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12/11/2018

Cent lignes à un amant de Laure Anders

 

éd. La Boucherie Littéraire, coll. « Carné poétique », 6 juillet 2018

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72 pages dont une partie vierge, 10 €

 

« Il lui a dit :

Tes baisers, tu m’en feras cent lignes.

Voici ce qu’elle lui a répondu : »

Le contexte est posé : deux amants, l’un exige, l’autre obéit. Punition détournée de nos vieux souvenirs d’écoliers du XXe siècle, la contrainte ici favorise la création de la même façon qu’elle peut dans certains types de relations, décupler les sensations, aviver le plaisir. C’est un jeu entre adultes consentants. Le sujet est à la mode mais il est rare de voir la poésie s’en emparer sans tomber dans l’ouvrage de genre.

Le résultat donne un texte troublant et de toute beauté, entre dévotion et insolence, dont on ne saura jamais la part de réel et de fantasmagorie.  

 

« 5. Je vous embrasse sans foi ni loi, sans dignité

  1. Je vous embrasse avec de la salive sur les paumes
  2. Je vous embrasse les mains sales»

 

Cent lignes donc quatre-vingt dix-neuf commencent par « Je vous embrasse », seule la dernière ne respecte pas cette règle, le lien est dénoué, reste comme une trace de parfum qui demeurera longtemps après que l’amant aura quitté la pièce. L’essence même du désir : le manque.

Le vouvoiement avec lequel l’amante s’adresse à son amant impose une distance qui exacerbe et érotise, caractéristique des relations SM très codifiées, se soumettre peut être à la fois libératoire et exaspérant. Plaisir et rage s’y confondent.

 

« 10. Je vous embrasse aussi avec colère

  1. Je vous embrasse en me jurant que cette fois c’est la dernière
  2. Et puis je vous embrasse encore
  3. Je vous embrasse pour me débarrasser de vous
  4. Je vous embrasse avec l’espoir sournois de vous mordre »

 

Cent lignes pour se soumettre avec joie et dévotion, cent lignes pour se libérer presqu’à regret de cette possession. Les mots de l’amante honorent le désir mais en font également une tendre autopsie. Il y a des relations dont la fin est inscrite dès le départ, c’est la condition-même de leur intensité.

Le texte, le corps d’ouvrage noir sur fond rouge, se trouve au cœur d’un carnet vierge. Ces Cent lignes à un amant sont des braises que le lecteur pourra rallumer en posant ses propres mots ou dessins sur les pages blanches. Ce qui en fait aussi un bel objet avec un concept plutôt bien trouvé pour cette nouvelle collection nommée « Carné poétique ».

De quoi se faire plaisir et offrir du plaisir.

 

Cathy Garcia

 

7108c7F7B-L._UX250_.jpgNée en 1966, Laure Anders a écrit pour la jeunesse sous différents pseudos. Elle réside aujourd’hui en Bretagne, à Saint-Malo, où elle vit de la pêche, de la cueillette et, accessoirement, de la vente de parapluies aux touristes. Elle a publié un recueil de nouvelles chez Buchet/Chastel en 2015 : Animale.

 

 

 

 

 

 

10/11/2018

1914-1918 : l’essor des grands groupes industriels français et allemands

 

Article publié le 11 SEPTEMBRE 2014

Septembre 1914. Alors que les armées allemandes envahissent le Nord de la France, la mobilisation générale sonne aussi pour les industriels. Le gouvernement charge de grands patrons français de réorganiser l’économie, placée au service de la guerre. Mais pas question pour autant de sacrifier les profits ! Des deux côtés du Rhin, les bénéfices explosent pour quelques grandes entreprises. Une situation qui suscite colères et débats alors que des centaines de milliers d’hommes tombent au front. Plusieurs de ces « profiteurs de guerre » d’hier sont devenus les multinationales d’aujourd’hui.

6 septembre 1914. Les avant-gardes allemandes arrivent à Meaux, à une cinquantaine de kilomètres de Paris. Interrompant trois semaines de retraite, les armées françaises et britanniques font volte-face pour mener la première bataille de la Marne. À l’arrière, la mobilisation industrielle commence. Car la guerre semble devoir durer. Après un mois de conflit, l’armée manque déjà d’artillerie et de munitions. L’état-major réclame 100 000 obus par jour pour ses fameux canons de 75 alors que les ateliers n’en fabriquent que 10 000.

Le 20 septembre, le ministre de la Guerre, le socialiste Alexandre Millerand, organise une réunion à Bordeaux, où le gouvernement s’est réfugié. Y participent des représentants du Comité des forges, la plus puissante organisation patronale française, des membres de l’influente famille Wendel, propriétaire des aciéries de Lorraine, et Louis Renault, fondateur des usines éponymes. Des « groupements industriels régionaux » sont créés. Ils serviront d’intermédiaires entre l’État et l’armée d’un côté, les gros industriels et leurs sous-traitants de l’autre, pour répondre aux commandes. Les grandes entreprises en prennent la direction, comme la Compagnie des forges et aciéries de la marine et d’Homécourt, ou les établissements Schneider (Le Creusot), créés en 1836 et l’un des principaux fournisseurs d’armement français. Ces deux entreprises sont les aïeux de ce qui deviendra beaucoup plus tard Arcelor Mittal et Schneider Electric.

Quant à Louis Renault, il dirige la mobilisation des industriels en région parisienne. Une occasion inespérée alors que la marque au losange connaît de sérieuses difficultés avant la guerre. Côté allemand aussi, on s’organise. Début octobre, une commission destinée à développer des gaz de combat est lancée. Carl Duisberg, le patron de l’entreprise chimique Bayer en prend la tête (lire La Première Guerre mondiale, passé refoulé de l’industrie chimique européenne).

De grandes épopées industrielles commencent grâce au conflit

En France, cette réorganisation de l’appareil productif porte lentement ses fruits. Entre 1915 et 1917, les usines Renault doublent leur production de camions, et assembleront plus de 2000 chars FT-17, tout en fabriquant 8,5 millions d’obus. D’autres futurs constructeurs automobiles français se lancent à la faveur du conflit, avant même de fabriquer des voitures. La première usine d’André Citroën est construite en 1915 quai de Javel à Paris. Et son premier gros contrat ne concerne pas des voitures, mais des obus. À la fin du conflit, Citroën aura livré plus de 24 millions d’obus. Opportunité similaire pour l’usine sidérurgique des frères Peugeot à Sochaux, qui assemble obus et moteurs d’avions. Elle ne fabriquera sa première voiture qu’en 1921 (Peugeot et Citroën fusionneront en 1976).

C’est aussi en pleine guerre que naît ce qui deviendra le groupe Dassault. Le jeune ingénieur Marcel Bloch – futur Marcel Dassault – doit répondre à sa première commande en 1916 : fabriquer une cinquantaine d’hélices d’avion d’un nouveau modèle, baptisées Éclair, pour équiper les biplans de l’armée de l’air. « De grandes figures comme Louis Renault, ou Ernest Mattern chez Peugeot, s’imposent dans l’histoire de leurs entreprises, et ces industriels, parfois en accord avec l’État, parfois sans son accord, contribuent aussi puissamment à l’effort de guerre qu’à la croissance de leur propre empire industriel », écrivent les historiens Antoine Prost et Jay Winter [1].

Un capitalisme d’intérêt général ?

Ces entreprises, aujourd’hui devenues de grandes multinationales, s’enorgueillissent de leur contribution à « la victoire finale ». « À l’instar de très nombreux industriels, l’entreprise accentue son activité en faveur de l’effort de guerre national », explique Schneider sur son site, assurant être « l’un des grands acteurs de la victoire ». Michelin, qui fournit pneumatiques, masques à gaz, toiles de tente ou avions de combat Bréguet, affiche son « effort de guerre comme soutien patriotique ». Tout comme Renault : « Pendant la première guerre mondiale, l’entreprise fabrique camions, brancards, ambulances, obus, et même les fameux chars FT17 qui apportent une contribution décisive à la victoire finale » [2]. Dassault aviation et la société Safran, dont l’ancêtre, la Société des moteurs Gnôme et Rhône, produit des moteurs pour l’aviation de combat, sont de leur côté partenaires de la mission du centenaire de la Grande guerre.

À l’époque, ces élites économiques « se proclament mobilisées, non dans les tranchées, bien sûr, dont on laisse l’honneur aux glorieux héros, mais depuis le fauteuil de la direction de l’usine, d’un conseil d’administration ou encore d’une chambre consulaire », écrit l’historien François Bouloc, dans sa thèse sur « Les profiteurs de la Grande Guerre » [3]. « Effort de guerre national », « soutien patriotique », « contribution décisive à la victoire »… « Un capitalisme d’intérêt général verrait alors jour, sous l’effet puissant d’un inébranlable consensus patriotique », ironise l’historien.

Le capitalisme s’est-il mis pendant quatre ans en suspens ? Les industriels se sont-ils totalement mobilisés, sans esprit lucratif, au service de la communauté nationale et des hommes qui meurent en masse au front lors d’aberrantes offensives ? « Sollicités serait peut-être un terme plus approprié pour qualifier le type d’implication attendu de la part des industriels produisant pour la défense nationale. C’est en effet avec beaucoup de prévenance que l’État a recours à l’appareil productif privé, n’usant que marginalement du droit de réquisition prévu par la loi, concédant de larges avances pour permettre les immobilisations de capital nécessaires à l’adaptation ou à la création des outils de production. Certes, un contrôle de plus en plus étroit s’installe progressivement, en amont et en aval de la production, mais sans obérer les importants profits de guerre, réalisés grâce à la combinaison d’une forte demande et des hauts prix consentis », explique François Bouloc. À la différence des 7,9 millions d’hommes mobilisés pendant toute la durée de la guerre, pas question pour les élites économiques de risquer le sacrifice ultime.

« On croit mourir pour la patrie, on meurt pour les industriels »

Le chiffre d’affaires de Renault a ainsi été multiplié par quatre entre 1914 et 1918, passant de 53,9 millions de francs en 1914 à 249 millions de francs en 1919 [4]. Michelin négocie âprement la hausse de ses prix, prétextant de la volatilité des cours du caoutchouc. L’entreprise d’André Citroën réalise de son côté une marge bénéficiaire de l’ordre de 40 % [5] ! De même que Schneider : « Les bénéfices bruts déclarés de Schneider et Cie atteignent un maximum de 40% à la fin et au lendemain de la guerre et permettent de répartir pour les trois exercices de 1918 à 1920 des dividendes représentant le tiers du capital nominal », pointe l’historien Claude Beaud, spécialiste de la multinationale. Avec l’armistice, le groupe acquiert aussi des actifs en Allemagne et dans l’ancien empire austro-hongrois, notamment les établissements Škoda en République tchèque. Associé à la banque d’affaires l’Union bancaire et parisienne (aujourd’hui absorbé par le Crédit du Nord, filiale de la Société Générale), Schneider fonde en 1920 une puissante holding pour gérer ses participations en Europe de l’Est, « l’Union européenne industrielle et financière »… Cela ne s’invente pas !

À l’époque, ces importants profits suscitent débats et mécontentements. « On croit mourir pour la patrie, on meurt pour les industriels », lance Anatole France quatre ans après l’armistice, le 18 juillet 1922, dans une lettre publiée en une de L’Humanité, le quotidien fondé par Jaurès. Dès les premiers mois de guerre, les polémiques surgissent. De la Mer du Nord à Mulhouse, les accusations contre les « profiteurs » de l’arrière se propagent sur le front. En mai 1915, un rapport de la Commission des finances de l’Assemblée nationale regrette que le ministre de la Guerre Alexandre Millerand se soit « livré[aux industriels] sans défense le jour où on leur a demandé de fabriquer coûte que coûte ».

Les commandes sont livrées en retard, du matériel est défectueux, nombre d’usines sidérurgiques n’étant pas préparées à fabriquer des armes, et à un tel rendement. Des obus de 75 sont facturés 14 francs au lieu de 10 francs, pointe la Commission des finances. Beau profit quand ils sont fabriqués par millions ! « Le ministère de la guerre est enfin accusé de n’avoir prévu dans les contrats aucune pénalité financière pour retard et inexécutions », écrit Jean-Louis Rizzo, dans sa biographie du socialiste Alexandre Millerand.

Des profits embusqués des deux côtés du Rhin

En juillet 1916, une loi établit une contribution extraordinaire sur les bénéfices exceptionnels réalisés pendant la guerre. Mais l’administration fiscale aura bien du mal à obtenir les documents des entreprises. « La société Michelin ne cessa pas pendant la guerre d’entourer ses résultats comptables du plus grand secret », illustre ainsi Anne Moulin, dans une étude sur l’industrie pneumatique à Clermont-Ferrand [6]« À la fin de la guerre, avec les réserves et les provisions diverses dont il disposait, ainsi que grâce aux bénéfices des filiales étrangères, Édouard Michelin avait donc à sa disposition un « trésor de guerre » lui laissant une marge de manœuvre considérable », décrit l’historienne, s’appuyant notamment sur le rapport du député radical-socialiste Paul Laffont, rédigé en 1918. Le grand rival de Michelin, les établissements Bergougnan, distribuent, entre 1914 et 1918, 21,6 millions de francs à ses actionnaires… Avant d’être rachetés par Édouard Michelin.

