie ?
Prisonniers d’une vision à court terme, embrigadés dans l’idéologie de la croissance et dans la priorité donnée à la santé économique, les dirigeants politiques ont abandonné l’idée de nous offrir une vision de ce que nous sommes. À bien regarder ce que nous faisons du commun dans notre quotidien, nous avons peut-être les dirigeants politiques que nous méritons.
Poser autrement les questions
Dans les gestes les plus insignifiants de notre quotidien, dans les scènes les plus banales, l’individualisme consumériste et la culture du conflit écrasent la construction d’un commun. Car la consommation n’est pas le simple fait d’acheter des produits matériels, elle est une manière d’être au monde. On peut consommer un paysage, une randonnée, un spectacle, dès lors qu’on la traite comme un bien dont on jouit et dont on sort sans en être changé. Citons seulement un miroir, peut-être le plus intransigeant de notre société, l’école. Cette école qui assujettit le verbe apprendre à l’évaluation, et le verbe réussir à la performance, qui arrache le travail à l’émerveillement et l’effort à la jouissance. Au bout de ce chemin, la question qui est posée aux lycéens : Qu’est-ce que tu veux faire ? a perdu tout l’enthousiasme qu’elle portait quand on la lui posait à l’âge de cinq ans. Quand un élève lève la main pour demander : « Est-ce que ce sera à l’examen ? » et ne note que ce qui sera susceptible de lui apporter une bonne note, quand un enfant se voit promettre une récompense achetée s’il travaille bien, qu’on ne s’étonne pas si une fois adultes, nous continuons à fonctionner sur la peur, la récompense, et l’obsession de l’utilité performante.
3’54-4’58 : « La division est une opération destinée à faucher un maximum aux autres. »
6’08- « Savoir…il faut que ce mot clignote dans vos yeux. Ça fait des milliers d’années que les hommes cravachent, c’est pas maintenant qu’on va laisser tomber »
Poser les bonnes questions
Les questions qu’une société se pose sur elle-même en disent plus long que ce qu’elle affirme. Dans la question Qu’est-ce que tu veux faire plus tard ?nous mettons l’individu en devenir face à son seul désir, isolé et exclusif. Nous ne demandons pas À quoi veux-tu participer ? ce qui l’inviterait à penser le lien entre son activité et la construction d’un commun. Ni Comment veux-tu vivre ? ce qui déplacerait l’attention sur la manière dont on mène une action plutôt que sur la production d’un résultat. Nous ne le préparons pas à envisager le geste qu’il imprimera dans le monde. (La suite de cet article à lire prochainement)