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24/08/2015

Purgatoire du quotidien, lu par Murielle Compère-Demarcy

 

Purgatoire du quotidien, éditions A tire d’ailes, 2014, 22 pages, 5 €

Purgatoire du quotidien, Cathy Garcia    

Un « Purgatoire du quotidien »en rien soporifique, où la marque de fabrique de cet humour caustique pratiqué par l’éditrice-poète autodidacte des Nouveaux Délits, Cathy Garcia, se reconnaît dès l’ouverture de ce court et dense opus rafraîchissant, jubilatoire, couleur soleil noir. Un florilège de notes journalières sur la vie, le temps, le monde, les autres, etc. Roboratif, hors des sentiers battus, parfois subversif, toujours salutaire !

Cathy Garcia en annonce la couleur : « Si nous vivions au paradis, je répondrais moi aussi à l’appel, mais nous vivons au mieux au purgatoire ».

Nous savons où nous situer, à la frontière entre le désarroi et la dérision, dans une COURSE QUOTIDIENNE où

Sur la ligne de départ

Comme pour une course,

L’athlète au foyer compte mentalement

Les sauts d’obstacle.

Et si notre foi dans le présent n’a pas été tout à fait sauvegardée, on se range entre la solitude que l’on sait rendre librement nombreuse, le découragement et le rire mais jamais du côté de la résignation : La résignation est un suicide quotidien, lit-on dans l’exergue de l’opus, citation du romancier Balzac. La vie une comédie humaine, soit. Mais l’écriture recoud les déchirures. Comble chaque

LACUNE

Il me manque des pages au manuel de la vie,

entre autres celles concernant le logiciel

de compression des choses à faire.

Les rebonds sont au rendez-vous pour repartir de plus belle, avec un bouquin, un crayon, un cahier, même la figure copieusement aspergée par les phéromones d’un chat (p.11), et l’on parle de l’avenir, malgré tout :

NO FUTUR

Famille motoculteur et tronçonneuse se lancent à l’attaque

et vas-y que se lamentent les moutons en ces temps

foutuistes. Les nuages arrivent de partout, meutes aux

ventres sales. Souffle, fraîcheur, caresse et les antennes nous

grillent.

L’humour ici se pratique en solo, en famille, avec une « madeleine Thaï »,dansune « minute zen », entouré pourquoi pas de chats, au pire de « gens qui vous quotidiennent le quotidien. / On appelle ça des cons » et même au sein du « purgatoire vert » autour de chez soi ; en prose, en distiques, en tercets, avec l’air quotidien d’un haïku ou l’air haïku du quotidien, tout dépend de l’humeur de chacun(e) – par exemple :

PANACHÉ ZEN

Il fait très beau, le ciel est très bleu, les oiseaux chantent très

bien. C’est le jour du premier passage du nuage nucléaire

japonais.

Humour en touches de petites vérités journalières assénées « on the road »,en hamac (« machine à suspendre le temps »), à l’endroit, mieux, à l’envers sans manquer de diffuser pourquoi pas, par-ci par-là – voire en épilogue – comme une petite leçon de vie à celles et à ceux qui n’auraient pas encore compris à quoi elle tient : à presque rien. Un fil. Celui d’un micro-poème pourquoi pas. Un microcosme d’immanquable et féroce bêtise, un monde fait de beautés paradoxales ravissantes et/ou ravies. Le bonheur. Un bonheur immense dans notre décor minuscule.

TROP MINUSCULES

D’un beau vert pomme mais si minuscule, vraiment la moitié

d’un puceron, le voilà sur mon doigt. J’ai soufflé mais il est

resté là, alors je l’ai poussé un peu, et encore un peu et il a

fini par avoir l’air……. Mort. Alors je l’ai poussé pour de bon,

avec tout de même un genre de remords, et c’est alors que ça

m’est venu, je me suis dit que toutes les injustices de notre

condition humaine viennent peut-être de ça… Nous sommes

simplement trop minuscules !

 

Murielle Compère-Demarcy

 

Source : http://www.lacauselitteraire.fr/purgatoire-du-quotidien-c...

 

L’homme-sirène de Carl-Johan Vallgren

 

Traduit du suédois par Martine Desbureaux 

 

JC Lattès, février 2015

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 310 pages, 21,50 €

 

 

Terriblement noir, mais captivant, ce roman pourrait tout aussi bien être classé dans les romans pour ados, car il s’agit d’une histoire qui les concerne directement. L’histoire d’une collégienne, Petronella, dit Nella et son petit frère collégien lui aussi, Robert : deux enfants qui ont tout pour en baver. Un père en prison, mais c’est pire quand il en sort, une mère alcoolique qui ne s’occupe pas du tout d’eux, pas d’argent et quasi pas d’amis. Le petit frère, surnommé Robbie, lui est carrément devenu le souffre-douleur d’une bande de tortionnaires un peu plus âgés. Il cumule les tares et ces brimades quotidiennes n’arrangent rien. Sa sœur fait tout ce qu’elle peut pour le défendre, le soutenir et s’en occuper à la place des parents défectueux. Pire que défectueux, des parents qui en rajoutent dans les problèmes au lieu de les régler. Les tortionnaires en question, surtout leur chef, Gérard, ne se contentent pas de harceler Robbie, leurs petits jeux qui n’ont rien de drôles, deviennent de plus en plus cruels, cela vire à la persécution pure et dure et Nella devient victime à son tour d’humiliations et de chantage, quand d’autres exactions de la bande prennent un tournant bien plus compliqué.

 

Le frère et la sœur surnagent tant bien que mal, persuadés, et pas forcément à tort, qu’on ne peut compter sur les adultes, à part peut être, celui que Nella appelle le Professeur, un Hongrois très cultivé, collectionneur un peu fou, qu’ils avaient rencontré à la bibliothèque, mais lui-même vit seul en marge de la société. Pour Nella, Robbie le petit frère, c’est toute sa vie, il n’y a que lui qui compte, le protéger quel qu’en soit le prix.

 

C’est dans ce contexte ultra déprimant que quelque chose ou plutôt quelqu’un d’incroyable, d’impossible même, va faire irruption. Nella a un seul copain, un seul, Tommy et Tommy a deux grands frères, deux pêcheurs et ce qu’ils ont ramené, puis caché suite à une pêche un peu frauduleuse en eaux danoises, est tout simplement impensable. Une créature qui n’existe pas, qui ne peut pas exister et qui catalyse comme Robbie toute la haine et la cruauté de ceux qui l’ont capturé par accident, eux et d’autres aussi… Cette créature a une force hors du commun mais elle a été frappée, torturée, blessée et elle ne peut retourner d’où elle vient sans aide et c’est Nella qui va entrer en communication avec elle. Nella aidée de Tommy qui vont tenter de réparer, mais il est difficile et même dangereux d’aller contre la bêtise et l’inconscience humaine.

 

Ce roman tout en décrivant une réalité sociale suédoise peu connue, s’appuie sur le côté le plus obscur de l’Homme, à côté de laquelle un monstre des abysses parait comme un ange de lumière, cette ombre qui pousse dans n’importe quel terreau pour développer cruauté, sadisme, haine de l’autre, lâcheté, cupidité. Certains y succombent par faiblesse, d’autres par on ne sait quoi d’irrémédiablement mauvais en eux, ceux là pour qui faire du mal devient un sacerdoce.

 

L’homme-sirène nous pose une question, et il n’y aura pas de réponse, car il est peut-être impossible d’aller contre la bêtise et l’inconscience humaine. Aussi la question reste en suspens, comme un rêve qui met du temps à se dissiper, quelque chose qu’on a faillit toucher du doigt et qui a disparu, et avec elle, l’espoir que les choses puissent être autrement.

 

Cathy Garcia

 

 

AVT_Carl-Johan-Vallgren_2317.jpgCarl-Johan Vallgren est né en 1964 en Suède. Il est l'auteur de 9 romans, mais aussi musicien (7 disques produits à ce jour, sous son nom). Il vit à Stockholm. Il a reçu en 2002 le prix August pour son roman Les Aventures fantastiques d’Hercule Barfuss (Lattès, 2011). Traduit en 25 langues, ce livre a conquis le marché international et est devenu un best-seller dans plusieurs pays dont l’Italie, la Russie et l’Allemagne.

 

 

Note publiée sur la Cause Littéraire.

 

 

 

21/08/2015

Banksy's Dismaland park a Weston Super-Mare !

 

 

 

 

19/08/2015

Courir. S'agiter.

Courir. S’agiter. Viser le peloton de tête. Réussir. Être écrivain, acteur, mannequin, photographe, musicien, chanteur, artiste. Être connu, reconnu. Dans les magasines, à la télé, dans la rue. Séduire. Toujours mieux, toujours plus. Être lu, être vu, être écouté, être authentique bien entendu. Fantastique. Élastique. À l’affût. Courir. S’agiter. Ne pas passer inaperçu. Se sentir vivre. Se sentir exister. User de soi, se vendre mieux, se vendre plus. Gagner sa vie ? Sortir du lot ? Courir…

 

(Gagner la sortie, sortir de cette civilisation avant le grand crash). Schizophrénie.

 

Se déposer avant d’entrer. Garder le soi pour les vacances, les jours fériés, apprendre à travailler l’emballage et la publicité. Taper dans l’œil des recruteurs sinon c’est cuit. Être ordinaire aussi, ça a un prix. Il faut tailler tout ce qui dépasse, se mouler dans le moule, accepter l’inacceptable. Cœur et cerveau sont en option, mieux vaut les laisser au vestiaire, au fond de ton sac accroché à la chaise où tu restes assis face à « celui qui parle », celui ou celle qui t’expose les règles du jeu pour gagner ta vie. C’est sa façon à lui de gagner la sienne, c’est comme les poupées russes, le but étant de devenir toujours plus gros, toujours plus grand, mais il y aura toujours une poupée encore plus grosse pour t’emboiter. Le point commun entre toutes, c’est qu’elles sont creuses…

 

(Là aussi il faut chercher le trou de ver ou être le ver, mais peut-être n’est-ce qu’une façon de plus de perdre sa vie à la gagner.)

 

Une histoire de poupées vides. De cases à remplir. De grimaces règlementaires, de sourires déplacés. De coiffures coiffées, de tenues qui se tiennent, de l’air qu’il faut avoir alors que pourtant on étouffe de pire en pire. Il s’agit d’un monde ridicule avec un système encore plus ridicule, un chaos qui s’est lissé la face, une cruelle et idiote farce qu’on nous force à avaler, que chacun avale et fait avaler. Tous ceux qui n’avalent pas sont automatiquement désignés par de brefs assemblages de lettres capitales qui en disent long, tellement long qu’elles ne disent rien du tout, juste de la farce, toujours plus de farce, toujours plus indigeste. Indigeste. Indigeste. Indignés, veuillez patienter. Des couloirs à n’en plus finir où patienter jusqu’à la mort.

 

Toxiques. Empoisonnés. La terre, l’air, la mer, le sang, la chair.

 

La tête, la tête, enflée jusqu’à exploser. Exploser. À exposer ses fesses, son art ou les faits, la pensée formatée, les formats prédécoupés.

 

Veuillez, je vous prie, me laisser procéder à ma défragmentation. Laissez-moi me rassembler, me ressembler, contempler le temps qu’il faudra la belle couleur orangée de cette tisane qui n’a rien coûté si ce n’est le gaz pour amener l’eau à ébullition. Il y a encore quelques sources buvables et gratuites. Il y a encore des fleurs sur des arbustes qu’on débroussaille au tractopelle. Il y a cette incroyable faculté du monde végétal de continuer à germer, à jaillir, à grandir, à pousser sans qu’on ne le lui demande. Quelques boutons de pissenlit, quelques feuilles de mélisse et le corps jouit d’être compris, tandis que les oiseaux cherchent ce qu’il faut pour faire leurs nids.

 

 

Les animaux partagent le même bateau-terre, le même espace et de quel droit le leur interdisons-nous ? De quel droit les détruisons-nous ?

 

 

L’ego et l’empathie sont inconciliables, pour que l’empathie grandisse, l’ego doit céder du terrain, l’ego n’est qu’une masse de pensées cristallisées et plus il est fort, plus il craint les autres egos. Plus il se croit humble et tolérant, plus il se compromet avec lui-même.

 

J’apprends de mes « alter egos », j’apprends, j’avale, à en vomir, tellement nous sommes égarés, produits ratés d’une société débilitante.

 

Avoir fait un pas de côté n’est pas sans conséquence. Difficile de ne pas être du troupeau. Combien de fois peut-on se faire passer dessus et continuer tout de même à avancer ? Tant de coups, tant de plaies invisibles, tout à l’intérieur et le miroir est de plus en plus poli, reflète de mieux en mieux et n’en reçoit que plus de coups encore.

 

Cru si fiction… Cette formidable langue des oiseaux. Les rois se bousculent au portillon, qui osera leur dire qu’ils sont nus ? 

L’enfant, toujours, l’enfant…

 

 Il y a les belles choses, les savoureuses, celles qui nourrissent le sentiment d’exister et l’émotion de vivre. Le jardin, tout ce qui pousse, éclot, fleurit, fructifie, avec la sagesse immuable et le sens profond des cycles. Il y a la marche, faire corps avec un paysage, sentir les jambes travailler, frapper leur rythme sur la terre et tous les sens en éveil qui vibrent et captent, qui hument et découvrent du neuf à chaque pas.  Rien que des instants et leur respiration unique, cette adéquation parfaite entre l’en-soi et le hors-soi. Il y a ce miracle de la vie, miracle oui, surtout quand on s’embarque dans cette folie de la transmettre. Il y a la Beauté qui nous laisse à genoux, le cœur déployé et il y a l’amour quand on y croit, mais la foi reste fragile. L’Amour et son labyrinthe voilé. Il y a la Simplicité, plus enivrante que tous les alcools, mais si rare. Exister est un écartèlement permanent. Entre Spleen et Idéal pensait Baudelaire, mais savoir vivre c’est savoir accepter sans se résigner, savoir lâcher-prise sans lâcher la main de l’autre. Renoncer au bonheur mirage, les innombrables projections du système sur l’écran de nos désirs, jusqu’au viol de notre intégrité. Achète, consomme, travaille encore pour acheter, consommer sans poser de question et tu seras heureux. Pas encore aujourd’hui, mais demain, oui c’est certain. C’est prouvé par la science. Demain sera le grand jour, demain tu seras riche, le héros de ta vie, admiré, adulé, envié, car tu le mérites. Avec ce qu’il faut de peur pour avoir besoin de se protéger derrière des remparts d’achats sécurisants.