La contribution extraordinaire sur les profits de guerre de 1916 suscitera l’opposition des industriels. « Qu’on parle d’imposer les gains amassés sur les fournitures de guerre et aussitôt, ce prodige qu’est le capitalisme désintéressé s’évanouit, laissant le devant de la scène à la rationalité ordinaire, celle du meilleur écart entre le bénéfice net et le chiffre d’affaires. (…) La comptabilité en partie double prévaut alors, et elle ne comporte en général pas de rubrique « intérêt de la patrie ». La guerre se présente alors pour ce qu’elle est aux yeux des industriels : une conjoncture économique riche de potentialités », commente François Bouloc.

Les profits amassés par l’industrie à la faveur du conflit font débat des deux côtés de la ligne bleue des Vosges. En Allemagne, une commission parlementaire examine aussi à partir de 1916 les gains des entreprises impliquées dans les productions militaires. Les industries coopèrent peu, mais la commission obtient quelques résultats probants. Elle établit que les seize plus grandes entreprises houillères et sidérurgiques allemandes ont multiplié leurs bénéfices par au moins huit entre 1913 et 1917 ! Près de trois-quarts du chiffre d’affaires de Bayer, qui produit notamment le tristement célèbre gaz moutarde, vient de ses productions de guerre. L’Allemagne aussi voit des épopées industrielles naître à la faveur du conflit : le futur constructeur automobile BMW se lance en 1917 en fabriquant des moteurs pour les avions de combats. Après l’armistice, même si les industriels allemands subissent confiscations et obligations de détruire leurs usines d’armement, les grandes entreprises comme Krupp se sont vite relevées.

Des colonies très profitables

Krupp équipe l’armée allemande en artillerie. C’est l’entreprise qui a mis au point le canon géant la « grosse Bertha ». D’une portée de 120 km, la « grosse Bertha » tirera en 1918 plus de 300 obus sur Paris pour faire craquer psychologiquement la population. Krupp – aujourd’hui fusionné avec Thyssen – a alors plus que doublé ses bénéfices. Ceux-ci passent de 31 millions de marks en 1913-1914 à plus de 79 millions en 1916-1917. Le fabricant d’armes allemand Rheinmetall, fondé en 1899, a lui multiplié ses profits par dix grâce à la guerre : de 1,4 million de marks à plus de 15 millions [7].« Celui qui réalise des performances exceptionnelles dans des circonstances exceptionnelles a le droit à une rémunération exceptionnelle », justifie alors le directeur du groupement de l’industrie allemande de l’acier et du fer, Jakob Reichert. Il ne parle évidemment pas de ce qu’endurent les fantassins dans la boue et la mitraille des tranchées… « Pour ces grandes entreprises, la guerre s’est révélée être quelque chose d’indiscutablement très profitable », analyse l’historien allemand Hans-Ulrich Wehler.

L’économie de guerre et les profits qu’elle génère se globalisent. Au Royaume-Uni, la compagnie pétrolière anglo-néerlandaise Shell (fondée en 1907) grandit également à la faveur du conflit. Elle approvisionne en essence le Corps expéditionnaire britannique envoyé sur le continent (600 000 soldats en 1916). Shell fournit aussi 80 % du TNT utilisé par l’armée. Tout en continuant à prospecter du pétrole dans des zones à l’abri du conflit, comme le Venezuela, le Mexique ou la Malaisie. À la fin des années 1920, Shell devient la première compagnie pétrolière mondiale. Car les matières premières jouent un rôle crucial.

Dans les mines du Katanga au Congo belge (la République démocratique du Congo aujourd’hui), la production de cuivre s’intensifie. « Les obus britanniques et américains à Passendale, Ypres, Verdun et dans la Somme avaient des douilles en laiton composé à 75% de cuivre katangais. Les pièces de leurs canons étaient faites en cuivre pur durci. Les balles de leurs fusils avaient quant à elles des douilles en cuivre blanc avec une teneur en cuivre de 80%. Les torpilles et les instruments de marine étaient fabriqués en cuivre, en bronze et en laiton », raconte le journaliste belge David Van Reybrook [8]. Plusieurs cultures sont rendues obligatoires, comme le coton pour les uniformes. Résultat : « En pleine guerre, les exportation coloniales passèrent de 52 millions de francs belges en 1914 à 164 millions en 1917. » Pour le plus grand bonheur des actionnaires de l’Union minière du Katanga, dont la banque Société générale de Belgique, aujourd’hui intégrée dans Suez (GDF Suez et Suez Environnement).

L’hyperproductivité, un devoir patriotique

Toute l’industrie ne profite pas au même niveau de la Grande Guerre. Mais globalement, « le vaisseau du capitalisme français ne se trouve donc pas trop malmené par le typhon qui fait rage sur l’Europe et la France entre 1914 et 1918 », souligne l’historien François Bouloc. « Le premier conflit mondial s’avère en effet être une conjoncture économique favorable doublée d’un moment de mutations sociales et organisationnelles très favorables au capital et, a contrario, défavorables au travail ». Pendant que les industriels arrivent à préserver, voire à augmenter, leurs marges, « les travailleurs sont quant à eux sommés d’oublier l’ennemi de classe pendant le conflit », rappelle l’historien.

Les niveaux de rendement exigés dans les usines sidérurgiques et d’armements imposent des réorganisations. Le taylorisme débarque en France – André Citroën en sera l’un des plus fervents adeptes. Sans que les ouvriers puissent s’y opposer. Car les ouvriers qualifiés – les affectés spéciaux – travaillent dans la menace permanente d’être renvoyés au front. Le discours sur l’Union sacrée, auquel se sont ralliés les syndicats majoritaires, domine. Chacun est sommé de se fondre dans un « esprit de travail », et de laisser pour plus tard ses revendications. « Devenue un devoir patriotique, l’hyperproductivité donnait un argument de poids à la réorganisation taylorienne du travail [...] Le salaire à la tâche, qui indexait directement la paye des ouvriers sur la vitesse et la précision de leur production, fut l’aspect le plus souvent retenu du système de Taylor », décrit l’historienne Laura Lee Downs [9].

Si les grèves se multiplient à partir de 1917, motivées par la hausse des prix ou la revendication du samedi chômé, elles sont principalement menées par les femmes, recrutées en masse pour remplacer les ouvriers partis au front. « Ainsi, ce contre quoi les ouvriers qualifiés avaient lutté pied à pied avant 1914 se trouvait irrémédiablement instauré dans les ateliers, la déconfiture politique de 1914 de l’internationalisme face à la guerre se trouvant par là augmentée d’une défaite sociale » , observe François Bouloc.

Dans l’entre-deux guerres, la question des profits de guerre ne cesse de revenir dans le débat politique. En Italie, où l’on parle de « requins », « le premier programme fasciste – un modèle de démagogie – prévoyait la confiscation de 85% des bénéfices de guerre », rappelle l’historien toulousain Rémy Cazals [10]. En 1938, en France, alors que le second conflit mondial s’approche, une loi sur l’organisation de la nation en temps de guerre interdit aux sociétés qui travaillent directement pour la défense nationale d’engager, à ce titre, des bénéfices. Le 20 septembre 1939, alors que les armées du 3ème Reich envahissent la Pologne, le député Paul Reynaud déclare à l’Assemblée nationale qu’il n’est pas possible, à l’occasion du conflit qui commence, de « tolérer l’enrichissement scandaleux de la guerre de 14-18 » [11]. La défaite éclair de l’armée française en 1940 coupe court à cette inquiétude. Une autre page se tourne, celle de la collaboration avec le régime nazi, y compris économique. Une collaboration à laquelle nombre de patrons français vont participer sans trop de scrupules. Mais là, c’est une autre histoire.

Ivan du Roy et Rachel Knaebel

Cet article a été publié initialement par Basta !

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Photo : CC Wikimedia, CC Bibliothèque nationale de France (visite du général états-unien Pershing dans les ateliers d’obus Citroën du quai de Javel, en 1917).

[1Antoine Prost, Jay Winter, Penser la Grande Guerre. Un essai d’historiographie, Paris, Seuil, 2004.

[2Voir ici pour Renault et  (en pdf) pour Schneider.

[3Les citations de l’historien François Bouloc sont tirées de son article « Des temps heureux pour le patronat : la mobilisation industrielle en France », disponible sur le site de l’éditeur numérique cairn.info ou d’un article publié par le Collectif de recherche international et de débat sur la guerre de 1914-1918 sur son site.

[4Source : La mobilisation industrielle, « premier front » de la Grande Guerre ?, Rémy Porte, Éditions 14-18, Paris, 2006.

[5Source : Les Échos.

[6Clermont-Ferrand, 1912-1922 : la victoire du pneu, 1997.

[7Sources : Spiegel et Deutsche Gesellschaftsgeschichte Bd. 4 : Vom Beginn des Ersten Weltkrieges bis zur Gründung der beiden deutschen Staaten 1914-1949, Hans-Ulrich Wehler, 2003, C.H. Beck Verlag.

[8Dans son livre Congo, Une histoire, Ed. Actes Sud, juin 2012.

[9L’Inégalité à la chaîne. La division sexuée du travail dans l’industrie métallurgique en France et en Angleterre (1914-1939), Paris, Albin Michel, 2002.

[10Les mots de 14-18, Presse universitaire du Mirail.

[11Source : La mobilisation industrielle, « premier front » de la Grande Guerre ?, Rémy Porte, Éditions 14-18, 2006, p 215.

 

 

L' école de la vie de Maïte Alberdi (Chili, 2017)

 

 

 

Histoires de la plaine, un documentaire de Christine Seghezzi (2017)

Le film se déroule en Argentine, sur des terres qui furent parmi les plus fertiles au monde et où, pendant longtemps, des millions de vaches y vécurent en plein air.

Aujourd'hui d'immenses champs de soja transgénique ont pris la place des cheptels et couvrent la plaine jusqu'à l'horizon...

"Histoires de la plaine" remue ces terres pour en faire jaillir des histoires qui racontent des massacres et des disparitions du passé. Des récits qui font écho à la survie et à la résistance des derniers habitants face à la destruction de l'environnement, des animaux et des hommes par la monoculture et les pesticides.

bande-annonce :

 

 

extrait :

 

 

 

 

 

06/11/2018

En conscience, un documentaire d’Anthony Chene (2016)

 

Depuis la nuit des temps, des individus ont vécu des expériences de mort imminente, des phénomènes d'expansion de conscience, ou encore des sorties hors du corps. Nous sommes allés à la rencontre de quelques-unes de ces personnes qui ont accepté de témoigner : qu'ont-elles vécu ? Qu'ont-elles vu ? En quoi ces expériences étaient bien différentes de simples rêves ou d'hallucinations ? Nous avons également interrogé des psychiatres, des psychologues en milieu hospitalier, et d'autres spécialistes pour tenter de percer la réalité de ces phénomènes. Que disent ces expériences sur notre conscience et sur la structure de la réalité ? Comment prendre conscience de la véritable nature de notre être ? 

Intervenants : - Olivier Chambon (Docteur psychiatre) - Jean-Jacques Charbonier (Médecin anesthésiste-réanimateur) - Sylvie Déthiollaz (Docteur en biologie moléculaire, directrice de l’ISSNOE) - Eric Dudoit (Docteur en psychologie et psycho-pathologie) - Marc Boucher de Lignon, Nicole Dron, Philippe Raboud (témoins d’expériences de mort imminente) - Akhena, Claude, Tara (témoins d’états modifiés de conscience)

 

 

 

Panseurs de secret, un documentaire de Philippe Rouquier (2018)

 

Ce film donne la parole aux coupeurs de feu, leveurs de verrues, de zona, d’eczéma, toutes ces personnes qui soignent par un don et qu’on regroupe sous le nom de « Panseurs de Secret ». A mi-chemin entre un documentaire anthropologique et scientifique, Panseurs de Secret est une exploration d’une des figures les plus méconnues de la culture populaire : les guérisseurs. Panseurs de Secret n’est pas une enquête sur le paranormal mais un témoignage sur cette pratique très répandue en France, décrypté par les meilleurs spécialistes. De l’ethnologue au neuroscientifique en passant par les prêtres exorcistes, chacun prend la parole pour expliquer ce qu’il sait de cette pratique. Ce sont, des vies d’études, des expériences inédites, les bases d’un savoir et des découvertes, que nous dévoilons ici pour tenter de comprendre cette pratique ancestrale toujours vivante aujourd'hui.

 

 

 

 

 

05/11/2018

[TEMOIGNAGE] LA NUIT JE PENSE A CEUX QUE J'AI VUS MOURIR

 

 

Ousmane, survivant

-  Un rescapé de l’Aquarius s’est retrouvé par hasard hébergé chez l’une de nos bénévoles. Plus d'un an après son passage sur le pont du navire de sauvetage, en avril 2017, voilà qu’il se livre. Sans fard ni détour, son histoire est ici retranscrite.

