En 1879, le docteur Dujardin-Beaumetz, de l’hôpital St Antoine à Paris publie le cas inédit d’une jeune femme qui ne sent rien quand on la transperce d’aiguilles mais dont la peau est si sensible qu’on peut écrire sur elle… du bout du doigt.
Lorsqu’elle entre dans le service du docteur Dujardin-Beaumetz, Marie présente tous les symptômes de l’hystérie. Elle est souvent saisie de compulsions (pleurs et rires involontaires), s’évanouit à répétition et souffre tantôt de surdité, tantôt de somnambulisme, de catalepsie ou de convulsions. Cette malade de 29 ans présente surtout la particularité d’être totalement insensible à la douleur. «On peut lui traverser de part en part la peau des membres, du ventre, des seins, de la face, sans qu’elle ressente la moindre douleur», écrit Dujardin-Beaumetz. Chose inouïe, la peau qui ne réagit pas aux piqures semble en revanche ultra-sensible aux contacts légers. Elle est anesthésiée mais rougit «au moindre contact» (1). «On peut tracer les caractères que l’on veut sur la peau de cette malade». Il suffit d’y promener le bout du doigt. Ahuri par le phénomène, Dujardin-Beaumetz en fait part à un collègue, Ernest Mesnet, qui constate à son tour, stupéfait.
«Si, prenant un stylet mousse, un crayon taillé fin, nous traçons sur ses épaules, sur sa poitrine, sur les bras, sur les cuisses, le simulacre d’un mot, d’un nom, d’une figure […] nous voyons presque à l’instant une rougeur vive se manifester sur la ligne parcourue par l’instrument. Cette rougeur diffuse constitue le premier temps du phénomène. Deux minutes après, la lettre ou l’inscription commence à paraître sous forme d’un tracé blanc rosé, d’une teinte beaucoup plus pâle que l’érythème rubéolique qui l’encadre de tous côtés». Encore quelques minutes et voilà que «la ligne pâle s’étend, grossit rapidement, prend un relief de plus en plus saillant» qui peut atteindre 1 à 2 millimètres de hauteur. «Bien des fois, nous avons obtenu ainsi des inscriptions assez développées pour qu’on pût les lire à vingt mètres de distance », affirme Mesnet qui propose de baptiser le phénomène «autographie». Dujardin-Beaumetz suggère, quant à lui, de nommer la patiente «femme-cliché», par allusion au daguerrotype, alors en plein essor. Son allocution, prononcée le 11 juillet 1879, fait un triomphe. Tous les médecins se mettent à tracer des signes sur leurs patients, dans l’attente du même phénomène qu’ils essayent de comprendre…
Dans un chapitre de son livre L’Image ouverte, le philosophe et historien de l’art Georges Didi-Huberman essaye lui aussi de comprendre. La nomenclature évolue, dit-il. Dans le courant du XIXe siècle, on parle d’«urticaire factice» ou «nerveuse», de «dermoneurose vasomotrice», de « sténographie cutanée», de «stigmatographisme»… Puis on se lasse d’écrire sur le dos des patients en espérant saisir quoi que ce soit de leur maladie. Il y en a trop. En 1893, une thèse rédigée sur le «dermographisme» s’appuie sur l’étude de 70 cas. En 1901, le chiffre a probablement doublé, voire triplé. Un médecin note, blasé, que ce symptôme n’est finalement «pas très rare si on prend la peine de le chercher.» Il s’avère que les hystériques incorporent volontiers des troubles sur simple effet de suggestion. Les malades sont «impressionnables», dans tous les sens du terme. Il suffit de leur en faire la suggestion pour qu’ils se mettent à simuler sur commande quantité de maladies, dont leur peau reproduit magiquement les apparences. Certains d’entre eux peuvent contrefaire des boutons de scarlatine un jour, les érythèmes de la variole le lendemain et les rougeurs de la rougeole, le surlendemain. Leur peau est celle d’un caméléon, éperdument saisie par l’envie de «figurer» le mal (2).