  

Il y a les belles choses, les savoureuses et ce ne sont pas des choses, mais des êtres et des sentiments, des émotions, des sensations, des échanges, des partages, des solitudes aussi, pleines et débordantes de vie.

 

Il y a les peurs oui, innombrables, envahissantes, les mauvais pressentiments, les ennuis à répétition, les coups du sort qui s’acharne et tout ce qu’il faudrait comprendre pour transformer, se transformer soi sans savoir s’il faut avancer ou reculer, s’il faut ci, s’il faut ça…. La mécanique enrayée du mental. L’envie de dormir.

 

L’argent reste le problème omniprésent, omnipotent, un piège infâme, le plus toxique des mirages, la plus cruelle des machettes. Cette peur de manquer, de chuter encore plus bas, cette tache sur soi qui s’agrandit et nous définit plus que n’importe quoi d’autre : pauvre. C’est immonde. Tout le monde le sait, mais rien ne change, une seule chose compte : en avoir ou ne pas en avoir.

  

Dans une société aussi férocement individualiste que la nôtre, ce qui fait lien c’est « en avoir », ce qui ouvre toutes les portes, aussi vaines soient-elles, c’est « en avoir beaucoup ».

 

Une seule planète, plusieurs mondes, qui ne se côtoient pas. L’un d’eux est en train de dévorer tous les autres.

 

 cg, 2015

17/08/2015

Les veines ouvertes de l’Amérique latine, Eduardo Galeano

 

 Traduit de l’espagnol (Uruguay) par Claude Couffon

Les veines ouvertes de l’Amérique latine, Eduardo Galeano
147 p. Edition Pocket
 
 

Il y a des auteurs qu’on ne découvre que lorsqu’ils disparaissent. Ce fut malheureusement mon cas pour l’uruguayen Eduardo Galeano, que je n’ai connu que cette année. Pour d’autres, c’était déjà un auteur incontournable pour comprendre l’Amérique latine, notamment à travers l’ouvrage qui l’a fait connaître : Les veines ouvertes de l’Amérique latine (Las veinas abiertas de América latina). Près d’un demi-siècle après sa parution, ce brillant essai, qui relate le traitement de l’Amérique latine depuis Christophe Colomb jusqu’à nos jours, est malheureusement très ancré dans la réalité actuelle ; permet de comprendre les problèmes contemporains et persistants du nouveau continent, et nous interroge sur les fondements du mode de vie confortable dans lequel nous baignons en Europe et en Occident.

La conquête de l’Amérique par les Espagnols et Hernán Cortés a été très sanglante, on le sait. Et a été facilitée par une certaine passivité des Indiens. Au Pérou cependant, un dénommé Túpac Amaru, descendant direct des empereurs Incas, décréta la liberté des esclaves, et initia un mouvement de résistance, puis de révolution. Lui et ses guérilleros vaincus, il sera humilié et torturé en public à Cuzco, avec sa femme et ses enfants, puis décapité. Sa tête et ses quatre membres seront envoyés dans cinq lieux différents.

La dignité indienne éliminée, le pillage de l’or et de l’argent peut être sans limites. Galeano raconte avec éloquence cette période guidée par la soif d’or et d’argent des conquérants, parfois à la limite de la folie. Les descriptions des conditions de  travail des mines sont assez écœurantes. Les exemples de cruauté infligée aux esclaves ne manquent pas. Et on apprend aussi que la Bolivie, aujourd’hui un pays très pauvre, fut un des pays les plus riches au monde en matière de ressources, qui a largement contribué au développement des grandes puissances, ceci au prix de la vie de huit millions d’Indiens. Mais sur tout le continent, c’est bien plus d’Indiens qui disparaîtront suite à la conquête de Cortés : « Les Indiens de l’Amérique totalisaient pas moins de soixante-dix millions de personnes lorsque les conquistadors firent leur apparition. Un siècle et demi plus tard, ils n’étaient plus que trois millions et demi », nous dit l’auteur.

Après l’or et l’argent, le sucre. Le sucre, qu’on accuse aujourd’hui de tous les maux, le sucre, dont l’abus rend obèses nos enfants. Christophe Colomb le découvrit aux Îles Canaries avant de le planter en République Dominicaine, et plus tard à Cuba. Dès lors, le sucre rejoindra l’or et l’argent comme un des moteurs principaux de la conquête du continent. Et encore au XXème siècle, le sucre sera un enjeu essentiel de la suite de la conquête, cette fois en faveur des Etats-Unis. En 1965, ils n’hésitent pas à envoyer 40.000 marines en République Dominicaine pour rétablir l’ordre suite à une insurrection contre la dictature militaire. Ces mêmes marines étant « disposés à rester indéfiniment dans le pays en raison de la confusion régnante ». Jusqu’à la révolution cubaine, les relations entre les Etats-Unis et Cuba seront solidement guidées par la main mise des Etats-Unis sur le sucre cubain. Quant à Porto Rico, autre pays sucré, qui aujourd’hui ne parvient plus à payer sa dette, on apprend qu’il fut l’état des Etats-Unis avec le record de soldats ayant combattu au Viêt-Nam. Eduardo Galeano s’attarde également sur les enjeux liés au café, au chocolat, aux légumes, au pétrole.

Dans Les Veines ouvertes de l’Amérique latine, la politique étrangère des Etats-Unis n’est pas montrée sous un jour favorable, c’est le moins qu’on puisse dire. Dans la mesure où Eduardo Galeano cite constamment ses sources, ça en devient déprimant. Ni même le grand démocrate Abraham Lincoln, abolisseur de l’esclavage n’échappa pas au rêve d’annexer toute l’Amérique latine, « destin manifeste » de la grande puissance sur ses pendants naturels. Au début du XXème siècle, Théodore Roosevelt, président des Etats-Unis et prix Nobel de la paix, réalisera une partie de ce rêve en amputant une partie de la Colombie, le canal de Panama : « J’ai pris le canal », dira-t-il fièrement. Il ressort de cette lecture, pour faire court, mais sans trop caricaturer, que les Etats-Unis veulent être partout en Amérique du Sud, et que tout ce qui ne va pas dans leur intérêt mérite une intervention de leur part. Ainsi, on comprend pourquoi ils soutiennent tous les régimes autoritaires qui leur fournissent de la main d’œuvre à bas prix, et n’hésitent pas à déloger eux-mêmes les éléments qui les gênent. Au Mexique, durant les dix ans de guerre entre Emiliano Zapata et le dictateur Porfirio Diaz, ils n’hésiteront pas à bombarder les Zapatistes et a leur envoyer les Marines. Durant vingt ans, ils occuperont Haïti, y introduiront le travail forcé, et tueront 1500 ouvriers en une seule opération de répression. Les exemples de ce type ne manquant pas dans l’ouvrage, sans avoir d’a priori sur la politique étrangère des Etats-Unis dans ce continent, il n’est pas difficile de s’en sentir mal à l’aise.

L’essai permet aussi de mieux cerner les problèmes de l’Amérique latine d’aujourd’hui, et de mieux appréhender les forces politiques qui y émergent. Juan Perón, populiste de droite en Argentine, a le mérite d’avoir nationalisé les entreprises de son pays. Le Venezuela des années 70, bien avant Chavez puis ses problèmes de violence actuels, était déjà un des pays les plus violents au monde, dont l’économie reposait uniquement sur le pétrole, ceci au bénéfice d’une petite minorité pour soixante-dix pour cent de laissés pour compte et une moitié d’enfants et adolescents non scolarisés. Quant à Cuba, en 1960, l’ex-ambassadeur nord-américain déclarera que « jusqu’à l’arrivée de Castro au pouvoir, les Etats-Unis avaient une telle influence sur Cuba que l’ambassadeur nord-américain était le second personnage du pays, parfois même plus important que le président cubain ».

S’il laisse un peu trop de côté les responsabilités locales (des gouvernements) pour se focaliser uniquement sur les intérêts extérieurs, l’auteur se penche sur la place des Indigènes dans les sociétés d’Amérique du sud actuelle. Le peu qui en ressort est assez effarant et mériterait d’être plus largement traité. On apprend qu’une enquête des années 60 révélait que si les Paraguayens ne cessent de rendre hommage à l’esprit guarani, et pis, ont quasiment tous du sang indien, huit Paraguayens sur dix considéraient que « les Indiens sont comme des animaux ». Et selon l’auteur, d’une manière générale « les Indigènes sont incorporés au système de production actuel et à l’économie de marché, bien que ce ne soit pas de forme directe. Ils participent, comme victimes, à un ordre économique et social où ils jouent le rôle difficile des plus exploités parmi les exploités ».

Quatre ans de recherche ont permis à l’auteur de dresser cet inventaire sans précédent des intérêts extérieurs en Amérique latine. Une part d’Histoire méconnue chez nous, et encore trop cachée là-bas, qui laisse difficilement insensible, et fait souvent froid dans le dos. Aucune grande puissance n’est réellement épargnée (ni la France, ni l’Angleterre, ni les Pays-Bas), mais la politique extérieure qui a les conséquences les plus dramatiques vient des Etats-Unis, qui prennent le relais des Espagnols après  la chute de l’empire espagnol. Cet ouvrage politique et économique pour le grand public, vulgarisé, qui pourrait presque s’appeler « La politique économique en Amérique latine pour les nuls » cite constamment ses sources, ne verse jamais dans l’anti-américanisme primaire, et encore moins dans les sordides théories complotistes qui viennent parasiter l’extrême-gauche de nos jours. On sort probablement déconcerté, déprimé par cet essai, et on en sort certainement grandi, car plus instruit. Plus curieux également, car il y a des épisodes dont on aimerait savoir plus. Trois cents pages de livre ne sont malheureusement pas suffisantes pour relater six siècles d’histoire d’un continent.

A l’heure actuelle, la main mise des intérêts extérieurs en Amérique latine n’a pas flanché. Au Mexique, avec l’accord du gouvernement mexicain, les Etats-Unis ont déjà acheté une partie de la compagnie pétrolière Pemex et continuent de construire à Cancún des hôtels où on paye en dollars, et dont l’argent va principalement aux Etats Unis. Quant à Coca-Cola, qui possède de l’eau en bouteille, il n’a aucun intérêt à ce que l’eau des éviers mexicains soit potable.

Karl Marx a dit, comme chacun sait « la religion est l’opium du peuple ». Pour l’Amérique latine, cette partie du monde qui baigne dans le Catholicisme, Eduardo Galeano conclut son ouvrage ainsi : « Il y en a qui croient que le destin repose sur les genoux des dieux, mais la vérité c’est qu’il relève, comme un défi incandescent, de la conscience des hommes ». Un appel à la connaissance et à l’action donc. Espérons qu’il puisse être entendu.

 

par Alexis Brunet  sur http://www.lacauselitteraire.fr/

 

 

 

Jacques Bonnaffé et Denis Podalydès - Matin brun de Frank Pavloff

 

 

14/08/2015

Alors ?

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Trouvez le menteur...

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G.Moutafis - Île de Cos - Grèce

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09/08/2015

Contre le massacre des dauphins aux Iles Féroé et en soutien des membres de Sea Shepherd accusés d'avoir tenté de les défendre

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Agissez pour soutenir les 7 membres de Sea Shepherd accusés d'avoir défendu les dauphins contre leur massacre aux îles Féroé, cliquez sur le lien pour envoyer un mail au Premier Ministre Danois pour faire cesser ce massacre annuel, Le Népal vient d'interdire un des plus grands massacres rituels de bétail au monde, le Danemark peut faire arrêter cet immonde massacre aussi, d'autant plus qu'il s'agit là d'espèces sauvages et menacées.

http://www.standup250.org/take-action/

 

 

 

 

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Plongée dans le vieux port de Marseille // Opération Mare Nostrum

 

 

 

 

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06/08/2015

Gramat (Lot) : 70ème commémoration des bombardements atomiques d'Hiroshima et Nagasaki

 Du 6 au 9 août - à Gramat (46) - Salle de l'Horloge et Place de la Halle

 

Il y a 70 ans, deux bombes atomiques frappaient les villes japonaises d’Hiroshima et Nagasaki. Aujourd’hui, les États dotés de l’arme nucléaire maintiennent et modernisent leurs arsenaux nucléaires, bafouant leur engagement à désarmer. Du 6 au 9 août agissez avec nous pour l’abolition des armes nucléaires !

 

Le Collectif « Route sans frontières » propose un évènement militant et culturel articulé autour de la projection du film :

LE VOYAGE de Peter Watkins, 870 min, 1983-1986

 

DES BOMBES ATOMIQUES AUX ARMES À URANIUM APPAUVRI

 

Ce film – d’une durée de 14 h 30, d’où sa programmation sur quatre jours – est un plaidoyer pacifiste contre le nucléaire. Il est composé d’entretiens avec des familles des cinq continents, qui parlent des armements nucléaires, de la difficulté de s’informer sur la question dans les médias ou à travers le système éducatif, de la politique de leurs États respectifs en la matière, des effets de ces armes, et du rôle des médias de masse dans la course aux armements. Entre documentaire et fiction, s’analysant à mesure qu’il se poursuit, Le Voyage nous amènera dans l’intimité d’un village africain, d’une communauté mexicaine, d’une famille d’Hiroshima, ou d’un village de Norvège…

Nous proposons de montrer les différentes étapes du Voyage du jeudi 6 août 2015 à 14 h au dimanche 9 août à 22 h (début de la projection jeudi 6 à 20 h 30)

Des invités nous serviront de guides, dont Guy Cavagnac, coproducteur du film pour la partie française, qui présentera Le Voyage, Daniel Durand, président du Registre des Citoyens du Monde, et Michel Auvray, historien ayant particpé au film, qui raviveront notre mémoire de Cahors Mundi et de la mondialisation du Lot en 1950.