Ousmane a aujourd’hui 24 ans. Son abord est simple et ouvert, il est souriant. Cependant, dès que l’échange de mots s’interrompt, dès que la personne qui l’héberge (et qu’il appelle Maman) n’est plus là, le repli, la détresse se font jour sur son visage, dans son regard. C’est alors que ce sourire apparait surtout comme une protection contre l’inquiétude, tout autant qu’une politesse adressée à autrui. Ousmane relatera ainsi son histoire…

Partir pour survivre

Originaire d’un village de Côte d’Ivoire, il est le dernier enfant d’une famille de cultivateurs qui produit des céréales, et les vend au marché. Une famille très pauvre, dira-t-il. Car le décès de son père les a frappés lorsqu’Ousmane avait seulement neuf ans; la maman assumera dès lors la responsabilité de six enfants. « Il n’y avait rien chez nous au village. Mais j’ai pu quand même aller à l’école de huit à quatorze ans en ville. Je dormais chez un camarade de classe…»

Lorsqu’il atteint l’âge de 21 ans, il perd sa mère. Or des enfants sont nés dans la famille. Il n’est plus un fils. Il entre dans la génération des pères. Le travail de leur terre est insuffisant à répondre aux besoins élémentaires de tous. Il devient urgent de partir chercher du travail plus loin; son frère aîné lui fournit une petite somme pour voyager.

Ousmane arpente sans relâche la sous-région d’Afrique de l’Ouest. Il se rend d’abord en Guinée Conakry, où il exercera au jour le jour divers métiers, de jour comme de nuit : ouvrier agricole, cuisinier, vigile…

Ousmane va là où on lui dit qu’il y a du travail. Il voyagera à l’intérieur du Sénégal, du Mali, du Burkina-Faso. A Niamey, au Niger, il se fera dépouiller du peu d’argent qu’il a et qu’il porte toujours sur lui. Il survivra un temps grâce aux repas d’une association de rue.

« [Lorsqu’ils m’ont frappé, je n’ai pas crié pour ne pas inquiéter la famille »

Son frère lui envoie alors l’argent pour prendre un bus vers le Sud de la Libye. A Gadron, première ville après la frontière nigéro-libyenne, Ousmane trouve un temps du travail en tant qu’ouvrier agricole. Mais les difficultés d’existence persistent, et s’étalent sur de longs mois. Puis, il n’y a plus de travail. Il décide alors, en accord avec son frère, de tenter de passer en Europe via la Libye. Il entre à Tripoli.

C’est là que très rapidement, on l’arrête, on l’emprisonne dans une pièce où quarante à cinquante personnes noires (maliennes, guinéennes, sénégalaises, camerounaises, des hommes et des femmes, dont un couple de compatriotes) sont déjà incarcérées : « On souffrait de la faim dans cette chambre… il y avait beaucoup de malades. Lorsqu’ils étaient trop malades, ils allaient un peu à l’hôpital, mais ils revenaient et les gardiens appelaient leur famille pour qu’elle envoie une rançon… six-cents euros !»

Ousmane, lui, a dû être hospitalisé plusieurs semaines à son arrivée en Italie tant il avait été battu. « [Ils me donnaient] des coups avec des gros bois, tous les jours, dans la région du dos et sur les genoux, jusqu’à ce que je ne puisse plus marcher ni bouger.  Un jour on m’a tendu un téléphone pour que j’appelle mon frère et qu’il paie. Mais [lorsqu’ils m’ont frappé], je n’ai pas crié pour ne pas inquiéter la famille. Je ne lui ai pas dit qu’on me battait, ça lui aurait fait trop de chagrin. Mon frère a dix personnes sous sa responsabilité : je ne voulais pas lui faire trop de souci.

On ne peut pas expliquer tout ce qui s’est passé en Libye. J’ai vu deux personnes tuées sous mes yeux. Il y a eu des femmes violées. L’homme d’un couple devait dire qu’il ne connaissait pas sa femme, sinon on faisait du mal à la femme pour le faire chanter. Tous les humains ne sont pas pareils. Mais là-bas, ce ne sont pas des humains…»

Ousmane frôle la mort : 42 personnes perdent la vie en mer

Le couple de compatriotes incarcéré avec lui avancera la somme exigée pour qu’il soit libéré et embarqué vers l’Italie.1  Ainsi, la recherche d’un passage vers l’Europe amènera Ousmane et ses compagnons à côtoyer des « intermédiaires » qui l’orienteront vers de prétendus « passeurs ». Mais il sera finalement acheté par un Libyen, qui le revendra à un autre comme on l’aurait fait d’un animal ou d’un meuble. Il n’est plus un homme, seulement la force de travail d’un jeune de 24 ans. Un esclave en somme.

Ousmane réussira cependant à s’échapper. Après un jour de marche, il embarquera finalement de nuit sur l’une des trois embarcations  qui prendront aussitôt la mer. « Un des trois bateaux a coulé. Il y a eu 42 morts. J’ai enlevé mes habits parce qu’ils pouvaient me faire couler puis j’ai nagé vers l’autre canot et je m’y suis accroché. Lorsque l’Aquarius nous a finalement récupérés, il y avait beaucoup de gens qui pleuraient… La dame [qui m’avait prêté l’argent]…son mari avait péri dans l’autre canot. »

Ousmane continuera son périple durant de longs mois de l’Italie du Sud à celle du Nord; ralliera Milan, puis Turin. Puis les Alpes à pied. Il arrivera à Briançon, puis essaiera de rejoindre Marseille, afin d’y retrouver d’éventuels compatriotes. Actuellement hébergé par un collectif de bénévoles, Ousmane a accédé depuis peu au statut de demandeur d’asile en France. Un soulagement.

Ne compter que sur lui-même

« Si tu n’as pas de papiers ici, tu es un nul, tu es un zéro. » Pourtant en sécurité désormais, Ousmane est tourmenté. « Je ne vais pas bien… je ne supporte plus le bruit, je perds souvent connaissance, j’ai des vertiges, je dors mal et je me réveille environ toutes les trente minutes… La nuit je pense à ceux que j’ai vus mourir. Je pense aux enfants de chez moi, à tous ceux qui ont confiance en moi : je suis en Europe maintenant… »

« Ici je me demande comment avoir toujours le bon comportement : avoir un ticket pour le tramway, savoir comment le valider… Il faut apprendre beaucoup de choses pour avoir toujours le bon comportement. Je ne veux pas de « palabres »2 avec d’autres, et quand quelqu’un me « cherche », je ne réponds pas… »

Mais Ousmane s’accroche, pour sa famille. S’il a le souci de parfaire sa connaissance du français, il le parle néanmoins tout à fait couramment. Il connait la langue de son pays, et voudrait apprendre l’anglais. Il sait cultiver la terre. Au cours de son long périple, il a acquis une expérience dans les métiers de la cuisine. Il est devenu compétent en sécurité des bâtiments. Surtout, il a appris à ne compter que sur lui-même.

Ousmane a 24 ans, son abord est simple et ouvert, son visage est souriant.

 

Régine et Marie

 

NOTES

1. À ce jour, cette somme a pu être remboursée à l’épouse seule, car le mari a péri noyé dans le naufrage de l’une des trois embarcations de fortune où ils avaient tous pris place; Ousmane reste en contact téléphonique avec cette dame, à qui il considère devoir la vie.

2. Dans ce contexte, « palabres » a le sens de conflit susceptible de dégénérer. Car notre entretien avec Ousmane se déroule après que la plateforme d’asile ait été temporairement fermée consécutivement à un événement de ce type.

 

Source : http://www.sosmediterranee.fr/journal-de-bord/Temoignage-Ousmane

 

 

 

 

02/11/2018

Les cinq sexes – Pourquoi mâle et femelle ne sont pas suffisants – Anne Fausto-Sterling

traduit de l’anglais (États-Unis) par Anne-Emmanuelle Boterf

 Éd. Payot 2018

 

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95 pages, 6,80 €.

 

« Imaginez que les sexes se soient multipliés à l’extrême, sans limite à l’imagination. Ce serait un monde de pouvoirs partagés. »

Cette phrase au vu d’aujourd'hui paraît tout à fait visionnaire. Elle est tirée de cet essai intitulé Les cinq sexes qui ne date effectivement pas d’hier, il a été lancé en 1993, comme un pavé dans la mare, par Anne Fausto-Sterling, biologiste, historienne des sciences et féministe, ce qui lui a valu une notoriété mondiale dans le champ des études sur le genre.

Dans cette édition 2018, Les cinq sexes, sont précédés d'une longue préface de Pascale Molinier, auteur et professeur de psychologie et suivis d’un texte publié en 2000 dans la revue The Sciences : « les cinq sexes revisités ». Toujours par Anne Fausto-Sterling. En 7 ans, l’auteur constate des avancées, et on commençait enfin dans le milieu scientifique — mais tout juste — à écouter les personnes intersexuées elles-mêmes, et l’auteur cite notamment l’activiste américaine des droits des intersexes, Cheryl State. Le corps médical commençait à s’ouvrir à la remise en question de la chirurgie « correctionnelle » et systématique dès la naissance.

Dans Les cinq sexes, Anne Fausto-Sterling met en lumière le problème que soulève la façon dont est considérée et traitée l’intersexualité : chirurgicalement, même si dans la majorité des cas, ce n’est pas justifié par un danger au niveau de la santé. Une chirurgie « correctionnelle » donc, sur des bébés qui sont donc assignés à un sexe ou un autre pour « leur bien » alors que c’est celui surtout de leurs parents et de la société en général. Le progrès permet ce genre d’opérations et c’est en toute bonne foi qu’elles sont pratiquées.

À l’heure où la question du genre semble littéralement exploser un peu partout dans le monde et dans toutes les couches sociales, cet essai d’Anne Fausto-Sterling fait vraiment figure d’avant-garde. Il s’appuie en premier lieu sur l’intersexualité justement — les hermaphrodites dans toute la diversité de leurs formes et nuances sur le spectre de l’identité biologique sexuelle — et montre à quel point l’humanité n’a en réalité jamais été seulement binaire, avec quelques exceptions qui ne seraient en quelque sorte que des erreurs de la nature à réparer pour que tout rentre dans l’ordre. L’ordre et la norme dictés par les codes sociaux-culturels et religieux qui ont imposé ce véritable dogme, à savoir qu’il ne peut exister que deux sexes et que l’on ne peut appartenir qu’à l’un ou à l’autre.

Pourtant, dans d’autres cultures, la diversité des sexes et des genres étaient déjà connue et acceptée, voire honorée, même si l’auteur n’en parle pas dans cet essai. Notamment chez les peuples améridiens qui distinguaient justement jusqu'à cinq genres : féminin, masculin, deux-esprits féminins, deux-esprits masculin et transgenre. Les Two Spirits  abritent une identité double, à la fois masculine et féminine ce qui, pour les Amérindiens, était la marque d’une personne sacrée. On notera que plutôt que de parler de bisexualité, il est question ici de bispiritualité, notion des plus intéressantes. Par ailleurs, la figure de l’androgyne est associée, dans la plupart des mythes fondateurs, à un état complet et des plus évolués de l’humanité, mais dans la réalité, il en est tout autrement.

Le pourcentage des enfants qui naissent intersexués est loin d’être négligeable, mais il passe inaperçu à cause justement de cette interventionnisme chirurgico-culturel, ce qui n’empêche qu’une fois adultes, ces personnes ne gardent pas forcément le genre qui leur a été assigné. Sur le plan psychologique, les dégâts sont loin d’être négligeables également.

Anne Fausto-Sterling en 1993 écrivait :

« Le corps des hermaphrodites est indiscipliné. Il n’intègre pas naturellement une classification binaire : seule une opération chirurgicale peut l’y faire entrer. (…) En quoi est-ce un problème si le bagage biologique de certaines personnes leur permet d’avoir des relations « naturelles » aussi bien avec des hommes qu’avec des femmes ? (…) ils possèdent la capacité agaçante de vivre un temps comme une femme, un temps comme un homme, et brandissent le spectre de l’homosexualité. »

Une chose est certaine et d’une façon ou d’une autre, il faudra venir à l’idée que le système bicatégorisé de notre société ne nous permet pas d’englober le spectre complet de la sexualité humaine. C’est un sujet éminemment sensible et qui rencontre encore aujourd’hui une farouche voire féroce résistance, et pourtant c’est un fait, et pas seulement une idée. Simplement l’humain a toujours des difficultés à admettre ce qui est, tellement son éducation et son environnement socioculturel le formatent à préjuger de ce qui doit ou ne doit pas être et ce parfois, voire souvent, en contradiction totale avec la réalité. Nous le constatons tous les jours et dans d’innombrables domaines.

Or, « les limites séparant le féminin du masculin semblent plus que jamais à définir », écrivait l’auteur en 2000 en parlant des intersexes, les exceptions au schéma dimorphique pouvant être chromosomiques, anatomiques ou hormonales, mais il faut y rajouter aussi la dimension du ressenti pour les personnes transgenres. Si elle les évoque dans une moindre mesure en 1993, on peut dire cependant qu’Anne Fausto-Sherling a ouvert alors la voie à une réflexion essentielle qui est encore loin d’avoir abouti.