L’hystérie est une «structure de fantasme», explique Didi-Huberman. Cette forme d’auto-intoxication consiste à simuler tous les troubles associés dans l’imaginaire populaire à ce que les médecins ont nommé «hystérie». Usant de leur corps comme d’un outil théâtral, les hystériques mettent en scène des symptômes. «Leur surface corporelle ne les spécifie qu’à devenir la pure surface d’inscription du désir de l’autre». C’est ainsi, note Didi-Huberman, que cette peau se stigmatise. Celle de Marie, notamment, – qui «perd son sens pour faire Accueil au sens de l’autre» – n’est pas sans rappeler la peau des sorcières qui, dit-on, les trahit par des marques attestant qu’elles appartiennent au diable. En 1890, Mesnet publie d’ailleurs, au sujet de Marie, un texte établissant le curieux parallèle entre les caractéristiques de sa maladie et «les stigmates de la sorcellerie». «De même qu’autrefois les maîtres imprimaient à leurs esclaves des marques pour les reconnaître dans leurs fuites, de même aussi les démons imprimaient, avec leurs ongles des marques qui attestaient perpétuellement la servitude dans laquelle ils avaient entraîné leurs nouveaux adeptes. Ces marques, ces stigmates étaient, entre tous les signes de possession, le plus démonstratif, le plus fatal ! C’était le stigma ou sigillum diaboli !».
«Une éraillure de la peau, une ou plusieurs empreintes accusaient la griffe du diable, marquée soit par un ongle — le plus souvent l’auriculaire — soit par tous les doigts ensembles appliqués sur la peau. Une cicatrice — où qu’elle fut placée — était signe de possession ancienne ; une rougeur avec gonflement et saillie indiquait la possession récente. […] Entre toutes les épreuves, celle de l’aiguille était la plus redoutable ! car si le démon, seul, pouvait, disait-on rendre la peau insensible à la piqûre, lui seul pouvait bien mieux encore faire naître des rougeurs, des élevures, des saillies sur ces régions du corps privé de sensibilité. (3)» Mesnet se félicite que «l’époque de fanatisme» et d’inquisition barbare soit révolue. Dieu merci, on ne condamne plus au bucher les femmes portant la «marque du diable». Mais le stigmate, pourtant, continue d’exister et ce sont les médecins eux-mêmes qui l’apposent. Ils ne se privent en effet pas de tracer des signes cabalistiques sur la peau de leurs patientes. Parfois même, ainsi que Didi-Huberman le révèle dans son livre, les médecins écrivent le mot SATAN sur le dos des hystériques.
«Le diable a dû battre en retraite devant les progrès de la Science et de la Raison», affirme Mesnet, qui omet pudiquement de dire à quel point la notion du Mal reste prégnante dans les milieux de la médecine. Le Mal, bien sûr, n’est plus de nature démoniaque, mais les mots savants dont on l’habille restent infamants. Ce qui explique peut-être pourquoi les hystériques du XIXe siècle manifestent de façon spectaculaire leurs troubles, affichant à même la peau le désordre qui les frappe : celui qui touche à l’utérus (hysteria). Elles ont le mal du désir, résume Didi-Huberman. Or ce mal, d’où vient-il sinon de l’autre ? Les femmes autographes en sont parfois «affectées» jusqu’au prodige. Certaines se mettent à avoir leurs règles dès lors qu’on leur caresse le dos. Le simple contact d’un doigt déclenche une montée de sang, ou plutôt «une remontée du viscéral vers la surface : c’est le moment où le sang fait “anadrome“, par dilatation du système vasomoteur, et vient, du dedans, troubler la surface cutanée». Il n’y a là rien d’innocent, ajoute-t-il : «cette “remontée“ de l’incarnat fut le plus souvent associé, dans les anciennes théories figuratives, à une naissance du désir».
A LIRE : L’Image ouverte, de Georges Didi-Huberman, éditions Gallimard. Collection Le Temps des images. 2007.
NOTES
(1) Son allocution, le 11 juillet 1879 à la Société des Hôpitaux, est suivie de la publication d’un texte intitulé «Troubles vasomoteurs de la peau observés sur une hystérique», dans le Bulletin de la Société médicale des Hôpitaux.
(2) Dès 1859, le médecin nommé Briquet (qui fut le professeur de Mesnet et Dujardin) insiste sur «l’élément affectif du système nerveux [qui] constitue le fondement de la prédisposition à l’hystérie.»
(3) Source : Ernest Mesnet. «Autographisme et stigmates dans la sorcellerie au XVIe siècle». Brochure publiée à Paris, en 1890, illustrée de 3 photos de Marie.
Source : http://sexes.blogs.liberation.fr/2015/06/23/impressionne-...