La projection ménagera des temps de discussions, débats et pauses musicales

Nous nous interrogerons aussi, en miroir du film, sur l’implication du Centre CEA de Bèdes (à 4 km de Gramat) dans la course au perfectionnement des armes atomiques et des munitions à l’uranium appauvri, et sur le fait que la France, qui possède de telles armes, n’envisage pas d’en interdire l’usage, mais pousse au contraire à les développer.

Animations, infos et convivialité (musique, théâtre, conférence, films...) seront proposés le week-end Place de la Halle à Gramat, autour d’une buvette avec restauration (réservation conseillée).

Le Collectif « Route sans frontières » :

Groupe Sortir du nucléaire Lot, Le Lot en action, La Parole a le geste, Kinomad, les Sentinelles de la Paix, Conseil des territoires Citoyens du Monde, Assemblée des Citoyens du Monde, le GADEL, ATTAC Lot, La Conf du Lot, Groupe Palestine Figeac, Écoles Tiers-Monde 46, Le Droit à la paresse, Vigilance OGM 46, Pour une Terre vivante, la LDH Martel, Collectif SDN corrézien, SDN 82, Ende Doman, Bien profond et VITES / Remerciements à la Mairie de Gramat.

 

Contacts : sdnlot@free.fr / 06 46 41 08 11 / 05 65 34 29 17 / 06 42 28 65 36 / http://www.journeesdetudes.org/sdnlot

Programme, infos et liens sur le site : http://journeesdetudes.org/sdnlot Office du Tourisme : 05 65 33 22 00 / Repas et hébergement alternatif : 05 65 34 29 17

 

Retrouvez la dynamique d'actions contre le nucléaire militaire :
http://www.sortirdunucleaire.org/70-ans-Hiroshima-Nagasaki

 

 

 

 

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04/08/2015

Union Européenne : Face au désastre, que peut-on faire ?

 

mardi 4 août 2015, par Jean-Marie Harribey *, Jean Tosti *

L’Union européenne est un désastre total. En son sein, l’Union économique et monétaire est un désastre au carré. La 21e Conférence des parties (COP 21) de l’ONU qui aura lieu à Paris en décembre prochain pour trouver un accord sur le climat s’annonce comme un désastre programmé. Depuis huit ans, la crise ouverte aux États-Unis et qui s’est répandue partout a engendré une somme de désastres sociaux qu’on croyait ne plus jamais revoir. Tout cela parce que les classes dominantes, d’un bout du monde à l’autre, ont fait le choix de renforcer leur modèle financier plutôt que de le corriger, ne serait-ce que modérément. Ainsi, la crise écologique et le réchauffement climatique sont vus comme des occasions de donner une envergure encore plus grande à la privatisation et à la marchandisation des biens naturels, en les transformant en nouveaux actifs financiers. Et, comme si cela ne pouvait aller sans un corollaire, dans le même temps, les peuples se voient présenter la facture de cette crise capitaliste. Comment interpréter autrement la violence de la pression exercée contre le peuple grec depuis qu’il a osé élire un gouvernement promettant de rompre avec l’austérité et d’engager un programme de réformes structurelles positives et non pas négatives ?

Tels sont les événements dont nous sommes les témoins, et dont le caractère dramatique tient bien sûr au délabrement économique et social qui est imposé à la Grèce, mais aussi à la négation du principe même de la démocratie. Un peu comme si cette démocratie, inventée en Grèce il y a 2500 ans, devait être éradiquée parce que son existence était un obstacle à la poursuite d’une accumulation financière infinie. Les peuples votent contre l’austérité, eh bien, on va leur en administrer une dose supplémentaire, histoire de leur apprendre qui commande. La reddition du gouvernement Syriza, obtenue le couteau sous la gorge, a beau être parée du terme « accord », elle n’en rappelle pas moins les accords de Munich qui, en 1938, ouvrirent la période la plus tragique du XXe siècle [1], laquelle avait suivi le traité de Versailles de 1919, aussi funeste qu’imbécile.

La fenêtre qui avait été entrouverte en Grèce en janvier dernier a été brutalement refermée par dix-huit chefs d’État ou de gouvernement et les responsables de ladite « troïka », représentants zélés d’une oligarchie financière, qu’on croyait sans visage, mais qui apparaît de plus en plus nettement : Draghi, ex-responsable de Goldman Sachs en Europe qui avait maquillé les comptes publics de la Grèce pour faire entrer celle-ci dans l’euro ; Juncker, ex-évadeur fiscal diplômé ; Lagarde, appelant à alléger la dette de la Grèce sauf celle envers le FMI ; Schäuble, chrétien-démocrate exécuteur en chef, etc.

Face à un tel désastre, le pire serait sans doute de baisser les bras, même si la tentation en est parfois forte. Telles des fourmis, il nous faut continuer à travailler pour préparer le retour de conditions plus favorables à l’inversion des rapports de force. La modeste contribution d’une revue comme Les Possibles se situe là. Nous poursuivons ainsi dans ce numéro l’exploration des thématiques qui sont, à notre avis, porteuses des enjeux principaux pour l’avenir : après, notamment, la protection sociale, l’écologie, les biens communs et la monnaie, nous abordons ici le thème de la connaissance en tant que construction typiquement humaine, potentiellement apanage de l’humanité entière, mais très menacée par la marchandisation généralisée. Deux textes théoriques ouvrent le dossier : celui de Carlo Vercellone, qui relie l’appropriation de la connaissance à l’évolution du rapport entre capital et travail ; celui de Gérard Duménil et Dominique Lévy, qui explique que le capitalisme managérial est fondé sur le rapport entre savoir et pouvoir.

Le rapport de classes est encore au centre de l’article d’Hervé Le Crosnier qui pose la question « à qui appartient la connaissance ? », pour montrer que de nouvelles formes de domination apparaissent dans la production et l’usage de la connaissance, ouvrant la voie à une seconde phase de la mondialisation qui instaure un ordre mondial de l’usage des savoirs.

Gérard Collet montre l’incidence de l’introduction des techniques d’information et de communication dans l’éducation. Évelyne Perrin examine les luttes qui ont été menées en France autour de l’accès à l’éducation dans un environnement marqué par la pénétration des entreprises dans ce secteur. Martine Boudet prend la crise de l’enseignement des lettres comme exemple de la pression exercée dans le domaine culturel par le néolibéralisme. Michel Thomas et Jean-Claude Salomon étudient le processus de création/destruction des connaissances médicales. Nous publions aussi le Manifeste contre la marchandisation de l’éducation de la Fédération internationale des Centres d’entraînement aux méthodes d’éducation active. Claude Calame se demande comment l’anthropologie peut aider à poser un regard critique sur les sciences sociales et donc sur l’objet de ces sciences, la société. Enfin, Gilles Rotillon dissèque les prétendus préceptes moraux de Jean Tirole, porte-parole d’un discours économique très libéral.

La partie « Débats » de la revue est composée de trois ensembles. Le premier fait écho à un débat ouvert par Edwin Le Héron dans le précédent numéro, concernant le concept d’illégitimité de la dette. Lui répondent ici Éric Toussaint qui rapporte un extrait de la Commission pour la vérité sur la dette grecque, Pascal Franchet et Catherine Samary. Il ressort de ce débat, on ne peut plus actuel et sensible, qu’il ne peut en rester au plan de l’abstraction. Il est d’emblée très politique, car il traduit un état du rapport de force entre créanciers et débiteurs et il oblige à porter un regard historique sur la genèse de l’engrenage de la dette publique. C’est un préalable pour que soit vu comment les financiers s’organisent afin de rendre perpétuel le versement de la rente, et aussi pour que soit compris que, malgré cela, le principe de l’endettement est consubstantiel aux sociétés et à l’action publique. Ce qui renvoie à notre précédent dossier sur la monnaie.

Un deuxième ensemble de textes porte sur les BRICS et l’Amérique latine. Tour à tour, Peter Wahl, Pierre Salama et Pierre-Luc Abramson proposent des éléments analytiques de sociétés en pleine évolution, traversées par les contradictions du capitalisme mondialisé, mais dans lesquelles des potentialités de transformation sociale existent : Chine, Argentine, Brésil, Mexique. Le tout n’excluant pas des formes de violence extrême comme dans ce dernier pays.

Un troisième ensemble de textes clôture cette partie en revenant à une perspective à la fois historique et théorique. Michael Burawoy fait le point sur les différentes vagues de la théorie du mouvement social. Après celles fondées sur la rationalité (de Durkheim à Weber) et sur les rapports sociaux (Marx), il faut envisager une troisième vague dans la période du néolibéralisme. Aux trois marchandises fictives analysées par Polanyi (travail, terre et monnaie) s’ajoute une quatrième, la connaissance, thème précisément de notre dossier. C’est dans ce contexte que la social-démocratie a abandonné toute idée de transformation sociale pour se ranger derrière la bannière du néolibéralisme. Michel Cabannes, résumant son dernier livre [2], raconte cette dérive qui, aujourd’hui, aboutit à un Hollande défenseur non de la Grèce, mais de la purge qui lui est imposée. Peut-on alors se référer encore à l’idée de progrès ? Oui, répond Alain Accardo, ancien collègue de Pierre Bourdieu, car le progrès est, nous dit-il, un « invariant anthropologique », tout en étant un enjeu entre les classes sociales. Voilà de quoi nourrir un débat autant crucial que controversé.

Ce numéro s’achève bien sûr par la revue des revues préparée par Jacques Cossart. On y trouvera, en lien avec le dossier ci-dessus, un aperçu de la façon dont les institutions (OCDE, Banque mondiale, Agence française du développement, Conseil d’analyse économique) traitent la connaissance. Ce n’est pas sans lien avec la crise écologique, car la préoccupation de décarboniser le développement économique et celle de la préservation versus l’accaparement des matières premières deviennent centrales. L’économie renvoie au politique et au social parce que la corruption et le renforcement des inégalités sont une atteinte à la démocratie. Enfin, les perspectives publiées par le FMI pourraient constituer un signal d’alarme si la croyance en l’éternité de la croissance économique n’était pas profondément enracinée. Et, pour que celle-ci dure encore un peu, quoi de mieux que de poursuivre le pillage de l’Afrique ?

Face au désastre, que peut-on faire, disions-nous en commençant ? À notre niveau, dans cette revue, nous pouvons contribuer à trois choses. Premièrement, donner la parole à des contributeurs dont les points de vue différents peuvent s’avérer utiles. Car, et c’est la deuxième direction, la gravité de la situation – l’expérience subie par la Grèce l’atteste cruellement – montre que la théorie est impuissante si elle ne se traduit pas en perspective stratégique. Or, le renouvellement de la réflexion stratégique des mouvements sociaux et politiques, à un moment où les forces néolibérales viennent de frapper un grand coup en Europe, est une impérieuse nécessité. Troisièmement, peut-être avons-nous aussi besoin d’approfondir concrètement ce que serait un programme de rupture avec les politiques menant aux désastres sociaux et écologiques. Par exemple, que signifie précisément récupérer la maîtrise d’une banque centrale pour qu’elle ne ferme pas le robinet du refinancement monétaire ? Comment fonder, dans une phase de transition, une monnaie parallèle pour desserrer l’étau de la monnaie unique ? À combien chiffrer le besoin d’investissements de transition énergétique et écologique ? S’il faut donner la priorité aux énergies renouvelables, le financement de ces investissements doit-il être privé ou public ? Et on ne quitte pas notre souci actuel : comment peut-on imaginer que la Grèce puisse préparer le renouveau de son appareil productif sur le champ de ruines dans lequel la désastreuse Union européenne va la laisser, pour la plus grande satisfaction des « marchés » et dans le silence assourdissant des syndicats européens ?

La revue Les Possibles va bientôt achever ses deux années d’existence. La quantité de chantiers à ouvrir ou à approfondir nous laisse de belles perspectives de réflexion et d’action. Face au désastre, la résignation ne fait pas partie des options. Il paraît que Donald Tusk, président du Conseil européen « s’inquiète des remises en cause idéologiques nées de la crise grecque » [3]. Il n’a pas tort, et c’est bien pour cela que nous gardons espoir.

Notes

[1Voir J.-M. Harribey, «  1938, Munich – 2015, Berlin   », 14 juillet 2015.

[2M. Cabannes, La gauche à l’épreuve du néolibéralisme, Lormont, Le Bord de l’eau, 2015.

[3Le Monde, 18 juillet 2015.

À propos des auteurs

Jean Tosti est professeur de lettres et membre du Conseil scientifique d’Attac et membre de l’équipe Les Possibles.

Jean-Marie Harribey, économiste, ancien co-président d’Attac France, co-président du Conseil scientifique d’Attac, auteur notamment de La richesse, la valeur et l’inestimable, Fondements d’une critique socio-écologique de l’économie capitaliste (Les Liens qui libèrent, 2013) et de Les feuilles mortes du capitalisme, Chroniques de fin de cycle (Le Bord de l’eau, 2014)

https://france.attac.org/nos-publications/les-possibles/n...