Aujourd’hui, il existe dans la communauté LGBTI (I pour « intersexe »), des dénominations en quantité pour des personnes qui échappent à la binarité, on tomberait presque dans l’excès inverse. Ceci étant sans doute nécessaire car il faut comprendre que la différence pour autant n’est pas plus acceptée et pire, les régressions sont tout à fait possibles comme on peut le constater malheureusement dans la très actuelle montée de l’homophobie.

Cette diversité de dénominations et la multiplicité des nuances correspond à la vision d’Anne Fausto-Sterling quand elle écrivait en 2000 : « Il est plus juste de conceptualiser le sexe et le genre comme différents points dans un espace multidimensonnel » pour sortir de l’idée que masculin et féminin seraient forcément les deux extrémités d’un continuum dans lequel s’insèreraient tant bien que mal les intersexes et les transgenres.

Cette question de l’identité du genre et du sexe est un défi essentiel pour l’humanité actuelle, car prendre en compte l’infinité effective des nuances humaines sur ces plans, équivaut à un changement de paradigme. C’est la condition pour que l’humanité se prenne en compte et s’accepte elle-même dans sa totalité. On peut parler là d’évolution positive. Tout comme Anne Fausto-Sterling a su faire évoluer sa pensée entre Les Cinq sexes et Les Cinq sexes revisités en la confrontant à d’autres.

Il faudrait donc enfin considérer comme une évidence que les gens ont des caractéristiques et des identités sexuelles dont la diversité n’est pas conditionnée à leurs organes génitaux. Mais la société n’étant pas prête dans son ensemble, ces personnes continuent à être en danger et même en danger de mort et ont donc besoin d’une protection légale en attendant la fin de cette transition vers un monde aux genres plus diversifiés.

Un monde tout simplement plus humain.

 

Cathy Garcia

 

 

AVT_Anne-Fausto-Sterling_2714.jpegAnne Fausto-Sterling, née en 1944, biologiste, historienne des sciences et féministe, est professeure à Brown University (États-Unis). Elle travaille principalement dans le domaine de la sexologie et a beaucoup écrit sur les questions de la biologie du genre, de l'identité sexuelle, de l'identité de genre, et de l'attribution sociale de rôles prédéterminés par le sexe. Elle a publié en 2012 : Corps en tous genres. La Dualité des sexes à l’épreuve de la science, à La Découverte / Institut Émilie du Châtelet.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

29/10/2018

Il ne se passe rien mais je ne m’ennuie pas d’Heptanes Fraxion

 

postface de Grégoire Damon

Ed. Cormor en nuptial, 2018

 

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110 pages, 16 €.


Il en a fallu du temps pour qu’enfin ce livre naisse, ce livre qui ne pouvait pas ne pas naître, quoique… Dans un monde à l’envers, quoi de plus normal, finalement, qu’un poète ne trouve pas d’éditeur — poète au sens le plus sincère et authentique du mot ? Un poète qui ne fait pas de concessions pour arrondir les arrêtes, lisser les recoins, cacher les taches et la bouteille mais qui colle depuis des années des post-it de poésie partout où il passe. Une bave poétique qui fait scintiller les murs, les vitrines menteuses, les poteaux, les portes closes, les poubelles, les panneaux tristes. Heptanes Fraxion, nous sommes pourtant nombreux à le connaître, lui qui balance sur le net ses textes à qui veut et dont quelques revues de poésie pas trop connes ont su se faire l’écho. Mais les éditeurs ?!

Ce livre devenait une nécessité et le voilà enfin ! Première publication d’une toute jeune édition belge lancée par Gaël Pietquin et il est beau ! Un bel objet à la hauteur de ce qu’il accueille : de purs morceaux de poésie pêchées à même le caniveau de la vie, de la poésie compulsive, boire, écrire, pisser, pleurer, jouir, échapper encore et toujours à ce qui nous broie, nous concasse en cube. Et sous ses airs de poésie qui n’en serait pas, non seulement elle vous saute à la gueule et vous saisit le cœur comme s’il était un steak, mais elle vous envoie un shoot de sagesse, de celle de ces moines qui se font passer pour des fous, des clochards, dotés de tous les vices. La vraie sagesse, celle qui ne s’affiche pas comme telle.

Le titre se suffit à lui-même: Il ne se passe rien mais je ne m’ennuie pas.

Difficile cependant de tirer des citations de ce recueil, il faudrait tout citer ou rien, donc vous n’y couperez pas, il faut le lire et puis vu le temps qu’il a fallu pour qu’enfin il existe, à vous de le mériter un peu, de faire ce petit effort de rien du tout : être curieux des autres.

Cela dit, s’il fallait définir l’auteur en une seule de ses propres phrases, ce serait celle-ci et elle nous définit tous, qui que nous soyons, quoique nous en pensions : « le système est une erreur qui me transforme en anomalie ».

Après ce sont juste de petites mais essentielles différences de conscience :

historiquement personne ne sait grand-chose
alors autant rester disponible au merveilleux


Certains seront tentés de chercher des filiations à l’auteur, mais Heptanes Fraxion c’est du Heptanes Fraxion et vous ne le rentrerez dans aucune case, aucune famille, aucun style. Chez lui la poésie coule toute seule, même quand il pisse, se mouche ou éjacule et ça ne plaira pas à tout le monde et heureusement. C’est juste dommage pour ceux qui passeront à côté, ils rateront la chance d’avoir un petit post-it sur le cœur qui fera briller leurs yeux quelques secondes, le temps de VOIR, voir avec des yeux de voyant qui éclairent le monde et projettent leur propre lumière pour et sur les autres.

Ces autres qui sont très importants dans la poésie d’Heptanes Fraxion, omniprésents ces autres, qui l’emmerdent, qu’il emmerde « mais avec une putain de tendresse ». Et oui c’est un tendre le poète, sa chair est tendre, son cœur est tendre, normal, comme tous les écorchés vifs, alors il faut bien un peu de poésie dure pour faire la carapace, mais c’est une bonne dope la poésie !

douceur qui transperce
douleur qui transporte
livres qui consolent

Celui-ci vous consolera soyez-en sûrs, ce sera un bon ami, de ces flacons de secours que l’on garde pas loin, pour pouvoir boire une gorgée ou deux dans les mauvaises descentes, les crashs sentimentaux, les coups de crasse, les coups de froid, les licenciements, les burn-out, le goudron des jours et tenir bon. Notez bien cette phrase, elle un a sens littéral : tenir bon.

Et de la moindre goutte de lumière sur une joue, du moindre brin d’herbe, du moindre trou dans le grillage, savoir profiter.

Il ne se passe rien mais je ne m’ennuie pas
Le soleil va vers le vide
Je suis bien là


Cathy Garcia

 


IMG_20180306_215234.jpg« Poète obscur rasta chauve chien de métal parasite pédé Heptanes Fraxion fils d’une prostituée et d’un ecclésiastique vit à Toulouse où il ne s’occupe ni de ses enfants ni de ses deux chiens ».

Son blog : http://heptanesfraxion.blogspot.com/
Ses albums avec le musicien Jim Floyd : https://soundcloud.com/jim_floyd/albums

La Maison (à compte d'éditeur) Cormor en nuptial, anagramme de « L'amen-corruption », publie essentiellement de la prose poétique, percutante, originale et sans tabou. Les auteurs qui la représentent sont des individus viandés, couillus-décousus, des crapauds, des crocs, des persécutés. Contact pour commander : cormorennuptial@gmail.com

 

 

 

 

 

 

28/10/2018

Brésil : apocalypse now ! par Armelle Enders

 "La campagne de Bolsonaro, sur laquelle planent les ombres de Cambridge Analytica, de Steve Bannon et de l’extrême droite étatsunienne, repose sur la dissémination systématique de mensonges, de fausses nouvelles et d’infox par les réseaux sociaux, principalement la messagerie fermée WhatsApp. Une enquête du quotidien Folha de São Paulo vient de révéler que cette campagne de bobards a été financée illégalement, à hauteur de 3 millions d’euros par des patrons." 

 

lire l'article intégral d'

Historienne (Institut d'Histoire du Temps Présent), CNRS, Université Paris 8 – Vincennes Saint-Denis

https://theconversation.com/bresil-apocalypse-now-105552?...

 

 

 

 

« Comment Trump a manipulé l’Amérique » : Mercer, l’homme de l’ombre


Ce milliardaire, redoutable stratège, a compris qu’en prenant possession des données informatiques de millions de personnes, on peut faire basculer le cours d’une élection.

LE MONDE | 09.10.2018 à 06h29 |
Par Antoine Flandrin


Qui est Robert Mercer ? Inconnu du grand public, il est pourtant l’un des hommes les plus influents du monde. Redoutable stratège, il a compris qu’en prenant possession des données informatiques de millions de personnes, on peut faire basculer le cours d’une élection.
A bien des égards, le film de Thomas Huchon n’aurait pas dû s’appeler Comment Trump a manipulé l’Amérique, mais Comment Robert Mercer a manipulé l’élection américaine de 2016. Car sa brillante enquête le montre, preuves à l’appui : sans l’aide tactique, financière et médiatique de Mercer, Donald Trump n’aurait pu être élu à la présidence des Etats-Unis.

Les deux hommes ont plusieurs points communs : tous deux sont nés en 1946, ils sont milliardaires et veulent imposer leurs idées ultraconservatrices à la société américaine. Pour le reste, tout les oppose : timide et taiseux, Robert Mercer n’accorde jamais d’entretien à la presse ; exubérant et impulsif, Donald Trump s’exprime sans filtre.

Un des pionniers du trading automatique
Leurs trajectoires auraient pu très bien ne jamais se croiser. Petit informaticien discret chez IBM pendant vingt ans, Robert Mercer rejoint Renaissance Technologies en 1993, où il fait partie des pionniers du trading automatique, ce champ de la finance qui laisse les algorithmes décider des aspects d’une transaction.

Devenu PDG de ce puissant fonds d’investissement en 2009, Mercer investit sa fortune dans des causes chères à l’extrême droite américaine : ses déclarations fiscales font état de donations mirobolantes aux lobbies et aux instituts spécialisés dans la défense des thèses climatosceptiques et dans le combat contre la régulation économique.

Lorsque s’ouvrent les primaires du Parti républicain pour l’élection présidentielle de 2016, Robert Mercer jette son dévolu sur le sénateur du Texas, Ted Cruz. Mais ce dernier est balayé par Donald Trump. Qu’à cela ne tienne, Mercer rallie le magnat de l’immobilier.

Pour son nouveau poulain, il injecte 15 millions de dollars (13 millions d’euros) dans Make America Number One, un de ces fameux « super PAC » : un comité d’action politique qui permet de financer, avec des fonds quasi illimités, indépendamment des candidats, des campagnes de dénigrement à très grande échelle.

Un pan méconnu de l’affaire
Mieux, il prend le contrôle de la campagne de Trump. Car son soutien ne va pas sans contrepartie. Pendant l’été 2016, Robert Mercer, bien secondé par sa fille Rebekah, impose au candidat une nouvelle équipe pour diriger sa campagne. A sa tête : Steve Bannon, rédacteur en chef de Breitbart News, un média d’extrême droite racheté par Mercer en 2012, qui produit des fakes news à la chaîne.

Trump va également pouvoir compter sur l’appui d’une firme spécialisée dans le profilage psychologique : Cambridge Analytica, filiale de la société britannique Strategic Communication Laboratories (SCL), qui s’est implantée en 2013 aux Etats-Unis grâce à l’appui financier de Mercer. Le nom de cette compagnie est connu depuis que le lanceur d’alerte Christopher Wylie a révélé comment celle-ci a récupéré et exploité les données personnelles de 87 millions d’utilisateurs de Facebook pour favoriser Donald Trump.

Lire aussi le focus : Cambridge Analytica : 750 pages de réponses… et toujours beaucoup de questions

Thomas Huchon dévoile un pan méconnu de l’affaire, en détaillant la manière dont ces données ont été utilisées. Cambridge Analytica a d’abord acheté légalement des milliards de données appartenant aux citoyens américains, aux banques, aux organismes de crédit, à la sécurité sociale et aux géants d’Internet, dont Facebook, Google et Twitter.

L’étude de ces « datas » lui a permis d’identifier trente-deux profils au sein de la population américaine. La société a alors ciblé les électeurs indécis répondant à deux profils particuliers : les « angoissés » et les « névrosés ». Et ce, dans trois Etats susceptibles de basculer du côté républicain : le Michigan, le Wisconsin et la Pennsylvanie.

En envoyant sur leur page Facebook des « dark posts » – des publicités mensongères sur la candidate démocrate Hillary Clinton qui disparaissent au bout de quelques heures –, elle espérait qu’ils se décideraient à voter pour Trump.