 

 

 

La crise des Lettres en régime néolibéral. Quelles remédiations ?

 mardi 4 août 2015, par Martine Boudet

« Nous sommes aujourd’hui confrontés à une crise des études littéraires, qui s’exprime par les interrogations suivantes : à quoi sert l’enseignement des Lettres ? Faut-il le maintenir ? Et si oui, que faut-il y faire ? » [1] « La crise actuelle des études littéraires est d’abord une remise en cause de leur légitimité. À quoi peuvent-elles servir ? Comment envisager leur avenir ?  » [2] Ces interrogations, mises en exergue dans des essais récents, posent une problématique devenue incontournable : « Aujourd’hui la question porte non sur le comment de la production littéraire et de son étude, mais sur l’existence même de la littérature et l’intérêt de son étude. Au-delà, ce qui est sous-jacent, c’est une crise de civilisation qui embrasse à la fois les nouvelles technologies de la communication et l’identité européenne. » [3]

I- Crise de légitimité des études littéraires

A- Prégnance du capitalisme cognitif et de ses avatars

Cette situation s’intensifie au fur et à mesure du développement d’une économie fondée sur la mise en concurrence et la rentabilisation des biens immatériels. Jusqu’alors, prévalait la conception d’un service public de recherche et d’enseignement qui gérait, de manière certes imparfaite mais relativement équilibrée, les différents champs disciplinaires et leurs relations : cette politique résultait d’un pacte culturel tacite et reconduit de génération en génération. Les carences de la professionnalisation des études littéraires, avérées ou dramatisées, ont constitué un premier symptôme de reflux, qui a entraîné la baisse d’orientation des publics vers les filières correspondantes. Les réformes néolibérales dans l’ESR – l’application de la LRU (loi relative aux libertés et responsabilités des universités), qui a suscité des mobilisations particulièrement fortes dans les départements de Lettres et de sciences humaines, la création de pôles de compétitivité et d‘excellence, dont ceux-ci sont globalement exclus… – ont accéléré le processus, certains secteurs en difficulté devant réorganiser et réduire leurs programmes de recherche et d’enseignement [4].

« Témoigne (de cette crise des études littéraires), entre autres, la perte de crédit social de la filière littéraire dans les lycées. (…) Elle n’est que la traduction mécanique de son déphasage avec la société, que ce soit en termes de compétences professionnelles ou d’attractivité culturelle. » [5]

Un rapport de l’Inspection générale de l’Éducation nationale (IGEN) [6], qui en préconisait la réhabilitation, par l’élargissement du choix de ses spécialités en relation avec l’Université, a été ignoré. À noter aussi qu’au niveau du recrutement des professeurs, Lettres modernes et classiques font paradoxalement partie des disciplines déficitaires. Dans une logique de cercle vicieux, s’ajoute donc à des faits socio-économiques et gestionnaires, dont la démarche est implacable en période d’austérité budgétaire, un reflux d’ordre moral et idéologique, qui gagne la discipline elle-même. Une sourde démobilisation résulte notamment de l’instrumentalisation des technologies d’information et de communication (TIC). Des agences et industries culturelles, dont le fonctionnement est opaque, car peu contrôlé par les pouvoirs publics – à la différence de l’Université et de l’Éducation nationale –, formatent des programmes médiatiques dont le développement spectaculaire et la vitesse de renouvellement captent l’attention des publics juvéniles. Selon l’analyste Bernard Stiegler [7], l’importance acquise par les médias de masse et les industries culturelles résulte directement de l’essor du capitalisme financier ou capitalisme spéculatif : en l’absence de contrepoids idéologiques et législatifs suffisants, ce dernier nuit à l’investissement, à la création et à la production, ne s’inscrivant plus dans une projection à long terme de type développementiste, mais dans une volonté de puissance démultipliée par les outils d’information et de communication.

En résulte l’imposition d’une culture de surface, fondée sur la gestion de l’actualité immédiate (hic et nunc) et sur la consommation de biens immatériels « de première nécessité », en fait souvent frelatés. Entre autres signes des temps, est notable ce brouillage démagogique de la différence entre création et production littéraire, le culte de la quantité que l’on observe dans les « foires aux livres », faisant de ceux-ci des produits éphémères et périssables. En fin de course, une partie conséquente du capital cognitif dont hérite la discipline Lettres est mise en danger, par défaut de transmission et de renouvellement aux plans institutionnel, médiatique, familial, citoyen. Un épisode révélateur de la période fut, lors de la mise en place de la LRU, la référence ironique faite par le président Sarkozy à La Princesse de Clèves [8], comme exemple d’œuvre dont l’utilité à la fois culturelle et commerciale serait contestable. Quand les déterminismes sociaux vouent trop souvent des étudiantes de Lettres à devenir des caissières de supermarchés, quel intérêt y aurait-il, en effet, à étudier ce roman du XVIIe siècle ?

B- Passifs républicains et disciplinaires

Face aux menaces et avancées de ce système de sélection et d’exploitation des biens cognitifs, il devient urgent d’opérer un « brainstorming » inter et intra-disciplinaire. Cela de manière à ressourcer la discipline, à la réenraciner dans les forces vives culturelles, les Lettres étant par leur nature même adaptables et compatibles avec la nouvelle donne, à la fois communicationnelle et cognitive. Le défi de la rationalisation et de l’évaluation lancé par la gouvernance technocratique peut être relevé, en prenant appui sur une plus grande rigueur stratégique et méthodologique en interne. Il y a nécessité d’établir la part des responsabilités des différents protagonistes dans les passifs existants.

Les Lettres apparaissent comme une discipline arrimée à l’État-nation, la « République des Lettres », fleuron national, ayant été un miroir de sa trajectoire au cours des deux siècles passés. Le constat actuel est celui d’une sclérose grandissante de l’institution littéraire – et au-delà de l’Université et de l’École –, du fait d’un enfermement dans un cadre égo-ethnocentré, assimilable à la fois à un cocon et à un carcan. En témoigne le débat non abouti en 2009 sur l’identité nationale, avec ses avatars populistes et xénophobes, accentués en période de crise systémique. Ce débat a coïncidé avec une grève universitaire qui, malgré une forte mobilisation de la corporation, s’est cantonnée à la défense du système existant. Du fait, d’une manière générale, de la minoration des mouvements d’idées et des courants esthétiques depuis la chute du mur de Berlin et de la perte d’influence du marxisme, l’enfermement fréquent des créateurs dans un minimalisme intimiste et psychologisant est un fait notable. Le déficit esthétique est à évaluer aussi au niveau des genres littéraires, mythe et poésie étant mis en sommeil au profit de genres considérés comme mineurs, souvent innovants au demeurant sur un plan technologique ou associés à un art de l’image ou du multimédia : polar, BD… En contrepoint, la critique littéraire est en danger d’atonie. D’où les dérivatifs et les divisions alimentés entre certaines composantes du champ, SHS et Lettres à l’Université, sciences du langage et Lettres dans l’espace scolaire. En résulte une tendance à la déconstruction théorique, au relativisme philosophique, à une certaine extraversion dans l’océan des œuvres, à une certaine impasse subjectiviste de la critique de la réception, à la fuite dans l’univers sécurisant des œuvres patrimoniales, spécialement dans le secondaire. Enfin, si la grande féminisation du champ est un facteur de renouvellement des ressources humaines, elle est aussi actuellement synonyme de fragilisation en l’absence d’une réflexion sur les cultures de genre. Cela au fur et à mesure de l’essor de la technoscience et des TIC, champ quant à lui majoritairement masculin.

II- Un nouveau contexte géo-socio-culturel

A- Rétrospective de l’institution littéraire : mouvements d’idées et courants esthétiques

Les humanités littéraires constituent une instance de médiation symbolique qui doit composer, pour son existence même, avec un double paramètre situationnel, celui de la mondialisation et de la médiatisation des échanges. Pour mémoire, le romantisme a valorisé l’expression des cultures à travers le « printemps des peuples » et l’unification européenne sur ces bases. Le discours de Victor Hugo au Congrès de la Paix de 1849, à Paris, résume bien les termes de cette cause  :

« Désormais, le but de la politique grande, de la politique vraie, le voici : faire reconnaître toutes les nationalités, restaurer l’unité historique des peuples et rallier cette unité à la civilisation par la paix, (…) substituer les arbitrages aux batailles ; enfin, et ceci résume tout, faire prononcer par la justice le dernier mot que l’ancien monde faisait prononcer par la force. »

Les courants les plus créateurs du XXe siècle étaient engagés dans les luttes émancipatrices : le surréalisme animé par André Breton et Louis Aragon est contemporain de la révolution bolchévique et de la résistance aux fascismes, l’existentialisme s’est illustré dans le combat de Jean-Paul Sartre et de Simone de Beauvoir pour l’indépendance des pays colonisés (dont l’Algérie) et l’émancipation des femmes…

Depuis un demi-siècle, combien d’écrivains issus des humanités, peuvent prétendre en France au double statut de créateurs et d’intellectuels au service du progrès social et humain ? À l’image des Voltaire, Hugo, Zola, Breton, Aragon, Éluard, Gide, Malraux, Sartre, Beauvoir, Genet, Duras… Les écrivains précités étaient des leaders d’opinion qui représentaient des écoles et mouvements artistiques – réalisme, surréalisme, existentialisme… – ou qui animaient d’une manière ou d’une autre le débat des idées de leur époque. Achille Mbembe met en garde contre le danger de « provincialisation de la pensée française, de type métropolitain » [9]. D. Maingueneau déplore « l’absence de ces monstres sacrés de la création littéraire si nombreux aux XIXe et XXe siècles, alors même que le monde contemporain devrait appeler des écrivains qui soient à la hauteur de ses bouleversements. » [10] C’est dans les DOM-TOM et dans le monde francophone qu’est maintenue cette conception du créateur engagé dans la république des Lettres et de la cité : Césaire et Senghor sont les pères de la négritude, Glissant et Chamoiseau les porte-parole de la créolité…

B– Francophonie, créolité, littérature-monde en français : quelles perspectives ?

L’institution littéraire – et les secteurs académiques et didactiques correspondants –doit assumer en actes la multiculturalité de la société française, issue d’une longue histoire de découvertes, de conquêtes et de migrations. Aux États-Unis, pays de standard multiculturel, les post colonial studies et les cultural studies s’avèrent un moteur de dynamique interdisciplinaire, de par l’intégration de forces émergentes, d’ordre géo-culturel, anthropologique et sémiologique. Une avant-garde constituée dans les périphéries et marges de la métropole – DOM-TOM, banlieues, anciens pays colonisés –, se construit sur des objectifs dialogiques de dialogue et émancipateurs, car se situant à l’échelle inter-collective et dépassant les clivages culturels et conflits historiques, notamment sur l’axe Nord-Sud. La même dynamique est à cultiver au niveau des relations intra-européennes et inter-régionales : ainsi mise en débat, la conception néolibérale qui prévaut en matière de création et de développement – sur un mode techniciste et individualiste – en serait largement amoindrie.

Le risque de l’hégémonie de la culture anglo-saxonne ne peut par ailleurs être résorbé par le seul apport de la langue-culture française contemporaine, affaiblie, comme expliqué précédemment. Le dialogue interculturel ne peut se contenter non plus de choix éclectiques, sources d’un cosmopolitisme vague, à la différence de démarches ciblées et d’envergure qui assumeraient les compagnonnages nécessaires, avec les cousins romans et francophones –européens, québécois, africains et asiatiques… Un facteur favorisant, les publics juvéniles sont immergés de facto dans une société multiculturelle et mettent en œuvre des stratégies fraternitaires, ancrées dans des modes d’expression largement médiatisés : musiques du monde, poésie chantée… Le film Entre les murs [11], qui porte sur la vie d’une classe de banlieue, pose des questions pertinentes, celles des différences et des relations à cultiver entre individualité (à l’occidentale) et collectivité (propre aux cultures du Sud), entre laïcité à la française et patrimoines religieux, en particulier musulman, entre parité et sexo-séparatisme, entre moi et altérité, entre hétérosexualité et homosexualité… Concernant La journée de la jupe [12], autre film portant sur l’enseignement du français à un public multi-ethnique, son caractère dramatique résulte du dialogue de sourds entre les élèves et la professeure sur la question des humanités à partager et le cruel sentiment d’inadaptation professionnelle expérimenté à ce propos.

Les Lettres classiques peuvent contribuer au dialogue des cultures dans le temps et à travers l’histoire du pays : par comparaison avec nos actuels référentiels, une initiation plus méthodique aux étymologies gréco-latines, aux patrimoines et littératures antiques ne peut que favoriser la réinculturation des publics, le réenracinement dans les origines de la langue-culture française [13]. Malgré leur marginalisation, les langues-cultures régionales et des DOM-TOM ont maintenu de leur côté leur vitalité symbolique ; des travaux interdisciplinaires permettraient de mieux comprendre leur apport au patrimoine national et européen, leur inscription en arrière-plan en faisant des dépositaires de cosmogonies et de sagesses ancestrales et populaires. Il incombe par ailleurs aux Lettres modernes d’assurer la projection dans l’avenir interculturel de l’École. Les personnels anciennement détachés en coopération pourraient réinvestir leur expérience et travailler à la réalisation de cet objectif, face à des publics ciblés, dans les banlieues ou dans les DOM-TOM.

La reconfiguration de l’espace géoculturel apparaît donc comme un enjeu stratégique, comme un facteur d’accompagnement de la démocratisation des relations tant géopolitiques qu’internes à l’espace national, métropolitain. Entre autres moteurs à même de revivifier les études littéraires, il reste à promouvoir le comparatisme littéraire et anthropologique, par exemple à travers l’étude des schémas dialogiques propres à de nombreuses œuvres de la littérature francophone, Le Passé-simple de Driss Chraïbi (1954), Nedjma de Kateb Yacine (1956), L’aventure ambiguë de Cheik Hamidou Kane (1961), Le soleil des indépendances d’Ahmadou Kourouma (1968)…, l’ethno-linguistique, à travers l’étude des systèmes d’interférences linguistiques et culturelles…

Les paramètres de « modèles culturels » et d’« interculturel » font partie d’un logiciel anthropologique intéressant à mettre en œuvre, sur l’exemple réussi de la didactique de la langue-culture en FLE-FLS (français langue étrangère-français langue seconde) ou du cadre européen de l’enseignement des langues vivantes. Le concept de « littérature-monde en français », repris par une quarantaine d’écrivains dans un manifeste [14], suivi d’un essai collectif en 2007 [15], est prometteur, quoique passé inaperçu du grand public à l’époque.

« Oui, la littérature dite “francophone” est vaste, diverse, mondiale, entre en dialogue avec la littérature-monde anglophone – c’est à la France de savoir si elle veut s’insérer ou non dans ce vaste ensemble. La fin de la francophonie ? Oui, si l’on entend par là un espace sur lequel la France mère des arts, dépositaire de l’universel, dispenserait ses lumières. Fin de cette francophonie-là, et naissance possible d’une littérature-monde en français.

Fin aussi d’une conception impérialiste de la langue. Ou bien en effet l’on postule un lien « charnel » entre la nation et la langue qui en exprimerait le génie singulier et, dans ce cas, en toute rigueur, la francophonie s’avoue comme le dernier avatar du colonialisme, ou bien l’on délie le pacte langue-nation, de sorte que la langue, libérée, devienne l’affaire de tous, en tous lieux. »

Telles sont quelques-unes des conditions de la reconduction de l’enseignement littéraire comme activité de transposition des repères et valeurs civilisationnels, notamment à visée éthique. À la légitime conservation du patrimoine linguistico-littéraire, doit s’agréger une démarche transformatrice qui fasse de l’altérité, de l’intersubjectivité, tant au plan collectif qu’individuel, le moteur d’une dynamique humaniste à la hauteur des contextes géo-socio-culturels existants. Une démarche apte à conjurer, ce faisant, les démons tant du relativisme, des racismes que du radicalisme réactionnel, et à faire vivre l’aspiration à une inter-citoyenneté responsable, à un mieux vivre ensemble.

III- Pour une politique cognitive inclusive

A- Un discours de la méthode à actualiser

« Le principal problème des études littéraires n’est pas la rareté de travaux scientifiques de première qualité, mais l’absence de constitution d’une tradition scientifique partagée, ayant une mémoire épistémique explicite. Leur destin dépend donc directement de leur capacité (ou incapacité) à s’engager dans une dynamique cognitive à la fois accumulative et intégrative. (…) Il faut construire de véritables programmes de recherche, identifiables empiriquement, et développer des méthodologies pertinentes eu égard à ces programmes. » [16]

De la nécessité en effet d’un discours de la méthode intégrateur, qui mette en musique la complémentarité des différentes composantes disciplinaires : un plus large consensus méthodologique et critériologique permettrait de fédérer une corporation tentée par les forces centrifuges. L’ère du numérique favorise cette reconfiguration des savoirs, l’informatique étant avant tout une technologie de catégorisation. Réamorcer la pompe de la catégorisation et de la référentialité (au plan cognitif) et des valeurs (au plan idéologique) nécessite de renouveler l’alliance entre humanités littéraires et sciences humaines et sociales (SHS), au premier rang desquelles l’anthropologie culturelle (comme science des appartenances), la sémiologie (en tant qu’étude des représentations médiatisées), les sciences du langage et de l’éducation.

C’est dans cette perspective d’édification du sujet-citoyen que l’enseignement doit être résolument inclusif :

« Le défi auquel nous sommes confrontés, pour que l’enseignement du français, mais aussi plus largement l’idée même de formation littéraire, aient toute leur place dans l’évolution actuelle du système éducatif, c’est au contraire d’ouvrir au besoin la discipline à de nouveaux domaines, c’est de réussir à articuler entre elles ses différentes composantes, pour les mettre au service d’un projet cohérent et attractif. (…) Ce projet ne peut réussir que s’il est intégrateur, s’il fédère et met en cohérence différentes représentations possibles – et légitimes – de la discipline. » [17]

Une instance de médiation à privilégier dans cet ordre d’idées est la didactique disciplinaire, à l’interface de l’académique et du scolaire. Cela dans un champ dont de nombreuses sous-disciplines ne sont quasiment pas enseignées pour l’instant dans le secondaire : la littérature comparée, les sciences du langage et de l’homme notamment… C’est le rôle que devrait jouer la formation initiale et continuée des enseignants, d’autant plus dans les ESPE récemment mis en place et dont la fonction est de former à une « culture professionnelle commune ». Aux côtés d’un enseignement de morale laïque et citoyenne qui convoquerait les valeurs anthropologiques portées par les disciplines dont les Lettres, il reste à réédifier une didactique qui accroisse la scientificité des enseignements-apprentissages.

B- La refondation de l’École au service d’une politique de développement altermondialiste

Le débat sur la réforme des collèges est symptomatique de la période-carrefour qui est la nôtre : ou bien l’École maintient, en s’adaptant aux évolutions socio-culturelles, un service de transmission des savoirs, ou bien elle se referme sur un système cognitif light, adapté aux besoins de l’ingénierie socio-économique dominante et aux normes des industries de programmes. Ce débat s’est concentré sur l’enseignement des langues et de l’histoire, autant de disciplines porteuses de repères et de valeurs à caractère culturel et patrimonial : quelle place accorder aux langues anciennes (latin et grec), régionales (occitan, breton…), européennes (allemand…) dans notre système éducatif ? Le sort des Lettres, et au-delà des SHS, est engagé dans l’alternative précitée : la première version de la réforme préconisait la suppression du latin et du grec comme disciplines à part entière [18]. La demande de leur maintien par l’intersyndicale et les associations disciplinaires [19] ne participe pas foncièrement d’un élitisme de classe (d’une conception bourgeoise de l’École, alimentée pour le maintien de privilèges et d’un capital symbolique exclusif comme dirait Bourdieu), mais principalement de la tradition méritocratique républicaine : par cet ascenseur scolaro-social, des générations d’élèves des quartiers populaires ont pu s’élever, par-delà leur condition d’origine.

« (C’est) une réforme plus bureaucratique que pédagogique qui (…) mettra profondément en cause l’égalité d’accès aux savoirs » : extrait de la pétition à l’initiative de l’intersyndicale dont fait partie le SNES, membre fondateur d’Attac. [20]

Les arbitrages que le ministère a dû conduire pour la réhabilitation des enseignements linguistiques de manière générale, ceux des langues anciennes et régionales, de l’allemand… montre que la sauvegarde des humanités est possible en fonction du principe de diversité culturelle, auquel ne peut être opposé celui de l’égalité républicaine. [21] Entre autres exemples d’interventions pour des rééquilibrages nécessaires, l’on peut citer l’appel, à l’initiative de Barbara Cassin et d’autres, « pour une refondation de l’enseignement des Humanités » [22].

Dans cet ordre d’idées, la création d’une option « français langue étrangère » au CAPES de Lettres modernes (2013), est à saluer [23], elle participe d’une réflexion didactique d’avenir, qui articule les apprentissages linguistiques et culturels. L’expérience pilote du lycée d’Aubervilliers (colloque « Anthropologie pour tous  ») va dans le sens d’une meilleure prise en compte des quartiers populaires et multi-ethniques, dans leur spécificité. In fine, pédagogie, anthropologie et géopolitique ont à construire un référentiel commun, de manière à ce qu’éducateurs, parents, jeunes appréhendent leur environnement sous un angle citoyen, selon le cas moins individualiste, euro-nationaliste, ou communautariste. À l’égard d’une gouvernance qui tend à réduire recherche et enseignement à la gestion d’un socle de compétences et de savoirs sources d’employabilité et de rentabilité immédiates, il importe d’élaborer des outils conceptuels et méthodologiques de cet ordre. D’une législation qui défendrait les humanités et sciences sociales comme « biens immatériels de l’humanité », dépend aussi l’avenir d’autres modes de développement.

Pour en revenir aux Lettres, il serait intéressant de promouvoir les démarches suivantes (la liste n’est pas exhaustive) :

  • l’organisation d’États généraux disciplinaires, qui recensent les lignes de force refondatrices, fédératrices et, à ce titre, les problématiques transversales dans le domaine des didactiques linguistique, littéraire et (inter)culturelle ;
  • l’investissement de la recherche-formation dans les secteurs actuellement minorés, qui constituent des ressources en réserve, et la didactisation de leurs fondamentaux : FLE-FLS à corréler à l’enseignement de la littérature francophone, étymologie et lexicologie, grammaire sémantique, pragmatique et analyse conversationnelle, ethno et socio-linguistique, archétypologie, composante intéressante notamment pour la réhabilitation de la lecture des textes poétiques et mythologiques, de même que la sémiotique – sémiologie des œuvres d’art, des médias et du numérique –, littérature comparée, francophone (« littérature-monde en français ») et européenne, féminine (dans le cadre de l’étude des cultures de genre) et juvénile (dans celle des cultures générationnelles), épistémologie auto-réflexive et critique… ;
  • la pérennisation d’un réseau inter-associatif de militants et de correspondants ;
  • le lobbying auprès des décideurs (Conseil supérieur des programmes/CSP, ministère, parlementaires, inspections…), à l’image d’autres mobilisations disciplinaires (en économie par exemple [24]) ;
  • l’investissement des formations initiale et continue en ESPE sur des bases alternatives ou d’expérimentation ;
  • la prospective concernant l’avenir de la filière littéraire auprès du CSP à l’occasion de la réforme des programmes du lycée ;
  • une campagne pour la promotion des spécialités des professeurs de Lettres modernes (linguistique, FLE-FLS, littérature comparée…) et le maintien de la trivalence des Lettres classiques. Et pour la création d’IREF (Instituts de recherche sur l’enseignement en français), sur le modèle des IREM en mathématiques, autre discipline dite fondamentale [25] ;
  • la publication de manuels scolaires et de documents d’accompagnement qui mettent en perspective et optimisent les nouveaux programmes (négociés au préalable), à la faveur d’avancées didactiques qui font consensus ou qui sont largement reconnus.

Notes

[1Vincent Jouve (2010), Pourquoi étudier la littérature  ? P. 7 Avant-propos, Armand Colin.

[2Jean-Marie Schaeffer (2011), Petite écologie des études littéraires. Pourquoi et comment étudier la littérature  ? 4e page de couverture, Éditions Thierry Marchaisse.

[3Dominique Maingueneau (2011), «  À quoi servent les études littéraires   ?  ». Site de Fabula.

[4Marc Conesa, Pierre-Yves Lacour, Frédéric Rousseau, Jean-François Thomas (coord), Faut-il brûler les humanités et les sciences humaines et sociales  ? Michel Houdiard Éditeur, 2013.

[5Jean-Marie Schaeffer (2011), Petite écologie des études littéraires. Pourquoi et comment étudier la littérature  ?, Éditions Thierry Marchaisse, p. 14.

[6Rapport de l’Inspection générale de l’Éducation nationale (2006), «  Évaluation des mesures prises pour réévaluer la filière littéraire en lycée  », p. 7. Trois des cinq dominantes préconisées intéressent directement ou pas l’enseignement des Lettres : littératures et civilisations, arts et culture, communication et maîtrise des langages.

[7À propos de Prendre soin de la jeunesse et des générations de Bernard Stiegler, Flammarion (2008), Julien Gautier, Schole.

[8La Princesse de Clèves de Marie-Madeleine de La Fayette (1678).

[9Achille Mbembe (2013), Sortir de la grande nuit, Essai sur l’Afrique décolonisée, La Découverte Poche.

[10Dominique Maingueneau, Contre Saint Proust ou la fin de la Littérature, Belin, 2006, p 152.

[11Subventionné par un programme de France 2 et par l’Acsé (Agence nationale pour la cohésion nationale et l’égalité des chances), le film Entre les murs de Laurent Cantet, adapté du livre de François Bégaudeau est un produit de la «  diversité  » et obtint la palme d’or au festival de Cannes 2008.

[12Jean-Paul Lilienfeld est l’auteur de La journée de la jupe (2009), primé aux César 2010 (prix d’interprétation féminine pour l’actrice Isabelle Adjani). Là encore, il s’agit d’un travail d’équipe au départ marginal et reconnu pour sa créativité citoyenne.

[13Tel est l’objectif de l’Enseignement pratique interdisciplinaire/EPI (Langues et cultures de l’Antiquité), programmé par la réforme des collèges (2015).

[14«  Pour une ’littérature-monde’ en français  », Le Monde des livres, 15 mars 2007.

[15Jean Rouaud et Michel Le Bris (coord), Pour une littérature-monde, Gallimard, 2007.

[16 Jean-Marie Schaeffer (2011), Petite écologie des études littéraires. Pourquoi et comment étudier la littérature  ? Éditions Thierry Marchaisse, p. 122-123.

[17Boissinot Alain, Présentation des Perspectives actuelles de l’enseignement du français, p. 7 et 35.

[18Fédération internationale des associations d’études classiques (FIEC), «  Lettre ouverte à la ministre sur les conséquences en matière de recherche, de la suppression du latin et du grec comme disciplines  ».

[19«  Enseignement du latin et du grec ancien pour tous les élèves, dans tous les établissements  » (pétition à l’initiative des associations APFLA-CPL (Association des professeurs de français et langues anciennes en classes préparatoires littéraires), APLAES (Association des professeurs de langues anciennes de l’enseignement supérieur), APLettres (Association des professeurs de lettres), CNARELA (Coordination nationale des associations régionales des enseignants de langues anciennes), SEL (Sauvegarde des enseignements littéraires), SLL (Sauver les Lettres)

«  Réforme du collège : non à la fin des langues anciennes    » (pétition).