LES DONNÉES PERSONNELLES DE 87 MILLIONS D’UTILISATEURS DE FACEBOOK ONT ÉTÉ UTILISÉES POUR FAVORISER TRUMP
Le 8 novembre 2016, Donald Trump, qui a pourtant 3 millions de voix de retard sur son adversaire sur l’ensemble du territoire américain, obtient 77 000 voix de plus dans ces trois Etats, lui garantissant une majorité de grands électeurs. Mercer a réussi son coup. S’il n’est qu’un rouage d’une machine de soutiens apportés au candidat républicain, il est désormais en position d’imposer ses idées et son éminence grise, Steve Bannon.

Petit bémol, le film ne précise pas que Donald Trump, tout comme les Mercer, a, depuis, désavoué le sulfureux conseiller, limogé de la Maison-Blanche et débarqué de Breitbart News, en janvier. Pour autant, cette lacune ne vient en rien gâcher cette enquête à faire froid dans le dos. Sa conclusion est claire : le système politique américain, d’une vulnérabilité confondante, est désormais aux mains des milliardaires, qui, en injectant des sommes colossales, peuvent manipuler leurs concitoyens sans être inquiétés. Pour le moment…

« Comment Trump a manipulé l’Amérique », documentaire de Thomas Huchon (France, 2017, 60 minutes), visible jusqu'au 6 janvier 2019 : https://tinyurl.com/y74cqzdr

 

 

 

 

 

 

 

 

Cheval Indien de Stephen S. Campanelli (2018) d'après le roman de Richard Wagames

 

 

 

27/10/2018

Aujourd'hui est habitable lu par Marianne Desroziers

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Les poèmes de CathyGarcia-Canalès sont plein d’odeurs : des odeurs fortes et entêtantes de lilas, de forêt, de foin. Des odeurs qui nous traversent et nous imbibent comme une pluie drue qui nous mouille jusqu’aux os. De cela on ne sort pas indemne. La poésie de Cathy Garcia n’est pas polie (dans les deux sens du terme), elle n’est pas aimable et lisse : elle est sauvage, cruelle, son relief présente des aspérités Gare aux limailles dans l’oeil et aux échardes dans les doigts ! Elle est par ailleurs empreinte si ce n’est de mysticisme en tout cas d’une relation intense aux forces invisibles.
 
Cathy Garcia-Canalès n’écrit pas comme une intellectuelle qui se regarde écrire : elle écrit comme si elle sculptait du bois, avec la même ardeur et la même humilité d’artisan.
 
Le recueil de compose de 7 poèmes dont un éponyme. Si dans tous les poèmes, Cathy Garcia nous emmène (en nous incluant dans son “nous” et son “on”, voire en nous tutoyant) dans un tourbillon de sensations, célébrant ainsi l’élan vital auquel puise la source poétique, j’avoue une nette préférence pour “Mordre les temps de mort” dont un extrait sert de quatrième de couverture. C’est un des plus beaux passage du recueil selon moi :
 
bientôt nous irons nous aimer
la tête ourlée de pluie
couchés dans le foin
avec dans le coeur 
un rêve encore salé
nos poitrines sentiront
la sauge et le lilas
nous irons allumer
un feu de souches veinées
dans la taillis des rides
 
Alors oui, envers et contre tous les rabat-joie, les réactionnaires et les pessimistes de tous poils, et autres prophètes de malheur, la poète réussit à nous convaincre qu’ “aujourd’hui est habitable”... si l’on parvient à peupler sa vie de poésie.
 
On peut en savoir plus sur le livre et le commande ici. 
 
Cathy Garcia dirige la revue de poésie vive Nouveaux Délits - à laquelle je vous conseille de vous abonner - 
 

Laissez-nous faire d'Oren Ginzburg

Regardez ce petit dessin animé satirique d'Oren Ginzburg, auquel l'acteur britannique David Mitchell prête sa voix (sous-titrée en français) pour raconter comment les peuples indigènes sont détruits au nom du 'développement :

https://www.survivalinternational.fr/videos/laisseznousfa...

 

 

 

 

25/10/2018

Noam Chomsky : « J’ai rencontré Lula, le prisonnier politique le plus important au monde »

 

Le 

 

source : https://la-bas.org/

Fin septembre, accompagné de sa femme, Noam CHOMSKY (89 ans) est venu à la prison de Curitiba, capitale du Paraná, pour rendre visite à LULA, ancien président du Brésil. Alors qu’il était donné largement favori pour les élections, LULA a été condamné à une peine de 12 ans de prison pour corruption. Une peine qu’il conteste tout comme une grande partie des Brésiliens. Pour CHOMSKY, LULA est avant tout un prisonnier politique. Il dit pourquoi dans un article publié sur THE INTERCEPT. Nous vous en proposons une traduction :

« Ma femme Valeria et moi, nous venons de rendre visite à celui qui est sans doute le prisonnier politique le plus important de notre époque, d’une importance sans équivalent dans la politique internationale contemporaine. Ce prisonnier, c’est Luiz Inácio Lula da Silva – plus connu dans le monde sous le nom de « Lula » – condamné à la prison à vie et à l’isolement, sans accès à la presse et avec des visites limitées à un jour par semaine.

Le lendemain de notre visite, au nom de la liberté de la presse, un juge a autorisé le plus grand journal du pays, Folha de S. Paulo, à interviewer Lula. Mais un autre juge est aussitôt intervenu pour annuler cette décision, alors que les criminels les plus violents du pays – les chefs de milice et les trafiquants de drogue – sont régulièrement interviewés depuis leurs prisons. Pour le pouvoir brésilien, emprisonner Lula ne suffit pas : ils veulent s’assurer que la population, à la veille des élections, n’entende plus parler de lui. Ils semblent prêts à employer tous les moyens pour atteindre cet objectif.

Le juge qui a annulé la permission n’innovait pas. Avant lui, il y a eu le procureur qui a condamné Antonio Gramsci pendant le gouvernement fasciste de Mussolini en 1926, et qui déclarait : « nous devons empêcher son cerveau de fonctionner pendant 20 ans. »

Nous avons été rassurés, mais pas surpris, de constater qu’en dépit des conditions de détention éprouvantes et des erreurs judiciaires scandaleuses, Lula reste un homme très énergique, optimiste quant à l’avenir et plein d’idées pour faire dévier le Brésil de sa trajectoire désastreuse actuelle.

Il y a toujours des prétextes pour justifier un emprisonnement – parfois valables, parfois pas – mais il est souvent utile d’en déterminer les causes réelles. C’est le cas en l’espèce. L’accusation principale portée contre Lula est basée sur les dépositions d’hommes d’affaires condamnés pour corruption dans le cadre d’un plaider-coupable. On aurait offert à Lula un appartement dans lequel il n’a jamais vécu.

Le crime présumé est parfaitement minime au regard des standards de corruptions brésiliens – et il y a à dire sur ce sujet, sur lequel je reviendrai. La peine est tellement disproportionnée par rapport au crime supposé qu’il est légitime d’en chercher les vraies raisons. Il n’est pas difficile d’en trouver. Le Brésil fait face à des élections d’une importance cruciale pour son avenir. Lula est de loin le candidat le plus populaire et remporterait facilement une élection équitable, ce qui n’est pas pour plaire à la ploutocratie.

Bien qu’il ait mené pendant son mandat des politiques conçues pour s’adapter aux préoccupations de la finance nationale et internationale, Lula reste méprisé par les élites, en partie sans doute à cause de ses politiques sociales et des prestations pour les défavorisés – même si d’autres facteurs semblent jouer un rôle : avant tout, la simple haine de classe. Comment un travailleur pauvre, qui n’a pas fait d’études supérieures, et qui ne parle même pas un portugais correct peut-il être autorisé à diriger notre pays ?

Alors qu’il était au pouvoir, Lula était toléré par les puissances occidentales, malgré quelques réserves. Mais son succès dans la propulsion du Brésil au centre de la scène mondiale n’a pas soulevé l’enthousiasme. Avec son ministre des Affaires étrangères Celso Amorim, ils commençaient à réaliser les prédictions d’il y a un siècle selon lesquelles le Brésil allait devenir « le colosse du Sud ». Ainsi, certaines de leurs initiatives ont été sévèrement condamnées, notamment les mesures qu’ils ont prises en 2010, en coordination avec la Turquie, pour résoudre le conflit au sujet du programme nucléaire iranien, contre la volonté affirmée des États-Unis de diriger l’événement. Plus généralement, le rôle de premier plan joué par le Brésil dans la promotion de puissances non alignées sur les Occidentaux, en Amérique latine et au-delà, n’a pas été bien reçu par ceux qui ont l’habitude de dominer le monde.

Lula étant interdit de participer à l’élection, il y a un grand risque pour que le favori de la droite, Jair Bolsonaro, soit élu à la présidence et accentue la politique durement réactionnaire du président Michel Temer, qui a remplacé Dilma Rousseff après qu’elle a été destituée pour des motifs ridicules, au cours du précédent épisode du « coup d’État en douceur » en train de se jouer dans le plus important pays d’Amérique Latine.

Bolsonaro se présente comme un autoritaire dur et brutal et comme un admirateur de la dictature militaire, qui va rétablir « l’ordre ». Une partie de son succès vient de ce qu’il se fait passer pour un homme nouveau qui démantèlera l’establishment politique corrompu, que de nombreux Brésiliens méprisent pour de bonnes raisons. Une situation locale comparable aux réactions vues partout dans le monde contre les dégâts provoqués par l’offensive néolibérale de la vieille génération.

Bolsonaro affirme qu’il ne connaît rien à l’économie, laissant ce domaine à l’économiste Paulo Guedes, un ultralibéral, produit de l’École de Chicago. Guedes est clair et explicite sur sa solution aux problèmes du Brésil : « tout privatiser », soit l’ensemble de l’infrastructure nationale, afin de rembourser la dette des prédateurs qui saignent à blanc le pays. Littéralement tout privatiser, de façon à être bien certain que le pays périclite complètement et devienne le jouet des institutions financières dominantes et de la classe la plus fortunée. Guedes a travaillé pendant un certain temps au Chili sous la dictature de Pinochet, il est donc peut-être utile de rappeler les résultats de la première expérience de ce néolibéralisme de Chicago.

L’expérience, initiée après le coup d’État militaire de 1973 qui avait préparé le terrain par la terreur et la torture, s’est déroulée dans des conditions quasi optimales. Il ne pouvait y avoir de dissidence – la Villa Grimaldi et ses équivalents s’en sont bien occupés. L’expérimentation était supervisée par les superstars de l’économie de Chicago. Elle a bénéficié d’un énorme soutien de la part des États-Unis, du monde des affaires et des institutions financières internationales. Et les planificateurs économiques ont eu la sagesse de ne pas interférer dans les affaires de l’entreprise Codelco, la plus grande société minière de cuivre au monde, une entreprise publique hautement efficace, qui a ainsi pu fournir une base solide à l’économie de Pinochet.

Pendant quelques années, cette expérience fut largement saluée ; puis le silence s’est installé. Malgré les conditions presque parfaites, en 1982, les « Chicago boys » avaient réussi à faire s’effondrer l’économie. L’État a dû en reprendre en charge une grande partie, plus encore que pendant les années Allende. Des plaisantins ont appelé ça « la route de Chicago vers le socialisme ». L’économie, en grande partie remise aux mains des dirigeants antérieurs, a réémergé, non sans séquelles persistantes de la catastrophe dans les systèmes éducatifs, sociaux, et ailleurs.

Pour en revenir aux préconisations de Bolsonaro-Guedes pour fragiliser le Brésil, il est important de garder à l’esprit la puissance écrasante de la finance dans l’économie politique brésilienne. L’économiste brésilien Ladislau Dowbor rapporte, dans son ouvrage A era do capital improdutivo(« Une ère de capital improductif »), que lorsque l’économie brésilienne est entrée en récession en 2014, les grandes banques ont accru leurs profits de 25 à 30 %, « une dynamique dans laquelle plus les banques font des bénéfices, plus l’économie stagne » puisque « les intermédiaires financiers n’alimentent pas la production, ils la ponctionnent ».

En outre, poursuit M. Dowbor, « après 2014, le PIB a fortement chuté alors que les intérêts et les bénéfices des intermédiaires financiers ont augmenté de 20 à 30 % par an », une caractéristique structurelle d’un système financier qui « ne sert pas l’économie, mais est servi par elle. Il s’agit d’une productivité nette négative. La machine financière vit aux dépens de l’économie réelle. »

Le phénomène est mondial. Joseph Stiglitz résume la situation simplement : « alors qu’auparavant la finance était un mécanisme permettant d’injecter de l’argent dans les entreprises, aujourd’hui elle fonctionne pour en retirer de l’argent ». C’est l’un des profonds renversements de la politique socio-économique dont est responsable l’assaut néolibéral ; il est également responsable de la forte concentration de la richesse entre les mains d’un petit nombre alors que la majorité stagne, de la diminution des prestations sociales, et de l’affaiblissement de la démocratie, fragilisée par les institutions financières prédatrices. Il y a là les principales sources du ressentiment, de la colère et du mépris à l’égard des institutions gouvernementales qui balayent une grande partie du monde, et souvent appelé – à tort – « populisme ».