[20Intersyndicale de l’Éducation nationale (SNES, SNEP, SNETAA, SNALC, SUD, CGT, FO, SIES, SNCL), «  Un autre collège 2016    ».

[21Martine Boudet, «  La place des langues-cultures au collège et dans le système éducatif   », Mediapart, juin 2015.

[22Barbara Cassin et Florence Dupont, «  Appel pour une refondation de l’enseignement des Humanités   », Libération, 15 juin 2015. Pétition.

[23Isabelle Gruca, «  Les enjeux de la création d’une option FLE au Capes de Lettres   », site de l’AFEF.

«  Pour les disciplines FLE/Lettres : cette création, et les implications qui la sous-tendent, initie un rapprochement logique et attendu. La didactique du FLE porte sur l’enseignement d’une langue-culture et, de ce fait, elle entretient des liens privilégiés avec les sciences du langage et les sciences de l’éducation, mais aussi avec la sociologie, l’anthropologie, et les… lettres. Il est vrai que la dimension linguistique prédomine, mais elle ne définit pas à elle seule le FLE : les enseignements de culture et de littérature sont depuis toujours au centre de nombreux programmes dans les institutions en France comme à l’étranger. Le rattachement d’une option FLE au Capes de Lettres permettra un rééquilibrage des interactions avec les disciplines, notamment au niveau de la recherche. Il devrait également susciter l’intérêt des enseignants-chercheurs de lettres afin d’établir une collaboration plus étroite avec le FLE. (…) La création d’une option FLE au Capes de lettres marque bien une ouverture à l’interdisciplinarité, aussi bien au niveau de l’enseignement que de la recherche, et met en exergue la liaison des didactiques professionnelles.  »

31/07/2015

Mauvaise Grèce

 Source : http://linsatiable.org/spip.php?article1169

 (de notre envoyé spécial à Berlin) 

par Pierre-Jérôme Adjedj

 

  

« Europe ou Nation ? » C’est le choix qui semble nous être posé de manière un peu plus aigüe chaque jour, assorti d’épithètes adaptés à l’opinion qu’on s’en fait. « Europe de la finance », « égoïsmes nationaux », c’est selon. Cette dichotomie devient plus floue dès lors qu’on vit dans un pays d’Europe qui n’est pas son pays de naissance. Peu importe au fond que cette émigration soit choisie ou subie, la question n’est en tous cas plus posée dans les mêmes termes.

Quelqu’un a inventé ce jeu / Terrible, cruel, captivant
La faiblesse des tout-puissants / Comme un légo avec du sang
La force décuplée des perdants / Comme un légo avec des dents

(Gérard Manset, Comme un légo)


Pour l’auteur de ces lignes, qui vit une « émigration choisie », cela soulève en ces temps troublés de multiples questions, dont celle-ci : à quelle condition (au-delà de l’acquisition de la nationalité) devient-on pleinement, intimement, citoyen d’un pays qu’on a choisi ? Il me semble aujourd’hui que ça tient à la capacité à critiquer son pays d’accueil, à dépasser le caractère affectif éventuellement lié à ce choix.

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Critiquer, non de l’extérieur, du haut de l’extériorité de sa terre natale : critiquer de l’intérieur. La différence est importante, parce qu’alors on souffre soi-même de la critique qu’on formule au lieu d’en jouir. C’est vrai pour mes amis qui se sont expatriés en Grèce et doivent aujourd’hui formuler la critique d’un gouvernement qui a porté les espoirs les plus fous. C’est vrai aussi pour moi, qui ai choisi ce qui constitue, à mon corps défendant et à mon grand dam, l’envahisseur. Et même si l’on a coutume de dire que Berlin n’est pas l’Allemagne, je suis peut-être devenu, en ce 13 juillet, pleinement allemand, à travers la honte ressentie en lisant les nouvelles. On parlait d’un « accord » : j’ai beau être habitué à ce hiatus médiatico-politique désormais courant entre le sens classique des mots et l’utilisation qu’on en fait, mais tout de même. Entendre parler d’accord quand il s’agit de reprendre la politique d’austérité interrompue par l’arrivée de Syriza, m’a fait le même effet que si on m’avait parlé d’un modus vivendi entre un assassin et sa victime. J’ai pris sur moi cette honte de voir le pays que j’ai choisi être le maître d’œuvre d’une politique de destruction à l’échelle d’un continent ; la honte que m’inspire trop souvent mon pays natal m’a paru cette fois n’être qu’un écho lointain, sans importance réelle⁠ [1]. Cette honte, je l’ai partagée avec de nombreux amis allemands, révoltés eux aussi.

Bien sûr, à défaut de voir le combat de David contre Goliath se solder par la victoire du premier, on peut se réjouir que les masques soient tombés et qu’on puisse enfin appeler les choses par leur nom. Les assassins agissent maintenant à visage découvert, ce qui n’est pas confortable quand on a pris l’habitude d’habiller ses crimes d’un idéal européen permettant d’exiger l’assentiment des peuples sans autre explication⁠ [2]. Au vu des souffrances et injustices infligées, on pourrait considérer comme un détail le fait que les choses soient nommées : mais en considérant ce qui pourrait advenir dans les prochains mois, ça peut être un point fondamental.

Comme un légo mais sans mémoire

Parce que le projet de « sauvetage » de la Grèce - qui évoque d’emblée une curée étrangère sur les biens d’un pays -, est modélisé sur un précédent qu’on peut, avec le recul, considérer comme très fâcheux : celui de la Treuhand allemande. En effet, le projet secret Eureca⁠ [3], ne cache pas ses sources d’inspiration, ce qui prouve une fois de plus que dans le monde des puissant, on peut (doit ?) agir sans la moindre once d’autocritique et de perspective historique. Il semblerait même que la mémoire y soit considérée comme un défaut. Ce qui a manqué à l’époque de la Treuhand, c’est justement cette possibilité de nommer les choses, submergés que nous étions par la force du symbole de la chute, dont les effets psychotropes perdurent jusqu’à nos jours.

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Si je me refuse à céder aux fantasmes de la germanophobie (l’éternelle référence au nazisme, l’envie génétique de dominer et j’en passe), je n’en suis pas moins forcé de reconnaître la place que prend le gouvernement allemand⁠ [4] dans la gestion des affaires européennes. La question de savoir si cette domination révèle plus une volonté néo-impériale de l’Allemagne que l’extrême-faiblesse (lâcheté ?) des autres partenaires est une question cruciale et complexe qui ne sera pas traitée ici. En revanche, la conscience du poids objectif de la position de l’Allemagne m’avait fait croire possible, il y a un moment déjà, de comprendre la position du gouvernement Merkel dans la gestion du dossier grec à travers le processus de réunification allemande. Ce qui n’était il y a quelques mois qu’une intuition est devenu, avec la révélation de l’existence de ce projet de « Treuhand à la grecque », une certitude ; que ce projet ait eu comme nom de code secret « Eureca » laisse rêveur (ou furieux, c’est selon). Je n’ai pas la prétention de décrire en détail les mécanismes complexes et tordus de la Treuhandanstalt⁠ [5] qui a présidé à la privatisation des biens de l’ex-Allemagne de l’Est… Mais j’essaierai d’en dire assez pour éclairer le lien systémique et surtout idéologique entre ce processus qui a acté « économiquement » la réunification politique de l’Allemagne et ce qui pourrait se passer en Grèce. Et l’on verra, puisqu’on a souvent parlé de « miracle allemand », que les « miracles » ont (presque) toujours une explication rationnelle. Et un prix.

La faiblesse des tout-puissants

Deux précisions sémantiques s’imposent d’abord. On parle souvent de « réunification » allemande (je l’ai fait à dessein). Ce terme, en réalité inexact, n’est quasiment pas employé en Allemagne⁠ [6]. Au-delà du résultat effectif (deux pays qui n’en forment qu’un à la fin du processus), une réunification aurait supposé, sur un principe de symétrie, une nouvelle constitution et une remise à plat du fonctionnement des institutions des deux pays ; un « accord », dirons-nous. Or dans les faits, la R.D.A. a adhéré à la loi fondamentale de la R.F.A. Et ça change tout. Car ça signifie que tout ce qui serait décidé par la suite concernant l’ancienne Allemagne de l’Est se ferait selon les critères de l’Ouest. Le processus qui donne naissance à la Treuhand est à ce titre révélatrice : le parlement est-allemand, quatre mois avant sa disparition, décide de la création de cette agence de droit ouest-allemand (donc de droit étranger au moment du vote). Ce point est tout sauf un détail : il acte dès le départ la priorité de l’économie sur le droit constitutionnel et consacre la défaite du peuple des deux Allemagnes. Or, que fait l’UE aujourd’hui, lorsqu’elle exige du parlement grec qu’il « vote » (ratifie en fait) les points de l’accord, en méprisant dans le même temps toutes les propositions et décisions contraires émanant du même parlement ?

En s’attardant un instant sur le terme de « Treuhand », on notera que si la traduction du dictionnaire est « agence fiduciaire », les deux parties de ce mot laissent rêveur. « Hand » a le double sens de « main » et « d’entreprise publique » (la main de l’État, donc) ; « Treu » signifie « Fidèle ». Intéressant, n’est-ce pas ? Toute la question est de savoir à qui on jure fidélité.

Dans le cas de l’Allemagne, on commence à avoir une idée.

Quelle est la mission exacte de cette Treuhand et de ses filiales⁠ [7] ? L’idée semble de bon sens (les pires forfaitures s’habillent toujours de bon sens et de morale) : vu l’état du tissu économique de la R.D.A., l’économie planifiée ne permettant pas la levée de capitaux pour moderniser l’appareil productif, on décide de « privatiser » les biens en question afin à la fois de financer la réunification et d’aligner l’Est sur l’Ouest en terme de valorisation et de compétitivité. On parle, comme pour la Grèce, d’éviter que les actifs ne soient bradés. Un détail condamne par avance l’entreprise : tout comme la Troïka, le fonctionnement de la Treuhand échappe au contrôle de l’État, ce qui est un peu regrettable quand il s’agit de négocier avec des intérêts privés, qui n’ont pas vocation à rechercher l’intérêt général. Comme l’a dit Werner Schulz⁠ [8], la mission de départ, faire passer la R.D.A. d’un système d’économie planifiée à l’économie de marché, s’est transformée en processus de désindustrialisation massive. Entre autres parce que l’industrie est-allemande, dotée d’une main d’œuvre qualifiée et de savoir-faire dans de nombreux domaines, représentait une concurrence réelle pour des entreprises de l’Ouest⁠ [9]. La logique, si l’on s’en tient aux objectifs énoncés, aurait été d’investir pour soutenir la modernisation de ces industries. Le contraire s’est produit : on a rendu ces structures non-rentables pour pouvoir les racheter à bas prix et, pour la plupart d’entre elles, les faire disparaître. Comment réussit-on un tel tour de passe-passe ? L’outil-maître a été (tiens, tiens…) la monnaie. L’alignement du DDR-Mark sur le Deutsch Mark ouest-allemand (alors que la valeur réelle était plutôt de 1 contre 6) a ruiné mécaniquement, d’un seul coup, la compétitivité des entreprises est-allemandes, en provoquant un renchérissement de près de 400%. Ce que le gouvernement Ouest-allemand a organisé avec l’aide de la Treuhand, c’est l’insolvabilité des entreprises est-allemandes… [10].

On arguera qu’en échange, la R.F.A. a évité l’écroulement de la R.D.A. Et que ça a couté très cher. Le coût de la réunification est d’ailleurs un argument souvent avancé pour tout justifier, et exiger en sus que les tondus disent merci : toute ressemblance avec la situation grecque… Cela dit, ce coût est réel si l’on regarde le déficit final de la Treuhand, qui était d’environ 250 milliards de Deutsche Marks (125 mds d’Euros). Mais le patrimoine de départ étant estimé à 600 Milliards de Marks, on peut légitimement se demander où est passé l’argent. En fait on le sait : 85% des entreprises (celles qui existent encore) et des biens immobiliers sont dans les mains des allemands de l’Ouest. Et peu importe l’ampleur de la criminalité financière liée à ces privatisations, aboutissant in fine à la dissolution de la Treuhand, seul le résultat compte : sur les 180 personnes poursuivies pour… 6 ont été condamnées (puis relaxées pour la plupart) ! La traduction dans les faits de cette politique « généreuse » de l’Ouest vers l’Est, c’est l’enrichissement de quelques-uns, majoritairement « étrangers » (de l’Ouest) aux dépends des 16 millions d’Allemands de l’Est.

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Quand on regarde la situation économique, sociale et politique des « nouveaux Länder », on mesure la « réussite » de l’entreprise : le chômage y est presque partout endémique, et les mouvements néo-nazis⁠ [11] (venus de l’Ouest il faut le préciser) y prospèrent ; le récent mouvement Pegida⁠ [12] est là pour en témoigner. Le mépris de l’Ouest pour ces populations est réel, les régions les plus riches estimant avec un égoïsme amnésique qu’il est anormal de continuer à payer pour l’Est. C’est d’ailleurs pour cela que le FDP (libéraux) et la CDU (droite) dans une moindre mesure plaident régulièrement pour la remise à plat du Finanzausgleich⁠ (mécanisme de péréquation financière entre les régions).

Cet aveuglement idéologique au service d’une politique d’annexion économique, ces clichés culturalistes vis-à-vis de ces allemands de seconde zone, rappellent fortement la position de l’Allemagne et de l’Eurogroupe vis-à-vis de la Grèce. Cependant, comme le rappelait Gregor Gysi⁠ [13] à Angela Merkel et Wolfgang Schaüble dans une intervention récente au Bundestag il y a une différence de taille : à la différence de l’ex-R.D.A., la Grèce ne fait pas partie de l’Allemagne. Et quand il rappelle qu’il avait pronostiqué la montée en puissance des extrême-droites du fait de la peur de la pauvreté, c’est pour dire que c’est arrivé en Europe du Sud, en France et… en Allemagne !

La force décuplée des perdants

Quelles leçons tirer de ce précédent germano-germanique ? Peut-être en premier lieu relativiser l’idée du fantasme d’empire prêté aux « allemands », ou au moins la circonscrire à ceux qui tiennent l’économie de ce pays. Le peuple, quand bien même il soutiendrait (les sondages le prétendent) la position psycho-rigide de Wolfgang Schaüble, est la principale victime de cette politique, et pas seulement à l’Est. La preuve en est que la « réunification sociale » entre Est et Ouest s’est faite par le bas, avec l’introduction des lois Hartz par un gouvernement… social-démocrate ! Il semble clair au regard de l’histoire de la réunification allemande, que l’argent ne connaît aucune frontière, ni extérieure, ni intérieure. Il est important d’identifier la seule vraie frontière, celle qui est dressée entre la finance et les peuples. C’est sûrement ce qui donne à Wolfgang Schaüble, ministre de l’Intérieur du gouvernement Kohl au moment de la réunification, tant d’inspiration pour exporter le « modèle allemand » à l’étranger.

C’est pourquoi il est contre-productif, fût-ce sous l’effet de la colère, de répondre aux clichés essentialistes et culturalistes sur les Grecs par d’autres clichés : la réalité suffit à pointer du doigt l’iniquité de l’Eurogroupe, ainsi que l’ampleur des conflits d’intérêts.

À ce titre, il est intéressant, à un niveau presque psychanalytique, de noter que les principaux dirigeants européens énoncent, parlant des grecs, le péché par lequel ils ont eux-même fauté : Schaüble, l’homme des caisses noires de la CDU, parlant de mettre fin à la corruption ; Verhofstadt, l’homme qui double son salaire de député en émargeant aux conseils d’administration d’entreprises actives dans le lobbying européen, prétendant vouloir mettre fin au clientélisme ; et Juncker, inimitable, tançant les grecs sur la fiscalité. On rêve.

Je repense à cette affaire de « concurrence libre et non-faussée », terme inscrit dans le fonctionnement de l’Europe, qui pose problème dans son énoncé même : en apprenant que deux entreprises, Vinci (France) et Fraport (Allemagne), se disputent avant même qu’ils ne soient en vente les aéroports grecs les plus rentables pour un prix ridicule, j’ai compris ce que voulaient dire les technocrates qui ont accouché de ce concept. On voit bien qu’il ne s’agit pas de protéger l’exercice libre d’une activité, mais au contraire de garantir aux prédateurs que leurs démarches ne seront entravées ni par le droit ni par les gouvernements et encore moins par les peuples. On comprend mieux aussi l’apostrophe hystérique de Verhofstadt⁠ admonestant Tsipras en l’enjoignant de privatiser « même si c’est dur pour un gauchiste ». On comprend mieux enfin en quoi la Treuhand a pu constituer un exemple pour l’Europe⁠ [14]. Et on voit sous un autre angle la politique d’élargissement de l’UE.

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Peut-on encore dans ces conditions croire à l’Europe ? Si l’on met de côté la monnaie et les institutions actuelles, donc (hélas) toute la matérialité actuelle de l’UE, que reste-t-il ? Croire encore à l’idée de l’Europe contre les nationalismes (quand l’UE actuelle renforce de fait ces nationalismes) suppose de faire table rase. Tout reste à inventer. À ce titre, soutenir la Grèce dans sa lutte contre les Thugs de l’Eurogroupe n’est pas seulement un acte de fraternité : c’est le destin de l’Europe des peuples qui se joue là.

Pierre-Jérôme Adjedj




[1Peut-être parce que le trop grand cas fait par les commentateurs à « l’intervention » de François Hollande ne m’a arraché qu’un triste haussement d’épaule.

[2Même la tromperie sur le traité de 2005 n’a pas eu autant de conséquence, parce que ses dommages, pourtant bien réels, restaient abstraits en frappant à la fois tout le monde et personne. Ici, le supplicié a une taille reconnaissable, l’échelle d’un peuple, et se divise en visages, en voix. On sait depuis l’extermination nazie que c’est ce qui passe le moins bien.

[3Conçu par le cabinet allemand Roland Berger Strategy…

[4la position dominante de l’Allemagne dessine d’ailleurs en creux l’immense lâcheté de la France et de son Président, dont la posture pseudo-conciliante peine à dissimuler les grossiers appétits économiques en jeu. Hollande / Merkel, une énième version du good cop / bad cop ? ça se décline pour l’Allemagne de façon gigogne, puisque sur le plan intérieur, Schaüble et Merkel font le même numéro.

[5la commission d’enquête, les procédures judiciaires et plusieurs documentaires n’ont pas permis de circonscrire complètement ce scandale politico-financier.

[6On parle le plus souvent de « Wende », c’est-à-dire « Tournant ». C’est plus juste au regard de la réalité que « Wiedervereinigung » (réunification) ou « Einheit » (Unité).

[7TLG, celle chargée de l’immobilier a été revendue en 2012 par l’État allemand à un investisseur américain pour 1,1 mds d’Euros. À propos de TLG, cf. Article sur Teepee Land dans Cassandre/Horschamp N°101.

[8Député européen Allemand (Verts), ancien membre de la commission d’enquête sur la Treuhand.

[9voir pour une illustration, voir l’extrait de ce documentaire en deux parties (en allemand) : https://youtu.be/1YmxTojrls0?t=4m12s

[10On parle là de 11 000 entreprises, pour ne parler que de l’appareil productif : on laisse de côté l’immobilier et le foncier, qui est un réservoir sans fond de scandales potentiels. Aujourd’hui, même ceux qui ont enquêté sur la Treuhand sont impuissants à mesurer l’ampleur de la spoliation.

[11le Nationaldemokratische Partei Deutschlands (NPD) principalement, fondé en 1964, et qui a eu pour la première fois des représentants en Hesse et… en Bavière !

[12Mouvement contre « l’islamisation de l’Occident » :https://fr.wikipedia.org/wiki/PEGIDA

[13Chef du groupe parlementaire de die Linke

[14à défaut d’un laboratoire parce que je ne pense pas que ça ait été pensé comme tel en amont.

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Le violon pisse sur son powète d'Eric Dejaeger

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Un clin d'œil posthume à Pierre Autin-Grenier

une flopée d'aphorismes drôlement grinçants

 spéciale dédicace à tous les powètes

qui se reconnaîtront même s'ils ne le veulent pas

 

Parmi les morceaux les plus tendres :

 

 

Ceci n'est pas un powème peut en être un pour le powète.

 

*

 

Le powète continue à écrire pour se convaincre qu'il restera incompris

 

*

 

le poète rêve sans arrêt. De Gallimard en particulier.

 

*

 

Pleine lune ! Les powètes vont surpowéter !

 

*

 

Quand le powète donne une lecture publique, les cinq personnes présentes sont priées d'applaudir (à tout casser si possible).

 

 

 

ça vous a ouvert l'appétit ?

rendez-vous aux éditions Les Carnets du Dessert de Lune

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Collection Pousse-Café

 

Couverture Le poète écorché

collage d'André Stas

 

20 pages

6 euros

 

 

 

27/07/2015

J’écoule mes pensées

 

Lorsqu’on l’appelle

 Entre ses cuisses froides

 S’ouvre un oursin

 Profond et noir

 Qui luit

 Et nous regarde

 

 (…)

 

Et par les cercles

 Limpides

 De l’orage

 Sourdant du fond des silex

 J’écoule mes pensées

  

 

Anna Maria Celli in Prémonitoires

 

 

 

Lieu du larcin : Traction Brabant n°61, février 2015

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Tomates sans eau ni pesticide : cette méthode fascine les biologistes

 

Thibaut Schepman | Journaliste Rue89

Les méthodes de Pascal Poot, loin de l’agriculture moderne, sont aussi hyperproductives que naturelles et peu coûteuses. Des scientifiques pensent y trouver des réponses au changement climatique.

Ici, le terrain est si caillouteux et le climat si aride que les chênes vieux de 50 ans sont plus petits que les hommes.

Pourtant, à l’entrée de la ferme de Pascal Poot, sur les hauteurs de Lodève (Hérault), trône une vieille pancarte en carton : « Conservatoire de la tomate ».

 


Les tomates poussent, sans eau et sans tuteur, dans la ferme de Pascal Poot en 2014 (DR)

Pourtant, chaque été, les tomates Poire jaune et autres Noires de Crimée poussent ici dans une abondance folle.

Sans arrosage malgré la sécheresse, sans tuteur, sans entretien et bien sûr sans pesticide ni engrais, ses milliers de plants produisent jusqu’à 25 kg de tomates chacun.

Son secret ? Il tient dans les graines, que Pascal Poot sème devant moi, avec des gestes qui mêlent patience et nonchalance.

 

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C’est le début de la fin de l’hiver dans la région, le temps est venu pour lui de confier ses graines à la terre. Ce sont ses premiers semis de l’année.

L’homme a 52 ans mais semble sans âge. Ce fils d’agriculteurs, qui a quitté l’école à 7 ans, se dit « complétement autodidacte ». Il a élevé des brebis et cultivé des châtaignes avant de se spécialiser dans les semences. Il dissémine aujourd’hui ses graines sur du terreau, dans des jardinières fatiguées.

Puis il place ses jardinières sur un énorme tas de fumier en décomposition, dont la température atteindra bientôt 70 degrés pendant plusieurs jours, chauffant la serre et permettant la germination des graines.


Pascal Poot et sa couche chaude dans sa serre, à Lodève le 26 février 2015 (Thibaut Schepman/Rue89)

La technique, appelée couche chaude, est très ancienne. C’est elle qui permettait aux maraîchers parisiens du XIXe siècle de récolter des melons en pleine ville dès la fin du printemps. C’est elle qui permet à Pascal Poot de faire germer chaque année des milliers de plants de tomates, aubergines, poivrons... Avant de les planter sur son terrain et de ne plus s’en occuper jusqu’à la récolte.

 


La serre de Pascal Poot, à la fin des semis, en 2014 (DR)

Tout en semant ces graines, Pascal me révèle les détails de sa méthode :

« La plupart des plantes qu’on appelle aujourd’hui “mauvaises herbes” étaient des plantes que l’on mangeait au Moyen-Age, comme l’amarante ou le chiendent... Je me suis toujours dit que si elles sont si résistantes aujourd’hui c’est justement parce que personne ne s’en est occupé depuis des générations et des générations.

Tout le monde essaye de cultiver les légumes en les protégeant le plus possible, moi au contraire j’essaye de les encourager à se défendre eux-mêmes. J’ai commencé à planter des tomates sur ce terrain plein de cailloux il y a une vingtaine d’années, à l’époque il n’y avait pas une goutte d’eau.

Tout le monde pense que si on fait ça toutes les plantes meurent mais ce n’est pas vrai. En fait, presque tous les plants survivent. Par contre on obtient de toutes petites tomates, ridicules. Il faut récolter les graines du fruit et les semer l’année suivante. Là on commence à voir de vraies tomates, on peut en avoir 1 ou 2 k par plant.

Et si on attend encore un an ou deux, alors là c’est formidable. Au début on m’a pris pour un fou mais au bout d’un moment, les voisins ont vu que j’avais plus de tomates qu’eux, et jamais de mildiou, en plus, alors les gens ont commencé à parler et des chercheurs sont venus me voir. »


Pascal Poot dans sa serre, à Lodève le 26 février 2015 (Thibaut Schepman/Rue89)

Parmi ces chercheurs, on compte Bob Brac de la Perrière, biologiste et généticien des plantes et coordinateur de l’association environnementale Bede :

« A la fin des années 90, au moment du combat contre les OGM, on s’est dit qu’il fallait aussi travailler sur les alternatives, et on a commencé à faire l’inventaire des agriculteurs qui faisaient leurs propres semences. On a dû en trouver entre 100 et 150 en France.

Mais le cas de Pascal Poot était unique. Le moins qu’on puisse dire c’est qu’il a une grande indépendance d’esprit, il suit ses propres règles et à ma connaissance personne ne fait comme lui. Il sélectionne ses semences dans un contexte de difficulté et de stress pour la plante, ce qui les rend extrêmement tolérantes, améliore leur qualité gustative et fait qu’elles sont plus concentrées en nutriment.

En plus de ça il cultive plusieurs centaines de variétés différentes, peu d’agriculteurs ont une connaissance aussi vaste de l’espèce qu’ils cultivent. »

 


Pascal Poot choisit une étiquette, à Lodève le 26 février 2015 (Thibaut Schepman/Rue89)

Les chercheurs commencent seulement à comprendre les mécanismes biologiques qui expliquent le succès de la méthode de Pascal Poot, assure Véronique Chable, spécialiste du sujet à l’INRA-Sad de Rennes et qui a mené des recherche sur les sélections de Pascal Poot depuis 2004 :

« Son principe de base, c’est de mettre la plante dans les conditions dans lesquelles on a envie qu’elle pousse. On l’a oublié, mais ça a longtemps fait partie du bon sens paysan.

Aujourd’hui, on appelle cela l’hérédité des caractères acquis, en clair il y a une transmission du stress et des caractères positifs des plantes sur plusieurs générations.

Il faut comprendre que l’ADN est un support d’information très plastique, il n’y a pas que la mutation génétique qui entraîne les changements, il y a aussi l’adaptation, avec par exemple des gènes qui sont éteints mais qui peuvent se réveiller.

La plante fait ses graines après avoir vécu son cycle, donc elle conserve certains aspects acquis. Pascal Poot exploite ça extrêmement bien, ses plantes ne sont pas très différentes des autres au niveau génétique mais elles ont une capacité d’adaptation impressionnante ».