C’est l’avenir programmé par la ploutocratie et ses candidats. Un avenir qui serait compromis par un nouveau mandat à la présidence de Lula. Il répondait certes aux exigences des institutions financières et du monde des affaires en général, mais pas suffisamment pour notre époque de capitalisme sauvage.

On pourrait s’attarder un instant sur ce qui s’est passé au Brésil pendant les années Lula – « la décennie d’or », selon les termes de la Banque mondiale en mai 2016 [1]. Au cours de ces années, l’étude de la banque rapporte :

« Les progrès socio-économiques du Brésil ont été remarquables et mondialement reconnus. À partir de 2003 [début du mandat de Lula], le pays est reconnu pour son succès dans la réduction de la pauvreté et des inégalités et pour sa capacité à créer des emplois. Des politiques novatrices et efficaces visant à réduire la pauvreté et à assurer l’intégration de groupes qui auparavant étaient exclus ont sorti des millions de personnes de la pauvreté. »

Et plus encore :

« Le Brésil a également assumé des responsabilités mondiales. Il a réussi à poursuivre sa prospérité économique tout en protégeant son patrimoine naturel unique. Le Brésil est devenu l’un des plus importants donateurs émergents, avec des engagements importants, en particulier en Afrique subsaharienne, et un acteur majeur dans les négociations internationales sur le climat. La trajectoire de développement du Brésil au cours de la dernière décennie a montré qu’une croissance fondée sur une prospérité partagée, mais équilibrée dans le respect de l’environnement, est possible. Les Brésiliens sont fiers, à juste titre, de ces réalisations saluées sur la scène internationale. »

Du moins certains Brésiliens, pas ceux qui détiennent le pouvoir économique.

Le rapport de la Banque mondiale rejette le point de vue répandu selon lequel les progrès substantiels étaient « une illusion, créée par le boom des produits de base, mais insoutenable dans l’environnement international actuel, moins clément ». La Banque mondiale répond à cette affirmation par un « non » ferme et catégorique : « il n’y a aucune raison pour que ces gains socio-économiques récents soient effacés ; en réalité, ils pourraient bien être amplifiés avec de bonnes politiques. »

Les bonnes politiques devraient comprendre des réformes radicales du cadre institutionnel hérité de la présidence Cardoso, qui a été maintenu pendant les années Lula-Dilma, satisfaisant ainsi les exigences de la communauté financière, notamment une faible imposition des riches et des taux d’intérêt exorbitants, ce qui a conduit à l’augmentation de grandes fortunes pour quelques-uns, tout en attirant les capitaux vers la finance au détriment des investissements productifs. La ploutocratie et le monopole médiatique accusent les politiques sociales d’assécher l’économie, mais dans les faits, les études économiques montrent que l’effet multiplicateur de l’aide financière aux pauvres a stimulé l’économie alors que ce sont les revenus financiers produits par les taux d’intérêt usuraires et autres cadeaux à la finance qui ont provoqué la véritable crise de 2013 – une crise que « les bonnes politiques » auraient permis de surmonter.

L’éminent économiste brésilien Luiz Carlos Bresser-Pereira, ancien ministre des Finances, décrit succinctement le déterminant majeur de la crise en cours : « il n’y a pas de raison économique » pour justifier le blocage des dépenses publiques tout en maintenant les taux d’intérêt à un niveau élevé ; « la cause fondamentale des taux élevés au Brésil, c’est le fait des prêteurs et des financiers » avec ses conséquences dramatiques, appuyé par le corps législatif (élu avec le soutien financier des entreprises) et le monopole des médias qui relaient essentiellement la voix des intérêts privés.

Dowbor montre que tout au long de l’histoire moderne du Brésil, les remises en question du cadre institutionnel ont conduit à des coups d’État, « à commencer par le renvoi et le suicide de Vargas [en 1954] et le putsch de 1964 » (fermement soutenu par Washington). Il y a de bonnes raisons de penser que la même chose s’est produite pendant le « coup d’État en douceur » en cours depuis 2013. Cette campagne des élites traditionnelles, aujourd’hui concentrées dans le secteur financier et servie par des médias qu’ils possèdent, a connu une accélération en 2013, lorsque Dilma Rousseff a cherché à ramener les taux d’intérêt extravagants à un niveau raisonnable, menaçant ainsi de tarir le torrent d’argent facile dont profitait la minorité qui pouvait se permettre de jouer sur les marchés financiers.

La campagne actuelle visant à préserver le cadre institutionnel et à revenir sur les acquis de « la décennie glorieuse » exploite la corruption à laquelle le Parti des travailleurs de Lula, le PT, a participé. La corruption est bien réelle, et grave, même si le fait de diaboliser le PT est une pure instrumentalisation, en regard des écarts de conduite de ses accusateurs. Et comme nous l’avons déjà mentionné, les accusations portées contre Lula, même si l’on devait lui en reconnaître les torts, ne peuvent être prises au sérieux pour justifier la peine qui lui a été infligée dans le but de l’exclure du système politique. Tout cela fait de lui l’un des prisonniers politiques les plus importants de la période actuelle.

La réaction récurrente des élites face aux menaces qui pèsent sur le cadre institutionnel de l’économie sociopolitique au Brésil trouve son équivalent dans la riposte internationale contre les remises en cause, par le monde en développement, du système néocolonial hérité de siècles de dévastations impérialistes occidentales. Dans les années 1950, dans les premiers jours de la décolonisation, le mouvement des pays non-alignés a cherché à faire son entrée dans les affaires mondiales. Il a été rapidement remis à sa place par les puissances occidentales. En témoigne dramatiquement l’assassinat du leader congolais, très prometteur, Patrice Lumumba, par les dirigeants historiques belges (devançant la CIA). Ce crime et les violences qui ont suivi ont mis fin aux espoirs de ce qui devrait être l’un des pays les plus riches du monde, mais qui reste « l’horreur ! l’horreur ! » avec la collaboration des tortionnaires historiques de l’Afrique.

Néanmoins, les voix gênantes des victimes historiques ne cessaient de s’élever. Dans les années 1960 et 1970, la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement, avec le concours important d’économistes brésiliens, a présenté des plans pour un Nouvel Ordre Économique International, dans lequel les préoccupations des « sociétés en développement » – la grande majorité de la population mondiale – auraient été examinées. Une initiative rapidement écrasée par la régression néolibérale.

Quelques années plus tard, au sein de l’UNESCO, les pays du Sud ont appelé à un nouvel ordre international de l’information qui ouvrirait le système mondial des médias et de la communication à des acteurs extérieurs au monopole occidental. Cette initiative a déchaîné une riposte extrêmement violente qui a traversé tout le spectre politique, avec des mensonges éhontés et des accusations ridicules, et qui finalement a entraîné le retrait du président américain Ronald Reagan, sous de faux prétextes, de l’UNESCO. Tout cela a été dévoilé dans une étude accablante (donc peu lue) des spécialistes des médias William Preston, Edward S. Herman et Herbert Schiller [2].

L’étude menée en 1993 par le South Centre, qui montrait que l’hémorragie de capitaux depuis les pays pauvres vers les pays riches s’était accompagnée d’exportations de capitaux vers le FMI et la Banque mondiale, qui sont désormais « bénéficiaires nets des ressources des pays en développement », a également été soigneusement passée sous silence. De même que la déclaration du premier sommet du Sud, qui avait rassemblé 133 États en 2000, en réponse à l’enthousiasme de l’Occident pour sa nouvelle doctrine d’« intervention humanitaire ». Aux yeux des pays du Sud, « le soi-disant droit d’intervention humanitaire » est une nouvelle forme d’impérialisme, « qui n’a aucun fondement juridique dans la Charte des Nations unies ni dans les principes généraux du droit international ».

Sans surprise, les puissants n’apprécient guère les remises en cause, et disposent de nombreux moyens pour y répliquer ou pour les réduire au silence.

Il y aurait beaucoup à dire sur la corruption endémique de la politique latino-américaine, souvent solennellement condamnée par l’Occident. Il est vrai, c’est un fléau, qui ne devrait pas être toléré. Mais elle n’est pas limitée aux « pays en voie de développement ». Par exemple, ce n’est pas une petite aberration que dans nos pays, les gigantesques banques reçoivent des amendes de dizaines de milliards de dollars (JPMorgan Chase, Bank of America, Goldman Sachs, Deutsche Bank, Citigroup) à l’issue d’accords négociés à l’amiable, mais que personne ne soit légalement coupable de ces activités criminelles, qui détruisent pourtant des millions de vies. Remarquant que « les multinationales américaines avaient de plus en plus de difficultés à ne pas basculer dans l’illégalité », l’hebdomadaire londonien The Economist du 30 août 2014 rapportait que 2 163 condamnations d’entreprise avaient été comptabilisées entre 2000 et 2014 – et ces multinationales sont nombreuses à Londres et sur le continent européen [3].

La corruption couvre tout un registre, depuis les énormités qu’on vient de voir jusqu’aux plus petites mesquineries. Le vol des salaires, une épidémie aux États-Unis, en donne un exemple particulièrement ordinaire et instructif. On estime que les deux tiers des travailleurs à bas salaire sont volés sur leur rémunération chaque semaine, tandis que les trois quarts se voient voler tout ou partie de leur rémunération pour les heures supplémentaires. Les sommes ainsi volées chaque année sur les salaires des employés excèdent la somme des vols commis dans les banques, les stations-service et les commerces de proximité. Et pourtant, presque aucune action coercitive n’est engagée sur ce point. Le maintien de cette impunité revêt une importance cruciale pour le monde des affaires, à tel point qu’il est une des priorités du principal lobby entrepreneurial, le American Legislative Exchange Council (ALEC), qui bénéficie des largesses financières des entreprises.

La tâche principale de l’ALEC est d’élaborer un cadre législatif pour les États. Un but facile puisque, d’une part, les législateurs sont financés par les entreprises et, d’autre part, les médias s’intéressent peu au sujet. Des programmes méthodiques et intenses soutenus par l’ALEC sont donc capables de faire évoluer les contours de la politique d’un pays, sans préavis, ce qui constitue une attaque souterraine contre la démocratie mais avec des effets importants. Et l’une de leurs initiatives législatives consiste à faire en sorte que les vols de salaires ne soient pas soumis à des contrôles ni à l’application de la loi.

Mais la corruption, qui est un crime, qu’elle soit massive ou minime, n’est que la partie émergée de l’iceberg. La corruption la plus grave est légale. Par exemple, le recours aux paradis fiscaux draine environ un quart, voire davantage, des 80 000 milliards de dollars de l’économie mondiale, créant un système économique indépendant exempt de surveillance et de réglementation, un refuge pour toutes sortes d’activités criminelles, ainsi que pour les impôts qu’on ne veut pas payer. Il n’est pas non plus techniquement illégal pour Amazon, qui vient de devenir la deuxième société à dépasser les 1 000 milliards de dollars de valeur, de bénéficier d’allègements fiscaux sur les ventes. Ou que l’entreprise utilise environ 2 % de l’électricité américaine à des tarifs très préférentiels, conformément à « une longue tradition américaine de transfert des coûts depuis les entreprises vers les plus démunis, qui consacrent déjà aux factures des services publics, en proportion de leurs revenus, environ trois fois plus que ne le font les ménages aisés », comme le rapporte la presse économique [4].

Il y a une liste infinie d’autres exemples.

Un autre exemple important, c’est l’achat des voix lors des élections, un sujet qui a été étudié en profondeur, en particulier par le politologue Thomas Ferguson. Ses recherches, ainsi que celles de ses collègues, ont montré que l’éligibilité du Congrès et de l’exécutif est prévisible avec une précision remarquable à partir de la variable unique des dépenses électorales, une tendance très forte qui remonte loin dans l’histoire politique américaine et qui s’étend jusqu’aux élections de 2016 [5]. La corruption latino-américaine est considérée comme un fléau, alors que la transformation de la démocratie formelle en un instrument entre les mains de la fortune privée est parfaitement légale.

Bien sûr, ce n’est pas que l’interférence dans les élections ne soit plus à l’ordre du jour. Au contraire, l’ingérence présumée de la Russie dans les élections de 2016 est un sujet majeur de l’époque, un sujet d’enquêtes acharnées et de commentaires endiablés. En revanche, le rôle écrasant du monde de l’entreprise et des fortunes privées dans la corruption des élections de 2016, selon une tradition qui remonte à plus d’un siècle, est à peine reconnu. Après tout, il est parfaitement légal, il est même approuvé et renforcé par les décisions de la Cour suprême la plus réactionnaire de mémoire d’homme.

L’achat d’élections n’est pas la pire des interventions des entreprises dans la démocratie américaine immaculée, souillée par les hackers russes (avec des résultats indétectables). Les dépenses de campagne atteignent des sommets, mais elles sont éclipsées par le lobbying, qui représenterait environ 10 fois ces dépenses – un fléau qui s’est rapidement aggravé dès les premiers jours de la régression néolibérale. Ses effets sur la législation sont considérables, le lobbyiste allant jusqu’à la rédaction littérale des lois, alors que le parlementaire – qui signe le projet de loi – est quelque part ailleurs, occupé à collecter des fonds pour la prochaine campagne électorale.