Pascal Poot dans sa serre, à Lodève le 26 février 2015 (Thibaut Schepman/Rue89)

Cette capacité d’adaptation a une valeur commerciale. Pendant ma visite, plusieurs personnes ont appelé Pascal pour commander des semences. L’agriculteur vend ses graines à plusieurs semenciers bio, dont Germinance.

Kevin Sperandio, artisan semencier chez Germinance, nous explique :


Des aubergines blanches poussent dans la ferme de Pascal Poot (DR)

« Le fait que les semences de Pascal Poot soient adaptées à un terroir difficile fait qu’elles ont une capacité d’adaptation énorme, pour toutes les régions et les climats.

Nous n’avons pas les moyens de faire ce genre de tests mais je suis sûr que si on faisait un test entre une variété hybride, celle de Pascal Poot et une semence bio classique ce serait celles du conservatoire de la tomate qui obtiendraient les meilleurs résultats. »

Une partie de ces graines sont vendues dans l’illégalité, parce qu’elles ne sont pas inscrites au catalogue officiel des espèces et variétés végétales du GNIS (Groupement national interprofessionnel des semences et plants). Cela énerve beaucoup Pascal Poot, jusque là très calme :

 

« L’une de mes meilleures variétés, c’est la Gregori Altaï. Mais elle n’est pas inscrite au catalogue, peut-être parce qu’elle n’est pas assez régulière pour eux. Beaucoup de variétés sont comme ça. A l’automne dernier, le semencier Graines del Païs a eu un contrôle de la répression des fraudes qui a établi près de 90 infractions dans leur catalogue.

Le principe c’est qu’on ne nous autorise à vendre que les graines qui donnent des fruits qui sont tous pareils et qui donnent les mêmes résultats à chaque endroit. Pour moi, c’est le contraire du vivant, qui repose sur l’adaptation permanente. Cela revient à produire des clones mais on veut en plus que ces clones soient des zombies. »


La caisse d’étiquettes de Pascal Poot, le 26 février 2015 (Thibaut Schepman/Rue89)

Interrogé au sujet de ces contrôles, un délégué du GNIS expliquait en mars 2014 :

« Notre objectif est d’apporter une protection à l’utilisateur et au consommateur. Le secteur français des semences est très performant, mais il a besoin d’une organisation qui a fait ses preuves et d’un système de certification. »


Les tomates de Pascal Poot, en 2014 (DR)

Sauf que l’uniformisation des fruits et des semences se fait souvent au détriment du goût et des qualités nutritives. Et pourrait, à l’avenir, nuire aux agriculteurs, estime Véronique Chable :

« Le travail de sélection des semences montre qu’on peut pousser le végétal vers des conditions impressionnantes. Mais l’agriculture moderne a perdu ça de vue, elle ne repose pas du tout sur la capacité d’adaptation.

Or dans un contexte de changement rapide du climat et de l’environnement c’est quelque chose dont le monde agricole va avoir besoin. Il va falloir préserver non seulement les semences mais aussi les savoir-faire des agriculteurs, les deux vont ensemble. »

Pour partager ce savoir-faire, j’ai demandé à Pascal de m’expliquer comment il sélectionne et récolte ses semences. Voici ses conseils :


Les graines de Pascal Poot, à Lodève le 26 février 2015 (Thibaut Schepman/Rue89)

  • « Il faut prendre le fruit le plus tard possible, si possible juste avant les premières gelées comme ça il aura vécu non seulement à la sécheresse de l’été mais aussi aux pluies de l’automne. »
  • « Les tomates, c’est tout à fait spécial. Quand on ouvre une tomate, les graines sont dans une sorte de gélatine, comme un blanc d’œuf. Cette gélatine empêche les graines de germer à l’intérieur du fruit, qui est chaud et humide. Les graines ne germent pas avant que cette gélatine ait pourri et fermenté. »
  • « Il faut donc faire fermenter les graines. Pour ça il faut ouvrir la tomate, extraire les graines et les laisser plusieurs heures dans leur jus, par exemple dans un saladier. Il va se produire une fermentation lactique. »
  • « Il faut surveiller la fermentation comme le lait sur le feu, ça peut durer entre 6 et 24 heures mais contrairement à ce qu’on dit, il ne faut pas attendre qu’une pellicule de moisissure apparaisse. On prend une graine on la pose sur la main, si on peut la déplacer avec l’index sans que la gélatine ne vienne avec la graine, c’est que c’est bon. »
  • « Ensuite on passe le tout dans une passoire à thé, on lave à l’eau et on met à sécher. Là on arrive à un taux de germination entre 98% et 100%. »
  • « Le poivron c’est différent, il faut juste laver les graines, les faire sécher sur un tamis très fin et les stocker. Pour le piment c’est la même chose mais ça devient dangereux parce que les graines brûlent, c’est très fort, ça passe même à travers les gants. Une fois j’ai récolté les graines d’un cageot de piments d’Espelette sans gant, j’ai dû passer la nuit avec les mains dans l’eau glacée ! »

 


Pascal Poot dans sa serre, à Lodève le 26 février 2015 (Thibaut Schepman)

http://rue89.nouvelobs.com/2015/03/09/tomates-sans-eau-ni...

 

 

 

 

 

asinus in fabula de Guido Furci

Cardère, avril 2015

 

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61 pages,12 €

 

Comme une comptine à tue-tête, un refrain qui s’entête, asinus in fabula, c’est bizarre, c’est étrange et ça remue en dedans, ça nous embarque, nous entraîne comme un manège un peu fou, une comptine un peu noire, un peu effrayante même, « comme les coiffures des années 80 », comme le joueur de flûte de Hamelin qui viendrait chercher les mots pour aller les perdre quelque part, loin, là où ils ne pourraient plus dire le « cauchemar cauchemardesque », parce qu’ici les mots tricotent un texte de douleur et il faut absolument le détricoter. Au beau milieu des mots, un âne s’envole pour la lune, car il a les oreilles en forme d’hélice, vrillées c’est sûr, à force d’écouter la ritournelle qui s’emballe, tricote, détricote, et à la fin, les mots se répètent mais c’est raturé, barré, terminé, annulé. Asinus in fabula c’est dans la tête, un manège dans la tête qui rend un peu fou, un peu cruel et absurde, comme la mort quand elle prend un enfant de trois ans, un enfant comme Nicolas qui avait une maladie rare, Nicolas le cousin de Marion, moi je ne l’ai pas dit, c’est dans le livre et ça n’y est pas, c’est comme ça qu’on peut parler de ce qui ne tient pas dans les mots, alors on les jette en l’air, on les bat, on les mélange, on les rebat

 

Avant que la nuit tombe

Avant de tomber par terre

 

asinus in fabula c’est drôle parfois car le rire c’est du désespoir barré, c’est de l’enfance, de la poésie, de la poésie dans un livre, mais peut-être pas, peut-être que « c’est juste un courant d’air », qui s’échappe par une portée de silence.

 

Cathy Garcia

 

 

guido furci.jpgGuido Furci (1984) a fait ses études à l’université de Sienne et à l’université de Paris 3 – Sorbonne Nouvelle. Il a également été élève de la sélection internationale à l’École normale supérieure de Paris (section Lettres et Sciences Humaines) et visiting scholar au département de littérature française de l’université de Genève. Actuellement boursier de la FMS (Fondation pour la Mémoire de la Shoah), il poursuit son travail de thèse entre la France et les États-Unis. A déjà publié : Figures de l’exil, géographies du double. Notes sur Agota Kristof et Stephen Vizinczey (par Marion Duvernois et Guido Furci) – Giulio Perrone Editore, Rome, 2012 ;  Fin(s) du monde (textes rassemblés par Claire Cornillon, Nadja Djuric, Guido Furci, Louiza Kadari et Pierre Leroux, Centre d’études et de recherches comparatistes, université Sorbonne nouvelle Paris 3) – Pendragon, Bologne, 2013.

 

 

Pour se procurer asinus in fabula : http://www.cardere.fr/ficheLivre.php?idLivre=252

 

 

 

 

25/07/2015

Chers agriculteurs en colère, de quoi vous étonnez-vous ?

Notre riverain Tibokaya est travailleur social, issu d’une famille paysanne. Le mouvement de protestation des « agriculteurs en colère » suscite chez lui beaucoup d’incompréhension. D’où cette lettre ouverte aux militants de la FNSEA et à ceux qui se retrouvent dans leurs combats. Mathieu Deslandes
Tibokaya | Jeune flegmaticien mayennais (et breton d'adoption)

Je ne suis inscrit dans aucun parti ni syndicat, je ne suis pas un électeur bobo-écolo EELV, je ne travaille pas dans le secteur agricole ; je suis travailleur social. Rien à voir. Je suis un Mayennais qui a emménagé en Bretagne, dans le Coglais voisin.

Depuis plusieurs semaines, je lis dans les journaux locaux que des actions quasi simultanées sont organisées par les éleveurs devant des grandes surfaces de villes que je connais bien, comme Laval ou Fougères. Je tenais à vous dire que vos actions ne suscitent absolument pas l’empathie d’un citoyen comme moi.

Je m’explique. Je viens vous parler du fond et non de la forme.

 

C’est souvent la forme de vos actions qu’on vous reproche. Pas moi. La violence – même si elle est uniquement matérielle dans votre cas – règle rarement les problèmes. Elle prend le risque de susciter plutôt de la réaction du côté des forces de l’ordre au sens large (police, gendarmerie, préfecture...). Et à la fin, en général, ceux qui gagnent, ce ne sont jamais ceux qui sont en face des boucliers et des matraques.

Cependant, si la violence ne se justifie pas dans un contexte quelconque, elle peut toujours s’expliquer. Or, dans votre cas, je ne vois pas où est l’explication.

L’incohérence de vos positions

C’est donc sur le fond que je porte ma critique de vos positions. Vous vous êtes installés en acceptant de jouer le jeu de la soi-disant « modernité » qui vous fait raser vos haies et vos talus, acheter d’immenses engins à crédit ou encore investir, toujours à grands coups de crédits et de subventions, dans des salles de traite high-tech. Vous avez accepté de jouer ce jeu orchestré par une Union européenne ultralibérale et des banques qui s’enrichissent sur votre travail et sur vos réveils réglés à 4h30 du matin.

Aujourd’hui, vous vous plaignez des prix auxquels la grande distribution et ses intermédiaires vous achètent vos produits. Tout ça pour quoi ? Je suis désolé de le dire – et blesser n’est pas mon intention : pour produire des denrées de mauvaise qualité, impropres pour notre santé et mises en circulation dans un système qui encourage le gâchis en quantité industrielle. Quelle est votre cohérence de vouloir jouer ce jeu tout en critiquant le fait d’être pris pour les dindons de la farce libérale ? C’était écrit sur la boîte ! Pourquoi faire aujourd’hui les étonnés ?


Manifestation d’agriculteurs devant centre commercial près de Rennes, le 2 juillet 2015 (DAMIEN MEYER/AFP)

Dans ce qui m’apparaît comme de l’incohérence, combien des membres de votre syndicat sont allés faire leurs courses chez Carrefour, Leclerc, U, Netto, Liddl ou Leader Price le week-end dernier ?

Dans le Coglais, je connais deux adresses de paysans. Ils le sont encore. Ils ne sont pas encore devenus ces « exploitants » qui ne se contentent que « d’exploiter » la terre et les bêtes au lieu de la cultiver et de les élever. Ils produisent pour les uns légumes et œufs, pour les autres volailles. Une troisième adresse existe dans un village limitrophe du canton pour les volailles. Ces deux premières adresses font de la vente directe.

Ainsi peuvent-ils, eux, critiquer la PAC, l’Union européenne et la grande distribution. Ainsi sont-ils, eux, cohérents lorsqu’ils le font. Ainsi seraient-ils, eux, légitimes pour manifester leur colère face à ce que l’on nous vend dans les supermarchés.

Vivre de l’agriculture hors de ce système

Je suis petit-fils d’ouvriers agricoles devenus métayers au milieu du siècle dernier. Je suis Mayennais jusqu’aux os et j’ai fait le choix, après dix années passées en centre-ville de Rennes, de retrouver la campagne qui m’a vu grandir heureux. Je crois être attaché à la terre et à ces valeurs qui ont animé mes grands-parents. Or, la terre, ce sont eux qui me l’ont dit, elle produit simplement et naturellement, avec la force de nos bras – aidée de nos outils motorisés, ne soyons pas rétrogrades. Pas besoin de produits chimiques. D’ailleurs, les rendements sont meilleurs sur les petites exploitations qui diversifient leurs cultures.

Aujourd’hui, il est tout à fait possible de vivre de l’agriculture hors de ce quatuor infernal : chimie-UE-banques-gâchis. Cela existe déjà, d’ailleurs – vente directe avec ou sans Amap (Association pour le maintien d’une agriculture paysanne). Aussi, celui qui décide volontairement d’entrer dans ce jeu, accepte d’être le dindon. Ou bien a-t-il toujours le choix de tourner le dos au productivisme et de partir faire une autre agriculture. Saine. Pour lui, psychologiquement, et pour nous, les consommateurs.

Vous qui devez aimer profondément l’agriculture, que faites-vous encore dans ce système ? Vous remarquerez qu’à aucun moment, je ne vous ai parlé de labels, de bio, d’écologie politique. Je ne mets pas non plus de majuscule quand je parle de la terre. Je parle de la matière et de rien d’autre. Je vous parle de bon sens, souvent qualifié à raison de « paysan » et de santé.

Par ces actions, vous vous isolez. Ayez également conscience que ce système vous fait passer pour des fainéants que vous n’êtes pas, et qui se contenteraient de grogner, salir et casser tout en profitant des subventions européennes. C’est bien sûr plus compliqué que cela. N’empêche qu’à la source de tout problème, il y a un choix individuel qui nous y a menés. Il est temps de le voir.

 

Source : http://rue89.nouvelobs.com/2015/07/10/chers-agriculteurs-...