La corruption est effectivement un fléau au Brésil et en Amérique latine en général, mais ils restent des petits joueurs.

Tout cela nous ramène à la prison, où l’un des prisonniers politiques les plus importants de la période est maintenu en isolement pour que le « coup d’État en douceur » au Brésil puisse se poursuivre, avec des conséquences certaines qui seront sévères pour la société brésilienne, et pour le monde entier, étant donné le rôle potentiel du Brésil.

Tout cela peut continuer, à une condition, que ce qui se passe continue d’être toléré. »

Au Brésil, l’élection de Bolsonaro serait «pire qu’un retour aux années de plomb»

 
Sur mediapart. 24 octobre 2018 Par Rachida El Azzouzi
 
Pour l’historienne Maud Chirio, l’élection probable de Jair Bolsonaro à la tête du Brésil constitue un péril fasciste sans précédent, et qui ne tombe pas du ciel dans une démocratie fragilisée depuis plusieurs années.
 
Entretien.
 
Un nostalgique de la dictature militaire (1964-1985) et de l’un de ses plus féroces tortionnaires Brilhante Ustra est aux portes du pouvoir de la quatrième plus grande démocratie au monde qui est aussi l’une des plus jeunes. Comment se fait-il que la mémoire de la dictature ne soit pas trente ans plus tard un garde-fou ? Est-ce parce que le Brésil n’a jamais affronté en face son passé dictatorial ?
 
La mémoire de la dictature brésilienne n’est malheureusement pas une mémoire négative et donc un garde-fou à l’égard de quelqu’un qui se met à en exalter une image complètement reconstruite dans le cadre d’une montée en puissance d’un mouvement fasciste. Ce n’est pas un hasard si l’extrême-droite militaire est en ce moment si forte. La dictature militaire brésilienne n’a pas fait l’objet d’un véritable travail de mémoire parce que la transition entre la dictature et la démocratie a été négociée et contrôlée par les militaires.
 
Les militaires se sont protégés de procédures judiciaires par une amnistie qu’ils se sont auto-octroyés en 1979 et qui n’a jamais été remise en cause. C’est le seul pays d’Amérique du sud qui n’a jamais remis en cause sa loi d’amnistie. Les militaires ont également mis leur veto à la consultation de leurs archives militaires toujours inaccessibles aux chercheurs et à la production d'un récit officiel qui condamnerait les violences, les disparitions, les atteintes à l'état de droit, aux droits humains.
 
Les seuls dispositifs de justice transitionnelle depuis la fin de la dictature ont consisté en une commission sur les morts et disparus en 1995 qui permettait que des familles de disparus soient indemnisées ainsi qu’une commission d'amnistie pour que ceux qui avaient souffert dans leur vie, leur corps, leur carrière soient eux mêmes indemnisés. Ce sont là des dispositifs d'indemnisation qui n’ont concerné que les victimes. Il n’y pas de récit collectif de désignation des coupables.
 
Entre 2012 et 2014, la commission nationale de la vérité à l’initiative de Dilma Rousseff, alors présidente du pays et elle-même victime de torture, a été une exception. Elle n’a pas permis de juger des coupables mais elle a produit pour la première fois un discours de condamnation de la part de l’Etat, très tard, presque trente ans après. Cette commission a été très mal vécue par l’extrême-droite militaire qui a toujours gardé un pouvoir interne et mis un veto absolu au fait que le pouvoir produise une mémoire négative sur la dictature militaire.
 
La dictature militaire brésilienne est souvent relativisée au motif qu’elle aurait été moins brutale et sanglante qu’en Argentine ou au Chili. Est-ce une clé de lecture pour comprendre l’insuffisance de ce travail mémoriel ?
 
La dictature brésilienne a de fait été moins meurtrière, elle a moins exterminé l'opposition mais elle a été une dictature matrice des dictatures voisines et en tant que telle, ce n’est pas une dictature à relativiser. Elle a été matrice car c’est vraiment au Brésil qu’a été importé, comme source d’un régime, les théories de contre-insurrection qui considéraient que le monde était en guerre contre le communisme et l’Amérique latine en particulier, et que cette situation de guerre nécessitait de réformer l’Etat et de transformer les états en des états autoritaires militaires et répressifs.
 
Cette importation de théories essentiellement formulées par des armées coloniales, française, anglaise et nord américaine dans des opérations de guerre coloniale, sont devenues des manières de penser une guerre interne en Amérique du sud et ont porté des états militaristes. C’est au Brésil que cette conception s’invente en 1964 et elle va être imitée largement dans les pays voisins, en Uruguay, au Chili et en Argentine.
 
« L'erreur de la dictature a été de torturer sans tuer », répète Jair Bolsonaro qui promet s’il est élu d’abuser de l’extermination physique. Pourquoi cette arme de destruction n’était pas entre 1964 et 1985 massivement utilisée ?
 
Plusieurs raisons l’expliquent, premièrement, une certaine modération sur ces questions là des plus hauts états majors, des généraux. Deuxièmement, le fait qu’il n’y ait pas eu 30 000 morts comme en Argentine avec 30 000 familles en deuil a permis que la logique de la transition soit protectrice à l’égard des tortionnaires et des bourreaux qui ont réussi à garder leur espace de pouvoir et le contrôle de la mémoire. La modération sur les questions de vie humaine de la dictature militaire brésilienne a probablement été un facteur qui a empêché la construction franche d’un discours de condamnation de la part de l’Etat et d’une combativité des forces de gauche dans le fait de mettre en avant cette mémoire.
 
Enfin, cette dictature militaire brésilienne a toujours été contestée de façon interne par des réseaux militaires d’extrême droite qui étaient des réseaux liés à l’intégralisme, c’est à dire au fascisme brésilien, et qui ont toujours tout au long de la dictature défendu une répression plus absolue, une véritable extermination des opposants, un régime franchement autoritaire sans aucun garde fou hérité de la démocratie et c’est très exactement de ces réseaux là, de ces lignes dures que Bolsonaro et son entourage militaire sont issus.
 
Bolsonaro a été expulsé de l’armée en 1988. Comme il était à ce moment là une figure importante de la jeunesse militaire car il avait défendu la revalorisation des soldes militaires, il a été immédiatement appuyé par des réseaux militaires fascisants de la réserve d’extrême-droite qui ont porté son élection comme député de l’Etat de Rio puis comme député fédéral. Cela fait trente ans qu’il est appuyé par ce que la dictature militaire a conservé de dissidence interne fasciste.
 
Il y a un lien aussi de ce point de vue là : c’est parce que la dictature militaire brésilienne a été sensiblement plus modérée que ses voisines qu’elle a été contestée de l’intérieur par des forces extrêmement radicales qui sont maintenant aux portes du pouvoir. Ce n’est pas simplement une filiation de la dictature militaire. C’est une filiation entre l’extrême-droite fascisante dissidente à l’intérieur du pouvoir militaire et aujourd’hui. C’est considérablement plus radical que le pouvoir militaire des années 60-80.
 
Dans son dernier discours particulièrement violent et applaudi dimanche 21 octobre à Sao Paulo, Jair Bolsonaro parle d’un « nettoyage profond », d’exterminer notamment toute opposition. Comment se fait-il que la société ne se lève pas face à un tel péril fasciste et qu’un tel homme puisse continuer à être candidat à la présidence ?
 
50% des Brésiliens sont horrifiés par ce qu’il se passe dans le pays. Malheureusement, cela va plutôt être 45 que 50. Ceux qui s’opposent à Bolsonaro sont très conscients de sa nature autoritaire, répressive, dictatoriale. Mais une partie de la population s’est fait engloutir dans un endoctrinement fasciste. C’est deux pays qui ne se parlent plus. Parmi les électeurs du premier tour de Bolsonaro, il y a ceux qui ont voté par ras-le-bol et volonté de rétablir l’ordre, de lutter contre la corruption mais aussi très largement ceux qui adhèrent à ses haines proférées à l’égard des minorités, politiques, religieuses non chrétiennes, sexuelles, raciales, etc.
 
Il y a une vraie adhésion au projet d'extermination des “communistes”, au discours complètement assumé de Bolsonaro de mettre en prison, d’exiler, de bannir ou de supprimer la gauche, « les rouges », comme celui prononcé dimanche 21 octobre. Une grande partie de ses électeurs n’est pas inconsciente de la référence à Ustra, sait bien qu’Ustra a été le responsable d’un des appareils militaires les plus barbares créé ad hoc par la dictature en 1969 dans l’état de Sao Paulo, qui faisait assister les enfants aux sévices de leurs parents ou encore recourait à des animaux sauvages pour torturer.
 
Mais ses électeurs considèrent, du fait de l’endoctrinement massif qu’a connu cette population par des techniques de manipulation des masses extrêmement puissantes depuis plusieurs mois, que l’ennemi de la nation, c’est le communiste et que le seul moment où on a vraiment tenté de lutter contre le communisme, c’est pendant les années de plomb de la dictature militaire. C’est donc cela qu’il faut refaire en plus efficace.
 
Ce n’est pas un acquiescement de quelques égarés mais bien de l’ensemble de la structure institutionnelle, cour supérieure de justice comprise, même si ce n’est pas l’intégralité des juges qui considère qu’on peut revendiquer cette période et la personne d’Ustra. Dans toutes les démocraties actuelles, le fait qu’un candidat annonce qu’il va mettre en prison son adversaire dans le scrutin serait un motif de gros problème auprès de la justice électorale, de la justice en général. Il y a une adhésion à la perspective de la répression politique et d’une violence sociale absolument sans précédent au Brésil.
 
C’est donc pire qu’un retour aux années de plomb…
 
Oui. Bolsonaro veut adopter le modèle de la dictature argentine, effectuer un “nettoyage” beaucoup plus définitif que la dictature brésilienne. Et c’est un modèle argentin qui disposerait d’une base sociale que ne connaissait pas l'Argentine des années de plomb : une foule absolument motivée par l’action violente et le fait non seulement d’acquiescer un état répressif mais d'elle même prendre l'initiative de la violence politique.
 
On le voit déjà avec le déchaînement de violences depuis le premier tour à l'égard de ceux considérés comme “déviants”, minorités. En ce sens, c’est un modèle fasciste de situation et de projet politique puisqu’on se retrouve avec une apologie de l’extermination d’un ennemi interne, de la violence politique, appuyée non seulement par un état qui serait militarisé et répressif mais aussi par des populations complètement endoctrinées.
 
La démocratie brésilienne n’a qu’une trentaine d’années. Plus qu’un recul des libertés, c’est son effondrement qui s’annonce. Est-elle victime de sa jeunesse ?
 
La jeunesse est une fragilité pour les régimes politiques. Les institutions brésiliennes sont très jeunes. Cela a une conséquence très concrète : les membres de ces institutions sont des personnes qui ont connu la dictature, voire qui ont commencé leur carrière sous la dictature. Les juges du tribunal suprême avaient 40 ans au moment de la transition démocratique et donc ils se sont adaptés à différents régimes. Il n’y a pas de contre-pouvoir actuellement susceptible de faire obstacle ou même de signaler ce que pourrait être le déchaînement de violence après son investiture.
 
On s’est bercé d’illusions en pensant que les transitions démocratiques de ces pays du pôle sud parce qu’elles arrivaient au moment de l’effondrement du bloc de l’Est et de la survenue du modèle dominant partout des démocraties libérales, étaient pérennes. C’est un aveuglement historique absolu de considérer qu’une fois qu’une démocratie s’est installée quelque part, il n’y a pas de retour en arrière possible. regardons l’Allemagne. La République de Weimar s’est fait toute seule, après la première guerre mondiale et quinze ans plus tard, elle devenait un des pires et inédits régimes fascistes de l’Histoire.
 
N’y a-t-il pas tout de même des contre-pouvoirs assez solides pour contrer le danger qui s’annonce ?
 
Je crains que non. Les médias, qui n'étaient pas des médias spécialement d’extrême-droite mais très à droite, sont très minoritaires dans les médias conservateurs hégémoniques à exprimer des réticences à l’ascension de Bolsonaro. Un seul grand journal conservateur Folha de Saô Paulo a commencé depuis peu à faire du travail de journalisme autour de la campagne de Bolsonaro. Les autres médias, soient adhèrent, soient connaissent un mélange d’adhésion et de menaces comme Globo. Plusieurs secteurs de ce grand groupe ont exprimé un malaise Bolsonaro par un travail journalistique et ils ont connu de menaces concrètes de la bouche même du candidat venu dans leur locaux. Mussolini avait fait le même comportement que Bolsonaro !
 
Quant au pouvoir judiciaire, divers du point de vue du professionnalisme et des adhésions politiques de ses membres, il est sous la tutelle d’instances supérieures qui là encore, entre peur et adhésion, se couchent par avance à l’égard d’un nouveau régime. La meilleure preuve a été offerte par le propre fils de Bolsonaro, membre de son équipe de campagne et député fédéral, qui a menacé il y a quelques jours la cour suprême de suppression si elle mettait des obstacles à la candidature de son père.
 
Quant au Parlement très conservateur, il n’est pas exclu qu’il adhère aux propositions de Bolsonaro. Ce n’est pas une instance respectée par Bolsonaro. Il a annoncé qu’il s’appuierait sur un gouvernement militarisé et il ne mentionne absolument jamais les majorités à constituer au Congrès, un préalable dans un système démocratique. Normalement c’est cela que l’on fait dans l’entre deux tours. le candidat favori constitue une coalition. Bolsonaro laisse à penser qu’il ne gouvernera pas avec le congrès.
 
Du fait de l’absence de travail mémoriel sur la dictature, l’armée jouit d’un fort capital sympathie et n’est pas perçue comme responsable de crimes. Bolsonaro, qui a déjà le général Mouraô à ses côtés, a annoncé que son gouvernement serait en partie composé par des militaires. Partout dans le pays, on voit en parallèle de la présidentielle des candidats ayant servi dans les forces armées se faire élire sénateurs, députés, gouverneurs. Comment expliquez-vous cette militarisation du politique ?
 
L’ascension du bolsonarisme s’accompagne en effet d’une militarisation. Elle est due à la fois à la poussée de l’extrême-droite militaire et au discours dénonçant une corruption généralisée et la nécessité pour la combattre, de remplacer les politiques par des militaires, car eux ne sont pas corrompus comme les civils. La militarisation correspond à l'extrême-droitisation de la société. On l’a vu sous le régime militaire mais cela avait suivi le coup d’Etat. Il n’y avait pas eu de fascsiscation de la société avant le coup d'Etat. C’est à la suite du coup d’Etat que la classe politique s’était militarisée. On assiste aujourd’hui à un basculement politique qui va être précédé d’une ascension dans l’opinion publique également précédée d’une militarisation et d’une extrême droitisation de la classe politique, d’où de nombreux militaires à des fonctions électives. Ce qui sera nouveau avec Bolsonaro : un gouvernement en grande partie militaire au moins au tiers, a-t-il annoncé, la même proportion que sous la dictature.
 
La probable arrivée au pouvoir de Jair Bolsonaro déchire les familles brésiliennes tant il clive avec ses outrances homophobes, racistes, misogynes. Comment le ressentez-vous ?
C’est un peu une affaire Dreyfus, c’est-à-dire que des gens qui jusque-là vivaient ensemble, avaient des consensus civils de base sur la tolérance de la diversité, de la différence des droits de chacun, sont en train de vaciller du fait de l'endoctrinement absolument fantastique et rapide d’une partie d’entre eux. On se déchire sur le vote mais aussi le vivre ensemble, la capacité à accepter un fils homosexuel, le mariage interracial au sein d’une famille, le port d’armes de telle personne. Ce sont des questions qui n’étaient pas majoritairement présentes dans les familles brésiliennes et qui sont aujourd’hui sous l’effet Bolsonaro en train de créer des souffrances absolument considérables à l’échelle intime des gens.
 
 
 
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"Dimanche 28 octobre, 150 millions de Brésiliens sont appelés aux urnes pour élire leur nouveau président. Qui de Fernando Haddad, candidat du Parti des travailleurs, ou de Jair Bolsonaro, le candidat d’extrême droite, obtiendra la majorité des suffrages ?

Fernando Haddad est le remplaçant de dernière minute de Lula. L’ancien président Luiz Inácio Lula da Silva a été condamné à douze ans de rétention pour corruption, emprisonné, déclaré inéligible et donc empêché de se présenter pour le Parti des Travailleurs. Haddad a pour lui le bilan de la politique sociale en faveur de la réduction des inégalités mené durant treize ans de « lulisme » dans le pays.

Jair Bolsonaro, lui, est arrivé largement en tête au premier tour avec 46,06 % des voies pour le PSL (Parti Social Libéral). Bolsonaro a fait campagne sur l’anti-corruption – il se targue d’être le seul candidat à ne pas avoir été pris dans le pot de confiture – pour un Brésil fort, sécuritaire, lavé de sa criminalité, et de ses péchés !

Mais savez-vous que Jair Bolsonaro est aussi l’homme choisi par les marchés financiers ?

Le 8 octobre, le Wall Street Journal – le quotidien financier le plus vendu dans le monde – a apporté son soutien à Bolsonaro dans son éditorial : « après des années de corruption et de récession, des millions de Brésiliens semblent penser qu’un outsider est exactement ce dont le pays a besoin. Peut-être qu’ils en savent plus que les réprobations internationales.»

Des mauvais esprits ont rappelé que l’appétence du Wall Street Journal pour les dictatures n’était pas nouvelle. En 1980, le journal titrait : « les Chiliens votent l’extension du pouvoir de Pinochet, assurant la continuation de la libre entreprise ». Et à la mort de Pinochet en 2006, le quotidien rendait un vibrant hommage au dictateur chilien : « il a pris le pouvoir lors d’un coup d’État en 1973, mais il a finalement créé un environnement propice aux institutions démocratiques […] Il est responsable des morts et des tortures qui ont eu lieu sous son égide, mais si Salvador Allende avait réussi à transformer le Chili en un autre Cuba, beaucoup plus auraient pu mourir. [2] »

Quand le néo-libéralisme adoube un fasciste, ça donne aujourd’hui Bolsonaro."

Gaylord Van Wymeersch et Jonathan Duong

 

 

 

 

  

22/10/2018

La ville en fuite – Roman d’une jeunesse effrénée à Erevan de Jean-Chat Tekgyozyan

traduit de l’arménien par Mariam Khatlamajyan

Belleville éditions, 19 octobre 2018.

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176 pages, 18 €.

 

 

Pas facile de faire une critique de La ville en fuite, probablement du fait que tout comme la ville, le roman dans son entier semble nous échapper en permanence, quand on en a attrapé un bout et qu’on commence à suivre le fil — bim ! — on se retrouve sens dessus-dessous et il faut à nouveau chercher un bout de fil auquel se raccrocher mais en vain, car tout le roman est un nauséeux mélange de réel et de rêve-cauchemar hallucinatoire, nous sommes enfermés dans la tête des deux protagonistes principaux, Gagik et Grigor.

Le roman est divisé en deux parties, deux versions décousues d’une même histoire, à charge au lecteur d’essayer d’en tirer quelques bribes de cohérence. L’écriture vacille, se pose pour aussitôt réapparaître ailleurs, retourne sur ses pas et on finit par ne plus chercher à comprendre tellement on a le tournis. Alors, on se laisse en quelque sorte malmener, bousculer, l’humour est là et la poésie aussi, notamment dans les magnifiques passages qui parlent de la grand-mère de Gagik et son incroyable chevelure dotée elle aussi d’une vie propre :

« Les cheveux de ma grand-mère enlacent les pierres, la vigne, les poignées du portail, balaient le sol et effleurent les fondations, ils me caressent avec amour. »

Et sa maison aux pattes rabougries, une des seules à ne s’être pas encore enfuit.

« On dirait la cabane mobile de Baba Yaga, tout droit sortie d’un conte russe. Mais depuis toutes ses années, je n’ai jamais vu la cabane de ma grand-mère s’enfuir. »

Tout bouge dans ce roman, les maisons, les bâtiments, les rues, les portraits, la réalité, la raison ; et le lecteur, sitôt le livre ouvert, est brutalement propulsé à l’intérieur d’un maelström urbain. Un trip totalement perché dans Erevan, la capitale arménienne et ses alentours. Sans doute que pour vraiment tout comprendre, il faudrait connaître cette ville, connaître l’Arménie, mais nul n’ignore cependant les lourdeurs de son histoire et l’ombre du génocide qui plane, omniprésente.

Le rock, la drogue, le sexe, l’homophobie, la politique, la corruption, les désirs d’une jeunesse qui veut enfin vivre à fond, sont le filigrane du roman, mais sont à peine ou pas du tout nommés, le lecteur a été emporté du côté où les choses sont vécues de l’intérieur, pas de distance, de recul, de réflexion, le roman lui-même se fond dans une narration obsessionnelle en plus d’être complètement déjantée : reviennent des tâches rouges, des tentacules, des queues de poissons frétillantes, de la poudre de lessive, les cheveux, les odeurs. Une fièvre de sensations.

Dérapages incontrôlés, marche arrière, course-fuite : lire La ville en fuite c’est comme monter à bord d’un véhicule fou, sans conducteur. Vous êtes à bord ? Démerdez-vous ! Vous pouvez toujours essayer d’accrocher vos ceintures, si vous en trouvez. Si elles ne sont pas elles aussi en fuite quelque part.

Il y a cependant aussi, outre un besoin viscéral de liberté, un désir de paix, de calme, de pureté inaccessible qui transparaît par-ci, par-là, un besoin de respirer, d’en finir avec l’absurdité.

« J’ai envie de me raser le crâne. Le bruit et le vent de la ville se sont empêtrés dans ma chevelure. Chaque jour, je peigne les infos, j’applique du gel dessus. Mes cheveux… sont comme des antennes. Et je voudrais me détendre, ne pas penser aux arbres qui sont abattus, à cette guerre sans fin jamais commencée, aux brutes qui terrorisent ma ville. En fait, j’ai peur que la douleur dans ma tête ne se répète. »

La ville en fuite en dit beaucoup finalement mais c’est le genre de livre qui demande un effort et sans doute plusieurs lectures, pour voir au-delà de cette expérience extrême limite qui peut rappeler Le festin nu de Burroughs.

Cathy Garcia

 

hovaaaa.jpgJean-Chat Tekgyozyan est un des auteurs contemporains les plus créatifs d’Arménie. Également acteur et scénariste, il s’investit dans le théâtre indépendant, d’abord à Erevan, sa ville natale, puis à Strasbourg où il s’est installé en 2014. Dans La ville en fuite, roman à deux voix, il esquisse un portrait instantané, audacieux et poétique d’une jeunesse arménienne contrariée par son époque : corruption, homophobie, conflits non résolus avec les voisins turcs et azerbaïdjanais.

 

 

 

 

 

Sagesse animale de Norin Chai

 

 

9782234084964-001-T.jpegEt si les animaux devenaient nos professeurs de sagesse ?
Norin Chai, riche d’une longue expérience comme vétérinaire de la faune sauvage, nous plonge ici dans une découverte passionnante et originale du monde animal
et des multiples enseignements qu’il peut nous apporter. Ainsi, par leur manière de se comporter, de vivre, de coexister, les animaux (chiens, chats, éléphants, dauphins, tamarins…) peuvent nous apprendre à nous réconcilier avec nos émotions et à mieux partager celles d’autrui. Ils peuvent aussi nous aider à retrouver les chemins oubliés de notre intelligence intuitive. À mieux écouter notre
corps, sans le bourrer de nourritures inutiles, et à vivre plus sereinement le temps présent...
N’est-ce pas en retrouvant notre lien perdu avec notre animalité que nous finirons, un jour, par retrouver notre pleine humanité ?

 

parution en mars 2018 chez Stock : 

https://www.editions-stock.fr/livres/essais-documents/sag...

 

 

 

 

 

 

 

 

21/10/2018

Vient de paraître : 300K - Anthologie poétique

 

300K.jpgDes poètes francophones (dont je suis) et anglophones du 21ème siècle se croisent dans cette superbe anthologie qui se veut une autre pierre sur le chemin destructeur que sapiens a pris il y a 300 000 ans.

 

par Walter Ruhlmann, Édition Beakful Press, parution le 20 octobre 2018

68 pages, couverture souple en dos carré collé

Dimensions (centimètres)14,81 (largeur) x 20,98 (hauteur)

 

à commander ici : 

http://www.lulu.com/shop/walter-ruhlmann/300k-une-antholo...

 

 

 

 

20/10/2018

Appel à souscriptions : "Il devrait y avoir encore une heure avant l’aube", ouvrage collectif édité par l'association BUZO

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Lancement des souscriptions dans quelques jours :

Il devrait y avoir encore une heure avant l’aube

ouvrage collectif édité par l'association BUZO au profit du collectif allexois de solidarité avec les réfugié.e.s

Préface d’Emily Loizeau
Textes de Cathy Garcia, Grégoire Damon, Colette Daviles-Estinès, Abdellatif Laâbi, Julie Rossello Rochet, Alissa Thor, Chloé Landriot, David Myriam, Claire Rengade, Marlene Tissot, Stephanie Querite, Samuel Gallet, Claire Audhuy, Julio Serrano Echeverría, Rafael Cuevas Molina, Rodrigo Arenas Carter, Alberto Blanco, Laurence Loutre-Barbier, Serge Pey, Snayder Pierre Louis, Baptiste Cogitore, Laura Tirandaz.

Traduction des auteurs hispanophones : Laurent Bouisset
Illustration : Julien Sibert, Simon Fuste et Noémie Ségala
Graphisme : Noémie Ségala
Ouvrage collectif coordonné par Samaël Steiner

Format : 15 x 21 cm, 56 pages

Prix: 15 euros
Paiement par espèces ou chèque à l’ordre de Buzo
(asso qui porte la Nuit de la Poésie Crest )
association Buzo / 9 rue Gustave André, 26400 Crest

Sortie prévue fin 2018